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et il place cet événement en 1334 28! C'est ainsi que, en 1315, le poëte Lorit de Glaris (Glareanus), dans son Panégyrique de la Suisse, désigne la vallée d'Uri, comme « ayant osé la première s'attaquer aux tyrans » (prima tyrannos corripere est ausa), et Guillaume Tell, comme « le défenseur de la patrie et l'auteur de la Confédération » (Quis sit quoque fœderis autor.... | Brutus erat nobis Uro Guilielmus in arvo, | Assertor patriæ, vindex ultorque tyrannum); tandis que Schwyz et Unterwalden n'ont fait que suivre l'exemple donné par Uri 29.

C'est ainsi, surtout, que, vers 1525, on voit un écrivain inconnu se faire, dans un drame populaire, l'organe des prétentions d'Uri. Ce drame versifié, et qui a été souvent remanié dès lors, a pour titre : « Une jolie pièce représentée à Uri, dans la Confédération, sur Guillaume Thell, leur concitoyen et le premier confédéré so. » Dans cette pièce, le principal personnage est, en effet, l'archer d'Uri. C'est lui qui, le premier, avant même d'avoir eu à souffrir pour son compte, conçoit l'idée de l'alliance entre les habitants des trois vallées; c'est lui qui fait prêter le premier serment à Stauffach de Schwyz et à Erny du Melchthal, victimes l'un et l'autre de la malfaisante tyrannie des baillis; c'est lui qui, après être sorti sain et sauf des embûches qui lui ont été tendues, invite à prendre part au serment fédéral le peuple tout entier. D'un bout à l'autre il a la haute main.

Le drame populaire a bien retenu, pour le rôle de Tell, la plupart des traits que renferme la chronique de Sarnen, mais il fait tenir à l'archer un langage dont la fierté et la finesse se seraient mal conciliées avec le caractère que lui prête l'autre forme de la légende, quand, pour mettre son imprudence sous le couvert de sa bêtise, elle lui fait dire:

«Si j'avais de l'esprit, je ne m'appellerais pas le Thall. » Aussi l'auteur du drame a-t-il eu soin de supprimer ce détail, qui a été conservé dans la tradition générale, mais qui ne pouvait trouver place dans celle d'Uri, en raison même de la grande idée qu'elle avait de son héros. S'écarterait-on beaucoup de la vérité en supposant que ce fut là un des motifs qui contribuèrent à faire très-vite remplacer l'humble sobriquet par le nom de Guillaume Tell? Quoi qu'il en soit, Thell tient, dans « la jolie pièce, » en ce qui concerne la création de la Confédération, le même rang qu'il occupe dans la ballade et dans la chronique de Rüss, qui forment, avec les vers latins de Glareanus et le drame dont nous venons de parler, tout le répertoire, si l'on peut ainsi dire, de la tradition d'Uri.

Il y a donc, entre cette branche de la légende et celle qui est consignée dans la chronique d'Obwald, une absolue divergence sur la manière d'envisager, sinon les aventures, du moins la conduite et le caractère de Tell. D'autre part, tandis qu'à l'origine la tradition d'Uri n'accordait aucune place à Schwyz et à Unterwalden, elle les a maintenant adoptés avec la légende qui les concerne; mais elle n'attribue à leurs représentants qu'un rang secondaire dans l'entreprise d'émancipation, de même que la tradition commune n'y laisse jouer à Guillaume Tell qu'un rôle accessoire. Dès lors ces deux formes de la croyance populaire ont toujours subsisté l'une à côté de l'autre, jusqu'à ce qu'elles aient trouvé, dans l'œuvre d'un grand poëte, une sorte de conciliation.

En faisant, du nom de Guillaume Tell, le titre du drame dans lequel il immortalise l'affranchissement des Waldstätten, et, de l'archer lui-même, le personnage principal

de la pièce, Schiller a sanctionné la tradition qui revendiquait pour le héros d'Uri tout l'honneur de cet affranchissement. D'un autre côté, par la manière dont il a traité son sujet, Schiller a consacré l'opinion qui place l'origine de la liberté suisse dans l'alliance conclue entre les trois premiers confédérés, sous l'instigation du représentant de Schwyz, sans que Guillaume Tell y ait pris directement aucune part. Cette apparente unité, que l'illustre dramaturge allemand a rétablie dans la légende, n'est que l'épanouissement final d'une élaboration séculaire, et comme le dernier terme du travail de remaniement auquel la tradition avait été soumise, pour se conformer de plus en plus aux lois de la vraisemblance, sans rien perdre toutefois des éléments divers ou contradictoires dont elle se grossissait incessamment.

