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liberté de parler et d'écrire sur toutes choses soit sans inconvénient. Mais où est l'institution dont on ne puisse dire la même chose? Vouloir tout soumettre à l'action des lois, c'est augmenter le mal, au lieu de le corriger. On supporte bien les vices que l'on ne peut réprimer par des peines; à plus forte raison faut-il permettre la liberté de jugement, qui est une vertu. Spinoza repousse l'accusation de sédition que les amis de la tyrannie adressent à la libre pensée. Les libres penseurs, dit-il, vont à la recherche de la vérité; or l'amour de la vérité inspire la douceur et la mansuétude, et non fa licence et la révolte. Qui sont les vrais séditieux? Ce sont ceux qui veulent détruire la liberté de penser, car ils veulent détruire un don, une faculté, un droit que l'homme tient de la nature, et qu'aucune puissance humaine ne peut lui enlever (1).

Ces paroles sont presque les dernières du Traité théologicopolitique. Il y a deux siècles que Spinoza les a écrites. Une révolution gigantesque formula en articles de loi les principes défendus par le philosophe hollandais; ils sont inscrits dans nos constitutions, mais ils sont loin d'être entrés dans nos mœurs. Où sont ceux qui osent penser librement? On peut les compter. Pourquoi le don le plus précieux du Créateur, le droit le plus naturel de l'homme, est-il toujours méconnu et considéré comme une révolte de l'orgueil? Cette même Église que Spinoza traite de séditieuse, parce qu'elle usurpe la souveraineté de l'État, est aussi l'ennemie mortelle de la libre pensée, parce que la libre pensée ruine sa domination. La lutte entre le catholicisme et la philosophie, que l'on croyait terminée à la fin du dix-huitième siècle, a recommencé; elle est plus vive que jamais, parce que le moment décisif approche. Que tous ceux à qui la liberté est chère, combattent pour sauvegarder la libre pensée! Si elle succombait, la liberté politique ne serait plus qu'un mensonge. Elle ne peut pas succomber, dit-on, parce qu'elle est de Dieu. Non, elle ne périra point, mais elle peut s'éclipser; il y a eu des siècles de ténèbres; il peut encore y en avoir, car les ténébrions sont à l'œuvre. Il faut les combattre, alors Dieu nous aidera, et la victoire ne sera pas douteuse. Le moyen sûr de succomber, c'est de fermer les yeux sur le danger. Aveugles sont ceux qui s'obstinent à ne pas le voir !

(1) Tractatus theologico-politicus, c. 20.

No 2. Les déistes anglais

I

Les Anglais ont pratiqué la liberté politique avant les autres peuples; ils ont aussi revendiqué avant eux la liberté de penser. Dès la fin du dix-septième siècle, il se formait une école de libres penseurs. Mais ils ne procèdent point de la philosophie, comme Spinoza; c'est le protestantisme qui les a conduits à secouer le joug de toute domination intellectuelle. Les déistes anglais sont des penseurs chrétiens; c'est un principe de faiblesse, car il leur reste une chaîne qui entrave les plus hardis, la foi dans une révélation quelconque, ne fût-ce que l'autorité de l'Écriture. En vain interprètent-ils les livres sacrés à leur façon, ils ne sont toujours que des interprètes, et ils ont devant eux un texte qui les lie. C'est plus que faiblesse, il y a manque de franchise. On fait semblant de respecter des dogmes et des écrits qu'au fond l'on méprise : ce semblant de christianisme conserve son autorité, alors même qu'il n'y a plus de vrais chrétiens. Le respect que la race anglaise professe pour la tradition donne une force nouvelle à ce christianisme fictif on se dit chrétien par la puissance de l'habitude, et tout le monde conspirant pour maintenir cette apparence de religion, la pensée ne peut pas se manifester librement, elle porte un masque qu'il faut lui arracher si l'on veut avoir la vraie vérité.

