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de l'auditoire ; j'ai vu qu'au-dehors la défense la plus soignée, la plus active, la plus convaincante, échouait contre le préjugé populaire; j'ai vu plusieurs fois ces insurrections de l'opinion; et toutes les causes qui en ont été l'objet étaient bonnes, car les artisans de si criminelles manoeuvres ne prendraient pas la peine de les ourdir s'ils plaidaient de bonne foi; avec quelque délai et de la fermeté dans les juges, toutes les affaires dont j'ai parlé ont été gagnées.

Que croyez-vous, Messieurs, qu'il serait arrivé si ces causes eussent été soumises à la décision précipitée d'un juré? Ce qui arrive en Angleterre dans les autres cas énoncés ci-dessus par William Palley, quoiqu'ils présentent des écueils moins dangereux à l'impartialité des juges. « Ces préjugés, dit l'auteur, agissent puissamment sur les opinions du vulgaire, dont l'ordre des jurés est tiré. Leur empire et leur force s'accroissent encore par le choix des jurés dans le lieu où la dispute s'élève; on presse le jugement de la cause, et ces décisions secrètes de l'âme sont la plupart dictées par un sentiment de faveur ou d'aversion; souvent elles sont fondées sur l'opinion que l'on a de la secto, de la famille, du caractère, des liaisons ou d'autres circonstances dans lesquelles se trouvent les parties, plutôt que sur une connaissance exacte ou une discussion sérieuse du mérite de la question. > Palley pense si peu que les jurés puissent résister à ces causes locales d'injustice, qu'il désirerait qu'une loi autorisât à remettre l'examen de ces procès entre les mains d'un juré d'un comté éloigné, en statuapt que les dépenses nécessitées par le changement de lieu tomberaient à la charge de la partie qui l'aurait demandée.

Remarquez, je vous prie, Messieurs, que la force de ces observations ne tient pas à ce qu'elles se trouvent écrites, pas même à ce qu'elles sont écrites pe un publiciste anglais, mais à ce que chacun de nous, se repliant sur soi-mêrne, sent au fond de son cœur qu'elles sont indubitables, parce qu'elles sont naturelles, et fondées sur la position et le caractère des hommes dont le juré est composé. Elles fournissent cette conséquence que lorsqu'on

arrive par la vérification au dernier résultat pour lequel l'ordre judiciaire est organisé, c'est-à-dire, à l'examen du degré de discernement et d'impartialité que l'intervention des jurés met de plus dans la distribution de la justice privée, on trouve que dans le fait il y a beaucoup à rabattre sur ce point de l'exagération des idées spéculatives. Cette conséquence, sans être encore entièrement décisive pour la rejection de cet établissement, concourt du moins, avec ce qui précède, à retenir les esprits dans cet état de calme et d'équilibre qui provoque la méditation et qui prévient les écarts de l'enthousiasme.

III. J'examinerai maintenant le juré sous le rapport de son utilité pour le maintien de la liberté individuelle. Il ne faut entendre ici par liberté que l'affranchissement de la contrainte que le juge peut imposer aux opinions et à certaines actions des citoyens par l'influence de l'autorité qu'il exerce et par la crainte qu'il n'en abuse contre ceux qui lui auraient déplu. En ce sens, tout restreint qu'il est, la liberté individuelle est sans doute nécessaire au bonheur et à la tranquillité de la vie; elle doit être le produit de la liberté politique, comme elle est nécessaire pour la maintenir.

L'établissement des jurés en matière criminelle présente un avantage sûr et inappréciable pour cet objet. Voulez-vous savoir comment les juges dans les provinces, les grands tribunaux surtout étaient parvenus à inspirer tant de terreur à leurs concitoyens et à les réduire à une sorte d'asservissement? N'en cherchez pas la cause ailleurs que dans le droit de vie et de mort, dans cette terrible puissance du glaive dont ils étaient armés. Quoi de plus redoutable en effet que ces nombreuses corporations d'hommes qui, mettant l'intérêt de leur autorité en commun, pouvaient y mettre aussi leurs passions, leurs ressentimens, et épier pendant une longue suite d'années l'occasion de frapper un honnête citoyen, ou, à cause de lui, quelqu'un de sa famille! La France va être dé'ivrée de ces corps menaçans, et notre constitution ne laisse plus lieu de craindre que la nouvelle judicature puisse inquiéter la liberté publique. Mais il faut faire encore un pas de plus; il faut que, sous la franchise du régime

électif, il n'y ait pas un seul juge qui puisse influer sur un seul citoyen, retenir ou détourner un seul suffrage en exerçant un pouvoir exclusif sur l'honneur et sur la vie : c'est l'introduction du juré dans le jugement des procès criminels qui consommera cette intéressante partie de notre régénération. Lorsque le ministère du juge, entièrement subordonné à la décision préalable des pairs de l'accusé sur le fait, sur la preuve et sur le caractère du délit, se bornera à appliquer passivement la loi, la liberté individuelle n'aura plus rien à craindre de l'autorité judiciaire : voilà la principale raison, très-indépendante du parti à prendre pour les procès civils, qui a déterminé le comité à vous proposer dès à présent l'établissement constitutionnel des jurés en matière criminelle.

