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Voilà la situation présente de l'Europe; mais à Paris on ne songe point à tout cela. On ne parle que du rossignol que chante mademoiselle Petit-Pas1, et du procès qu'a Bernard 2 avec Servandoni pour le paiement de ses impertinentes magnificences.

Adieu; quand vous serez las de toute autre chose, souvenez-vous que Voltaire est à vous toute sa vie avec le dévouement le plus tendre et le plus inviolable.

CCXXVII.

A M. DE CIDEVILLE.

A Paris, le 6 novembre.

Aimable ami, aimable critique, aimable poëte, en vous remerciant tendrement de votre Allégorie. Elle est pleine de très beaux vers, pleine de sens et d'harmonie ; non cœur, mon esprit, mes oreilles vous ont la dernière obligation. Je me suis rencontré avec vous dans un vers que peut-être vous n'aurez point encore vu dans ma tragédie :

Toutes les passions sont en moi des fureurs.

Voici l'endroit tel que je l'ai corrigé en entier. C'est Vendôme qui parle à Adélaïde, au second acte:

Pardonne à ma fureur, toi seule en es la cause.

que j'ai fait pour toi sans doute est peu

de chose;

Ce
Non, tu ne me dois rien : dans tes fers arrêté,
J'attends tout de toi seule, et n'ai rien mérité.

'Dans l'opéra d'Hippolyte et Aricie. (Éd. de Kehl.)

'Samuel-Jacques Bernard, qu'on appelait le comte de Coubert. C'est lui qui, plus tard, fit perdre à Voltaire soixante ou quatre-vingt miile francs, quoique son père, le fameux financier, lui eût laissé plus de dix millions à sa mort, en 1739. Voltaire, dans une lettre du 8 décembre 1760, l'appelle banqueroutier frauduleux. (CLOG.)

Te servir en esclave est ma grandeur suprême;
C'est moi qui te dois tout, puisque c'est moi qui t'aime.
Tyran que j'idolâtre et que rien ne fléchit,

Cruel objet des pleurs dont mon orgueil rougit,
Oui, tu tiens dans tes mains les destins de ma vie,
Mes sentimens, ma gloire et mon ignominie.
Ne fais point succéder ma haine à mes douleurs,
Toutes les passions sont en moi des fureurs.

Dans mes soumissions crains-moi, crains ma colère.

Il y a encore bien d'autres endroits changés, et bien des corrections envoyées aux comédiens depuis que je vous ai fait tenir la pièce. Pour le fond, il est toujours le même; on ne peut élever de nouveaux fondemens comme on peut changer une antichambre et un cabinet, et toutes les beautés de détail sont des ornemens presque perdus au théâtre. Le succès est dans le sujet même. Si le sujet n'est pas intéressant, les vers de Virgile et de Racine, les éclairs et les raisonnemens de Corneille, ne feraient pas réussir l'ouvrage. Tous mes amis m'assurent que la pièce est touchante, mais je consulterai toujours votre cœur et votre esprit de préférence à tout le monde; c'est à eux à me parler : il n'y a point de vérité qui puisse déplaire quand c'est vous qui la dites.

Souffrez aussi, mon cher ami, que je vous dise avec cette même franchise que j'attends de vous, que je ne suis pas aussi content du fond de votre Allégorie et de la tissure de l'ouvrage, que je le suis des beaux vers qui y sont répandus. Votre but est de prouver qu'on se trouve bien dans la vieillesse d'avoir fait provision dans son printemps, et qu'il faut à vingt ans songer à habiller l'homme de cinquante. La longue description des âges de l'homme est donc inutile à ce but. Pourquoi étendre en tant de vers ce qu'Horace et Despréaux ont

dit en dix ou douze lignes connues de tout le monde? Mais, direz-vous, je présente cette idée sous des images neuves. A cela je vous répondrai que cette image n'est ni naturelle, ni aimable, ni vraisemblable. Pourquoi cette montagne? pourquoi fera-t-il plus chaud au milieu qu'au bas? pourquoi différens climats dans une montagne? pourquoi se trouve-t-on tout d'un coup au sommet? Une allégorie ne doit point être recherchée, tout s'y doit présenter de soi-même, rien ne doit y être étranger. Enfin, quand cette allégorie serait juste, et que vous en auriez retranché les longueurs, il resterait encore de quoi dire, non erat his locus.