Shaftesbury, bien que libre penseur, met beaucoup de mesure dans ses paroles. Ne cherchez pas chez lui la décision et la profondeur de doctrine que nous admirons chez Spinoza. Il s'en tient à des considérations pratiques. Le domaine de la pensée est illimité; elle ne connaît point de colonnes d'Hercule. C'est ce que les Anglais appellent un truisme, une vérité si évidente qu'il paraît impossible de la nier. Cependant on la nie quant à la foi; les chrétiens ne prétendent-ils point que le christianisme est le dernier mot de Dieu ? Tous ceux à qui il reste une goutte de sang orthodoxe dans les veines, sont bien persuadés que l'Évangile est la vérité absolue. Voilà les colonnes d'Hercule auxquelles Shaftesbury fait allusion, mais il se garde bien de les nommer par leur nom; il se contente de mettre ses lecteurs en garde contre les

fantômes qu'ils pourraient rencontrer sur leur chemin, et qui tenteraient de les arrêter qu'ils passent hardiment outre, et qu'ils soient bien persuadés que les spectres s'évanouiront dès qu'ils les regarderont en face. C'est la peur qui les crée; il suffit de ne point les craindre, pour qu'il n'y en ait plus. Après tout, il faut le concours de notre raison pour enchaîner le mouvement de la pensée; ce serait donc nous-mêmes, en définitive, qui planterions des bornes au delà desquelles nous défendrions à la pensée de penser? Quelle folie (1)!

Une sèche analyse, une traduction même ne rendrait point la finesse, le charme de Shaftesbury. Il gaze sa pensée, mais le voile est si transparent qu'on ne peut guère s'y tromper. Le fantôme contre lequel il met ses lecteurs en garde, qui ne le connaît? qui ne l'a point rencontré? qui ne le coudoie encore journellement ? C'est le christianisme traditionnel, l'Église orthodoxe, qu'elle se dise anglicane ou catholique; la, différence n'est point considérable. Shaftesbury n'appelle pas le fantôme par son nom propre, il dit que c'est la superstition, la bigoterie, le fanatisme. Impossible de s'y méprendre. Ces spectres, dit-il, ne se cachent point dans les ténèbres de la nuit, ils se montrent au grand jour; ils ne cachent point davantage leur but, ils portent les chaînes à découvert, et proclament tout haut qu'ils veulent mettre la raison aux fers, pour le salut de notre âme (2). Fort bien, ingénieux Shaftesbury; mais si les spectres s'avisaient de porter un masque! Parcourez aujourd'hui les chemins hantés jadis par ces vilains fantômes, vous rencontrerez encore de ces épouvantails; mais ils ne se nomment plus fanatisme, bigoterie, ils se disent la vraie religion. Qui donc voudrait avouer qu'il est bigot ou fanatique? Que faire avec ces beaux masques? Il n'y a plus moyen d'user de finesse; il faut leur faire la guerre ouvertement.

La guerre ouverte ! C'est à quoi les penseurs protestants se décident difficilement. Shaftesbury se moque des demi-penseurs : << De toutes les créatures, dit-il, douées de raison, ce sont certes les plus insipides, les plus misérables, les plus absurdes (3). » Il y avait beaucoup de ces demi-penseurs, à ce qu'il paraît; ils for

(1) Shaftesbury, Characteristics, t. III, pag. 247, s.

(2) Idem, ibid., t. III, pag. 252.

(3) Idem, ibid., pag. 248.

maient toute une race. Shaftesbury ne nous dit point d'où ils venaient. Ne serait-ce point un fruit de la réforme? Lui-même, ce noble esprit, qui certes était un penseur entier et un libre penseur, dit-il toute sa pensée dans ses écrits? Ne faut-il point deviner qu'il est philosophe? En apparence, n'est-il point chrétien? Il favorisait donc sans le vouloir, et sans s'en douter, cette tendance à penser à moitié, qui est aujourd'hui si répandue en Angleterre; il favorisait ce christianisme officiel, religion de parade, qui ne pénètre pas dans les entrailles de ceux qui la professent et qui est le plus grand obstacle au libre mouvement de la pensée.