Il y en a une seconde: c'est qu'autant le long exercice est utile pour former un bon juge civil, autant l'habitude de juger au criminel y rend moins propre en détruisant les qualités morales nécessaires pour cette délicate fonction. Dans le jugement des crimes, si, d'une part, la société demande vengeance du coupable convaincu, de l'autre, la sûreté personnelle, ce premier droit de l'humanité, ce premier devoir de la société envers tous ses membres, réclame en faveur de l'accusé, droiture, impartialité, protection, sollicitude infatigable à chercher l'innocence, toujours possible, avant l'impérieuse conviction. Examinez un jeune magistrat commençant sa carrière; il est inquiet, hésitant, minutieux jusqu'au scrupule, épouvanté du ministère qu'il va remplir lorsqu'il doit prononcer sur la vie de son semblable; il a déjà vu plusieurs fois la preuve, et il cherche encore à s'assurer de nouveau qu'elle existe. Voyez-le dix ans après, surtout s'il a acquis la réputation de ce qu'on appelait au palais un grand criminaliste; il est devenu insouciant et dur, se décidant sur les premières impressions, tranchant sans examen sur les difficultés les plus graves, croyant à peine qu'il y ait une distinction à faire entre un accusé et un coupable, et envoyant au supplice des infortunés dont la justice est obligée bientôt après de réhabiliter la mémoire. Ce dernier excès de l'abus est l'effet presque inévitable de la per

manence des fonctions en matière criminelle: on ne tarde pas à faire par routine ce qu'on ne fait que par métier; la routine éteint le zèle, et l'habitude d'être sévère conduit à quelque chose de pire que l'insensibilité.

C'est encore l'institution du juré qui peut seule sauver d'un si grand scandale notre organisation judiciaire; et cette seconde raison, dont l'importance ne se communique pas aux affaires civiles, a concouru à déterminer la proposition que votre comité vous a faite pour les matières criminelles seulement.

La liberté et la sûreté individuelle ne sont pas de même intéressées à l'établissement du juré dans les affaires civiles; ce n'est pas par l'autorité que les juges exercent dans le jugement des causes de simple intérêt pécuniaire qu'ils peuvent ou comprimer la liberté publique ou acquérir sur les individus une influence capable de les asservir. Le plus grand nombre des citoyens n'éprouvent pas une fois dans leur vie le danger d'un procès qui puisse compromettre leur fortune, et parmi ceux qui s'y trouvent exposés il y en a peu qui, voulant sincèrement ne pas plaider, ne puissent parvenir à éviter l'intervention du juge. Soyons sûrs d'ailleurs que les officiers de justice, ne pouvant plus rivaliser avec la puissance législative, ni se donner de l'importance en contrôlant l'administration, vont prendre de leur état des idées plus saines, et y porter un meilleur esprit; dès qu'ils sentiront qu'ils ne peuvent plus se faire craindre, ils chercheront davantage à se faire estimer, et ils ambitionneront l'honneur de bien juger lorsqu'ils n'en verront pas d'autre à acquérir. Le temps est enfin arrivé où la considération publique ne pourra plus être surprise, et où nul citoyen, redoutant l'avilissement, ne pourra se passer de la considération publique : les juges en auront doublement besoin, et pour éviter l'humiliation de la censure nationale, qui sera désormais libre et redoutable, et pour mériter que les suffrages de leurs justiciables les portent dans les corps administratifs ou les élèvent jusqu'à la législature. Voyez ici comme les différentes parties de notre constitution réagissent heureusement l'une sur l'autre, puisque la permanence de la législature, celle

des corps administratifs, et l'éligibilité accordée aux juges contre la rigueur des principes, fournissent le contre-poids moral le plus rassurant contre l'abus de leur autorité: si leurs justiciables dépendent d'eux pour le besoin de la justice, à leur tour ils dépendent de leurs justiciables par l'intérêt si puissant de l'honneur, ou du moins de l'amour-propre. Cessons donc de craindre l'autorité des juges quand elle sera bornée au seul traitement des affaires civiles.

Mais s'il existait sous ce rapport quelque danger véritable, le juré civil ne le ferait pas disparaître. Combien de questions de droit ne dépendent pas entièrement du juge, et sont décidées sans être soumises au juré! Quand il est nécessaire de faire prononcer le juré sur le fait, est-ce que la décision sur le point de droit ne reste pas encore au pouvoir des juges? Enfin, si la question de fait est compliquée, l'inexpérience du juré ne l'oblige-telle pas de s'en rapporter au juge pour la poser et pour diriger l'instruction? La décision des affaires civilés est donc soumise principalément, et presque en tout, à l'autorité du juge, malgré lé concours du juré.

IV. Tous les rapports vraiment constitutionnels sous lesquels la question pouvait être envisagéé se trouvent épuisés ici. Je n'ai pas mis dans cette classe la nécessité de séparer la question de fait de celle de droit, et de constater le fait d'abord, pour éviter l'étrange abus justement reproché à nós anciens tribunaux d'avoir souvent rendu leurs jugemens contre l'avis de la majorité des opinans, parce qu'ils délibéraient à la fois sur le fait et sur le droit.

Je suis bien éloigné de nier ou de justifier le vice intolérable de ce mode de délibération judiciaire, dont la pratique est malheureusement aussi constante que l'injustice. Il est affligeant de penser que de graves tribunaux ont sans cesse délibéré sans se faire des points de délibération commune, et qu'ils ont formé des arrêts, et indubitablement beaucoup d'arrêts de mort, par une réunion de motifs et d'avis partiels, qui, pris chacun séparément, n'avaient que la minorité des suffrages. Je sais que cet abus se

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