Ce travail d'évolution, on le voit déjà à l'œuvre dans le drame populaire dont nous parlions tout à l'heure, et qui se jouait à Uri au commencement du seizième siècle. Aut lieu de laisser flotter, dans une incohérente indécision, comme cela s'était fait jusque-là, l'époque des événements et la personne des acteurs, le drame d'Uri précise les dates. et il donne des noms aux personnages mis en scène. Il fixe la fondation de la Confédération « à l'an 1296; » il ne nomme point, il est vrai, le bailli auquel il fait jouer un rôle, mais il est le premier qui attribue l'envoi de ce fonctionnaire « au duc Albert d'Autriche. » Le jeune homme du Melchthal, qui, avec Guillaume Thell et Stauffach, prête le serment fédéral, reçoit pour la première fois le nom d'Erny (Arnold); le paysan d'Altzellen, qui plus tard se joint à eux, pour que le Bas-Unterwalden soit également représenté, est, pour la première fois aussi, appelé Cunno

(Conrad) Abatzellen, comme si ce dernier nom était un nom de famille.

Le besoin de donner aux événements et aux individus plus de précision est une des causes du développement de la tradition; mais, quand on invente, la précision n'est pas un gage d'exactitude; elle sert simplement à couvrir la fiction du pavillon de la réalité. Ainsi les noms attribués tout à coup à des personnages jusque-là anonymes, les dates introduites là où manquait toute chronologie, contribuent sans doute à satisfaire ce besoin de l'esprit ; seulement ces dénominations originairement ignorées et qui se compléteront encore plus tard inspirent de légitimes soupçons, en même temps qu'elles échappent à tout contrôle. Ce qui n'y échappe pas, c'est l'évidente erreur du millésime de 1296, comme marquant l'époque où s'est fondée l'alliance des Waldstätten, et l'omission, plus frappante encore par laquelle l'auteur du drame supprime, entre les règnes d'Adolphe de Nassau et de Henri VII, celui d'Albert de Habsbourg. Il semble croire que ce dernier prince n'a jamais été autre chose que duc d'Autriche. Devant de telles bévues on serait dispensé, si cela était encore nécessaire, de discuter la valeur historique des aventures de Thell et des méfaits des baillis autrichiens, auxquels le drame populaire, en les mettant sur la scène, confère sans doute une notoriété toujours plus grande, mais pas le moindre surcroît d'authenticité.

Ce qui prouve néanmoins que cette notoriété de la tradition, sous les deux formes principales que nous lui avons reconnues, ne s'était pas encore définitivement établie dans l'opinion générale, c'est la manière dont un littérateur bâlois, nommé Mutius, dans une chronique publiée en

1539, s'exprime au sujet du soulèvement des Waldstätten. Il en place bien l'origine à Uri, mais de Guillaume Tell il ne dit pas un mot. Le soulèvement est provoqué par les excès d'un bailli que, sous le règne du roi Albert, un comte de Habsbourg avait mis à la tête de la vallée d'Uri, et qui fut tué par deux frères dont il avait déshonoré la sœur. (On voit qu'Uri tient ici la place qu'occupait Schwyz dans le récit tout semblable d'Hemmerlin.) Le comte de Habsbourg ayant voulu punir les meurtriers, ceux-ci gagnèrent à leur cause la vallée tout entière, et, en un même jour, les nobles furent égorgés et leurs châteaux détruits. Unterwalden imita cet exemple et secoua aussi le joug des seigneurs, qui, ne respectant rien de ce qui appartenait aux paysans, «< faisaient main basse sur leurs troupeaux et leurs fromages, qu'ils échangeaient dans les villes du Rhin contre du vin avec lequel ils se grisaient journellement. Quant aux femmes et aux filles, que ces mêmes seigneurs faisaient venir dans leurs châteaux, ni époux, ni pères ne devaient leur adresser la moindre question sur le temps qu'elles y avaient passé. Une pareille tyrannie était intolérable. » Schwyz s'étant joint aux deux autres vallées, la Confédération prit naissance, et elle a glorieusement subsisté dès lors, malgré les efforts des princes voisins pour la supprimer 31.

31

Ainsi Mutius, tout rapproché qu'il était du théâtre des événements dont il parle, et quelque soin qu'il ait mis, d'ailleurs, à recueillir les matériaux de son histoire, ignorait, faut-il dire, ou se refusait à admettre la tradition relative à Guillaume Tell, ainsi que les épisodes racontés par Etterlin, d'après la chronique de Sarnen. Ce qui nous ferait croire qu'en effet il rejetait sciemment ces anecdotes légen

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