Votre ouvrage serait, je crois, charmant, si vous vous renfermiez dans votre première idée; car, de quoi s'agit-il? de faire voir l'usage et l'abus du temps. Présentez-moi une déesse à qui tous les vieillards s'adressent pour avoir une vieillesse heureuse; alors chaque sexagénaire vient exposer ce qu'il a fait dans sa vie, et leurs dernières années sont condamnées aux remords ou à l'ennui. Mais ceux qui ont cultivé leur esprit, comme mon cher Cideville, jouissent des biens acquis dans leur jeunesse, et sont heureux et honorés. Voilà un champ assez vaste; mais tout ce qui sort de ce sujet est une morale hors d'œuvre. Votre montagne est une longue préface, une digression qui absorbe le fond de la chose. N'ayez simplement que votre sujet devant les yeux, et votre ouvrage deviendra un chef-d'œuvre.

Pour m'encourager à vous oser parler ainsi, envoyezmoi une bonne critique d'Adélaïde; mais surtout ne gâtez point Linant. Je ne suis pas trop content de lui. Il est nourri, logé, chauffé, blanchi, vêtu, et je sais qu'il a dit que je lui avais fait manquer un beau poste de précepteur, pour l'attirer chez moi. Je ne l'ai cepen

dant pris qu'à votre considération, et après que la dignité de précepteur lui a éte refusée. Il ne travaille point, il ne fait rien, il se couche à sept heures du soir pour se lever à midi. Encouragez-le, et grondez-le en général. Si vous le traitez en homme du monde, vous le perdrez. Adieu.

CCXXVIII.

A M. DE CIDEVILLE.

Ce 15 novembre.

Voyez, mon cher ami, combien je suis docile. Je suis entièrement de votre avis sur les louanges que vous donnez à notre Adélaïde. J'avais peur qu'il ne parût un peu de coquetterie dans mademoiselle du Guesclin; mais, puisque vous, qui êtes expert en cette science, ne vous êtes pas aperçu de ce défaut, il y a apparence qu'il n'existe pas. Mais vous me donnez autant de scrupule sur le reste que de confiance sur les choses que vous approuvez.

Je conviens avec vous que Nemours n'est pas à beaucoup près si grand, si intéressant, si occupant le théâtre que son emporté de frère. Je suis encore bien heureux qu'on puisse aimer un peu Nemours après que le Vendôme a saisi pendant deux actes l'attention et le cœur des spectateurs. Si le personnage de Nemours est souffert, je regarde comme un coup de l'art d'avoir fait supporter un personnage qui devrait être insipide. Vous me dites qu'on pourrait relever le caractère de Nemours en affaiblissant celui de Couci. Je ne saurais me rendre à cette idée en aucune façon, d'autant plus que Couci ne se trouve avec Nemours qu'à la fin de la pièce.

J'aurais bien voulu parler un peu de ce fou de Charles VI, de cette mégère Isabeau, de ce grand

homme Henri V; mais, quand j'en ai voulu dire un mot, j'ai vu que je n'en avais pas le temps, et non erat his locus. La passion occupe toute la pièce d'un bout à l'autre. Je n'ai pas trouvé le moment de raconter tous ces événemens, qui, de plus, sont aussi étrangers à mon action principale qu'essentiels à l'histoire. L'amour est une étrange chose : quand il est quelque part, il y veut dominer; point de compagnon, point d'épisode. Il semble que quand Nemours et Vendôme se voient, c'était bien là le cas de parler de Charles VI et de Charles VII; point du tout. Pourquoi cela? C'est qu'aucun d'eux ne s'en soucie; c'est qu'ils sont tous deux amoureux comme des fous. Peut-on faire parler un acteur d'autre chose que de sa passion? Et, si j'ai à me féliciter un peu, c'est d'avoir traité cette passion de façon qu'il n'y a pas place pour l'ambition et pour la politique.

de'

Vous avez très bien senti l'horreur de l'action de Vendôme. Il semble en effet que ce beau nom ne soit

pas

fait pour un fratricide. S'il ordonnait la mort de son frère à tête reposée, ce serait un monstre, et la pièce aussi. Je ne sais même si on ne sera pas révolté qu'il demande cette horrible vengeance à l'honnête homme' de Couci, et je vous avoue que je tremble fort pour la fin de ce quatrième acte, dont je ne suis pas trop content; mais le cinquième me rassure. Il est impossible de ne pas aimer Vendôme et de ne le pas plaindre. Je peux même espérer que l'on pardonnera à ce furieux, à cet amant malheureux, à cet homme qui, dans le même moment, se voit trahi par un frère et par une maîtresse qui lui doivent tous deux la vie; qui voit sa maîtresse enlevée et le peuple révolté par ce même frère, et, qui de plus, est annoncé comme un homme capable du plus grand emportement.

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