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qu'ils ont été imaginés séparément l'un de l'autre, c'est ce que nul ne saurait proposer. Quand nous voyons plus loin que le rocher en saillie, sur lequel s'élance le Thall, est appelé par le chroniqueur, non point la plate-forme de Tell, mais la plate-forme « au Tell » (ze Tellen), comme désignation de lieu, et que l'écrivain n'établit aucun rapport entre le nom de l'archer et cette dénomination locale, il nous semble difficile de ne pas croire que le nom de Thall a dû précéder celui de Guillaume Tell dans la tradition, et que ce n'est pas l'inverse qui a eu lieu. La légende, en effet, ne procède pas de ce qui est particulier à ce qui est général; d'une épithète elle fera un nom propre; mais celui-ci une fois adopté, elle ne le laissera pas s'effacer ou se transformer en un simple surnom attributif.

D'ailleurs, on comprend mieux comment, pour rendre l'archer d'Uri plus intéressant, la tradition a primitivement voulu faire de lui un homme simple et l'a dénommé en conséquence. L'origine du nom de Guillaume Tell semble de même plus facile à expliquer, s'il n'est que la forme concrète et complète du nom personnel substituée à l'épithète de « le Thall. » Ce sobriquet serait devenu le nom principal, et la coïncidence fortuite de la for me Tall qui désignait l'archer et de la forme Tell qui désignait le lieu de son évasion aurait contribué à ce résultat. Quant au prénom de Guillaume (Wilhelm), qui ne se rencontre jamais à cette époque parmi la population des Petits Cantons, il a été très-probablement emprunté à un tireur célèbre dans le moyen âge, William (Guillaume) de Cloudesly, braconnier anglais dont on racontait un trait d'adresse tout semblable à celui qu'on prêtait au Thall. Cette dernière explication, bien qu'elle soit donnée par des hommes fort

compétents, ne peut toutefois valoir, comme la précédente, que ce que vaut une hypothèse; nous n'en connaissons pas de meilleure, mais nous ignorons si c'est la bonne 25.

« Si quid novisti rectius istis,

Candidus imperti; si non, his utere mecum. »

Il faudrait en outre admettre, sans s'arrêter à la date presque contemporaine de la ballade de Tell et de la chronique d'Obwald, telles que nous les possédons aujourd'hui, il faudrait admettre que, si la première semble, par sa simplicité même, reproduire la légende de l'archer sous sa forme la plus ancienne, d'un autre côté, la seconde a plus fidèlement conservé le nom par lequel il était primitivement désigné. Le manuscrit de Sarnen n'étant que la copie d'un texte antérieur, il n'y aurait pas à s'étonner qu'il eût retenu la forme du sobriquet original, et il n'y aurait pas à s'étonner davantage que celui-ci eût disparu du chant où il a dû se trouver d'abord, pour y faire place au nom plus précis de Guillaume Tell, après que celui-ci se fut introduit dans la légende. Ces substitutions ne sont pas rares dans les œuvres de la poésie populaire, où se reflète la mobilité de la tradition; mais il est toujours difficile d'en donner une démonstration évidente et incontestable. Nous ne prétendons point revendiquer ce double caractère pour l'explication que nous venons de proposer, et nous n'y prétendons pas davantage pour la plupart de celles dans lesquelles nous sommes contraint d'outre-passer les déductions basées sur des faits certains.

Revenons à l'analyse de la chronique de Sarnen. Après la réponse faite par le Thall au bailli, le narrateur anonyme introduit, à peu près sous la même forme que dans

la ballade, l'incident de la pomme et des deux flèches; puis il raconte comment le bailli, irrité de la réponse du Tall, le fait monter dans une barque pour le conduire <« dans un endroit où il ne verra ni le soleil ni la lune; » comment, quand ils furent « devant l'Achsen, » un vent furieux s'éleva; comment l'équipage effrayé sollicite le bailli de faire mettre le Tall au gouvernail; comment, lorsqu'on fut arrivé vers « la plate-forme au Tell » l'archer, prenant ses armes, s'élance sur le rivage et repousse la barque dans les flots. La chronique de Sarnen reproduit ici, comme on le voit, une version à peu près semblable à celle de Melchior Rüss, mais elle diffère ensuite de cette dernière, en ce qu'au lieu de faire immédiatement tuer le bailli par le Tall, elle montre celui-ci traversant les montagnes du pays de Schwyz, « jusqu'à Kussnacht dans le chemin creux, » où il arrive avant le bailli, et où, s'étant embusqué derrière un buisson, il décoche contre le seigneur, quand il vient à passer sur son cheval, une flèche qui le tue. « Après quoi, dit la chronique, il se remit à courir vers Uri, à travers les montagnes. >>