II

Un autre déiste écrivit, au commencement du dix-huitième siècle, un ouvrage ex professo sur la liberté de penser (1). Collins se disait l'organe d'une société de libres penseurs. Les orthodoxes le traitent d'incrédule; les philosophes pourraient lui adresser un autre reproche, c'est de ne pas mettre assez de décision et de logique dans l'expression de ses sentiments. Son point de départ est excellent. Il fonde la liberté de penser sur le droit que nous avons de connaître la vérité. Or, y a-t-il quelques vérités à la connaissance desquelles nous n'ayons droit, et qu'il ne nous soit permis de rechercher? Dieu même nous ordonne de connaître les vérités les plus importantes pour notre salut, et il est nécessaire de savoir les autres pour le bien de la société civile. Il n'y en a aucune que la loi divine nous oblige d'ignorer, ou dont la connaissance nous puisse être préjudiciable. Si donc il n'y a point de vérités que nous ne soyons en droit de savoir, il est évident qu'il n'y en a point non plus, sur lesquelles il ne nous soit libre de penser. Qu'est-ce en effet que penser librement? « C'est faire usage de notre raison, pour tâcher de découvrir le sens de quelque proposition que ce puisse être, en pesant les motifs qui l'appuient ou qui la combattent, afin d'en porter notre jugement, selon qu'ils nous paraissent avoir plus ou moins de force. Quel autre

(1) Discourse of free-thinking, occasioned by the rise and growth of a sect called free-thinkers, 1713. (Nous avons sous les yeux la traduction française de 1714, Londres.)

autre moyen y a-t-il de découvrir la vérité que le libre usage de la pensée ? »>

Collins a encore bien d'autres raisons sur lesquelles il fonde le droit de penser librement. Nous les passons pour nous arrêter à l'obstacle que Shaftesbury a signalé, ce fantôme qui veut arrêter les libres penseurs, en leur mettant les chaînes de la superstition. Qu'en dit notre déiste? Il répond que le monde chrétien a été inondé d'opinions extravagantes, toutes également contraires aux simples lumières de la raison. Collins cite l'infaillibilité accordée à un homme ou à une assemblée de quelques prêtres appelée concile; il cite le pouvoir donné à un prêtre de damner ou de sauver les fidèles; il cite l'adoration des saints, le culte des reliques et des images; il dit qu'il pourrait citer mille autres erreurs tout aussi absurdes et aussi grossières qu'aucune qui a été en vogue parmi les nations païennes. Cependant, ajoute-t-il, les chrétiens avaient entre leurs mains un livre qu'ils révèrent comme écrit de la main même de Dieu, et qui pouvait leur enseigner tout le contraire. Pourquoi n'ont-ils pas ouvert et lu ce livre? C'est qu'il y avait une Église qui ne voulait à aucun prix de la libre pensée. Nous serions encore aujourd'hui dans ses fers, s'il ne s'était trouvé quelques hommes de cœur, qui eurent le courage de penser librement et qui changèrent la face du christianisme.

Ce que Collins dit de la réformation est-il bien vrai? Luther et Calvin étaient-ils des libres peuseurs? Le bûcher de Servet et les invectives du réformateur allemand contre la raison répondent à notre question. Collins lui-même, en parlant de la superstition la plus affreuse qui ait souillé la chrétienté, de la sorcellerie, avoue que la réformation n'a point à cet égard d'avantage sur le catholicisme. Il rapporte des traits de crédulité qui ne font pas grand honneur à la liberté de penser des théologiens réformés; la croyance aux sorciers était encore générale en Angleterre au dix-septième siècle, et le clergé anglican y pratiquait l'exorcisme, comme le clergé catholique sur le continent. Collins ne se demande point comment il se fait que, malgré la liberté de penser inaugurée selon lui par les réformateurs, une superstition aussi grossière infectait encore un pays où le protestantisme dominait. Nous répondrons pour lui. L'Évangile n'est-il pas pour les protestants la parole de Dieu? Et dans cette Écriture sainte, ne

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