L'épisode du Tall terminé, l'auteur en revient à « la compagnie de Stoupacher, » qui tient ses conciliabules, non plus au Rüdli, mais « au Trenchi, » et qui entreprend de détruire tous les châteaux des seigneurs, d'abord à Uri, où le bailli avait commencé à bâtir, « au-dessous de Steg sur une colline, une tour qu'il voulait nommer Twing-Uren,» puis à Swandow, puis à Schwyz, puis à Stanz, où, « grâces à une jeune fille, on s'empara du château de Rötzberg, » et enfin à Sarnen. Mais le château de Sarnen était trop bien fortifié pour qu'on pût s'en saisir par un coup de main. Il fallut avoir recours à une ruse et

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s'y introduire pendant que « les seigneurs étaient à l'église, » (ce qui rappelle le récit d'Hemmerlin et la manière dont. en 1386, les jeunes gens de Lucerne s'emparèrent effectivement du château de Rothenbourg). Cet épisode est raconté avec des détails qui semblent trahir la connaissance particulière qu'avait le chroniqueur des environs immédiats de Sarnen. Mais ici prend fin le récit anecdotique intercalé par lui dans sa sèche et vague narration. Il se contente d'ajouter qu'après tout cela les trois pays, réunis entre eux par des serments secrets, devinrent si forts, qu'ils demeurèrent les maîtres et conclurent un pacte qui dure encore. » De la lutte contre le duc Léopold d'Autriche et de la victoire du Morgarten, pas un mot.

Comme nous l'avons dit, le chroniqueur anonyme ne délie sa langue et ne laisse courir sa plume que lorsqu'il raconte des faits imaginaires; il ignore ou défigure les faits réels. Ainsi, nous avons vu plus haut par quelle étrange confusion il met en Suisse, à la place des Habsbourg dout il croit la race éteinte, des comtes du Tyrol. qui sont devenus, selon lui, la souche des ducs d'Autriche, et comment il suppose que c'est d'eux, à titre d'héritiers des Habsbourg, que les baillis impériaux tiennent leur pouvoir. Mais ne raconte-t-il pas que les Glaronais demandèrent à être admis dans la Confédération (ce qui eut lieu en 1352), afin de se soustraire au gouvernement tyrannique de leur bailli, « qui était un comte palatin, nommé le comte Othon,» (lequel fut, en effet, l'avoué des gens de Glaris.... en 1196)? Il est inutile de discuter la créance que méritent les dires d'un tel écrivain et l'autorité que peut avoir son témoignage en faveur de la tradition dont il est, sinon l'inventeur, du moins le premier organe. Si les anecdotes qu'il

débite ne portaient pas déjà en elles-mêmes les traces évidentes de la fiction, les mensonges historiques, au milieu desquels il les a placées, suffiraient à les reléguer sans conteste au rang des fables.

C'est pourtant de cette source plus que suspecte, qu'est sortie et que découle encore la tradition généralement accréditée. Seulement elle a subi avec le cours du temps une élaboration constante qui, sans rien changer au fond de la rédaction originale, a eu pour but comme pour effet de donner plus de précision, et par cela même plus de vraisemblance, à tout l'ensemble de la légende. Chez le chroniqueur de Sarnen, comme dans la ballade de Tell, cette légende flotte encore, pour ainsi dire, en l'air; nulle date ne la fixe dans un moment précis de l'histoire; les personnages mis en scène sont, pour la plupart, anonymes ou imparfaitement désignés; les divers incidents sont mal liés les uns aux autres, et plusieurs détails manquent de netteté et de physionomie. C'est à remplir ces lacunes, à réparer ces imperfections, à donner au dessin plus de fermeté et au coloris plus de vie, que vont pendant trois siècles s'appliquer des historiens, des artistes et des poëtes, grâce auxquels cette tradition a poussé dans l'opinion des racines trop profondes, pour que jamais peut-être la vérité historique réussisse à prévaloir contre elle.

Il ne sera pas sans intérêt d'examiner comment ce résultat a été obtenu et de signaler rapidement les transformations successives qu'a subies la légende depuis sa première apparition.

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