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Mais le toucher, grands dieux! j'en atteste Lucrèce1,
Le toucher, roi des sens, les surpasse en richesse;
C'est l'arbitre des arts, le guide du désir,

Le sens de la raison et celui du plaisir.
Tous sont assujettis à ce maître suprême,

Ou plutôt tous les sens sont le toucher lui-même.
Chacun de ses rivaux, dans son pouvoir borné,
A son unique emploi demeure confiné:
La puissance du tact est partout répandue ;
L'ouïe, et l'odorat, et le goût, et la vue,
Sont encor le toucher, le plus noble des sens :
Présens, il les dirige, et les remplace absens.
Le mortel qui, sans yeux commençant sa carrière,
Pour ne la voir jamais, arrive à la lumière,
D'une main curieuse interroge les corps,
Écoute du toucher les fidèles rapports.

Par lui, de leur couleur s'il perd la jouissance,

Il juge leur grandeur, leurs contours, leur distance. Que dis-je ! chaque sens, par un heureux concours, Prête aux sens alliés un mutuel secours;

des eaux m'embellit le murmure;

Le frais gazon Leur murmure,

à son tour, m'embellit la verdure.
L'odorat sert le goût, et l'œil sert l'odorat :
L'haleine de la rose ajoute à son éclat;
Et d'un ambre flatteur la pêche parfumée
Paraît plus savoureuse à la bouche embaumée.
Voyez l'Amour heureux par un double larcin!
La main invite l'œil, l'œil appelle la main;
Et d'une bouche fraîche, où le baiser repose,
Le parfum est plus doux sur des lèvres de rose.
Ainsi tout se répond, et, doublant leurs plaisirs,
Tous les sens l'un de l'autre éveillent les désirs.

Cependant des objets la trace passagère

S'enfuirait loin de nous comme une ombre légère,
Si le ciel n'eût créé ce dépôt précieux
Où le goût, l'odorat, et l'oreille, et les yeux,
Viennent de ces objets déposer les images,

La Mémoire. A ce nom se troublent tous nos sages:
Quelle main a creusé ces secrets réservoirs?

Quel dieu
range avec art tous ces nombreux tiroirs,
Les vide ou les remplit, les referme ou les ouvre?
Les nerfs sont ses sujets, et la tête est son Louvre.
Mais comment, à ses lois toujours obéissans,
Vont-ils à son empire assujettir les sens?
Comment l'entendent-ils sitôt qu'elle commande?
Comment un souvenir qu'en vain elle demande,
Dans un temps plus heureux promptement accouru,
Quand je n'y songeais pas, a-t-il donc reparu?
Au plus ancien dépôt quelquefois si fidèle,
Sur un dépôt récent pourquoi me trahit-elle?
Pourquoi cette mémoire, agent si merveilleux,
Dépend-elle des temps, du hasard et des lieux?
Par les soins et les ans, par les maux affaiblie,
Comment ressemble-t-elle à la cire vieillie,
Qui, fidèle au cachet qu'elle admit autrefois,
Refuse une autre empreinte, et résiste à mes doigts?
Enfin, dans le cerveau si l'image est tracée,
Comment peut dans un corps s'imprimer la pensée ??
Là finit ton savoir, mortel audacieux;
Va, mesure la terre, interroge les cieux,
De l'immense univers règle l'ordre suprême ;
Mais ne prétends jamais te connaître toi-même ;
Là s'ouvre sous tes yeux un abîme sans fonds.
Quels que soient cependant ces mystères profonds,

Par le secours des sens, par leur vieille alliance,
La mémoire entretient son magasin immense.
Là repose en secret, accumulé par eux,

Tout ce que m'ont appris mes oreilles, mes yeux :
Les erreurs, les vertus, les faiblesses humaines;
De la terre et des cieux les nombreux phénomènes ;
Ce qui croît sous nos pas, ou resplendit dans l'air,
Ou marche sur ce globe, ou nage dans la mer;
Les annales des arts, les fastes de la gloire,
Et les lieux, et les temps, et la fable, et l'histoire ;
Et des faisceaux légers de fibres et de nerfs
Dans l'ombre du cerveau vont graver l'univers.
Tel, dans l'enfoncement d'une retraite obscure,
Que n'éclaire qu'à peine une étroite ouverture,
Le magique miroir, dans ses mouvans tableaux,
Représente à nos yeux et la terre et les eaux ;
Les travaux des cités, les lointains paysages,
Des objets réfléchis fugitives images.

Mais tandis que les sens nourrissent ce trésor,
Lui-même en remplit un plus admirable encor,
Qui sans cesse reçoit et reproduit sans cesse :
L'Imagination, féconde enchanteresse,
Qui fait mieux que garder et que se souvenir,
Retrace le passé, devance l'avenir,
Refait tout ce qui fut, fait tout ce qui doit être,
Dit à l'un d'exister, à l'autre de renaître ;
Et, comme à l'Éternel quand sa voix l'appela,
L'être encore au néant lui répond : Me voilà.
Des maîtres du ciseau, du pinceau, de la lyre,
C'est elle qui produit, qui nourrit le délire,
Donne au fier conquérant son rapide coup d'œil,
Des grands cœurs entretient le généreux orgueil,

Et par l'espoir d'un nom soutient un grand courage.
Tel, des siècles vengeurs pressentant le suffrage,
Cicéron s'élançait vers la postérité,

Et de loin écoutait son immortalité.
La politique même à ma noble déesse

Doit le plus grand essor de sa haute sagesse.

Son regard voit plus loin, en voyant de plus haut ;

Où la foule se traîne, elle arrive d'un saut :

Tel, quand le ver rampant voit à peine un brin d'herbe,
Un immense horizon s'ouvre à l'aigle superbe.

Enfin c'est cet instinct, ce sens divinateur,
Qui donne au grand talent son vol dominateur.
Le présent appartient à tous tant que nous sommes,
Aux savans le passé, l'avenir aux grands hommes ;
Ou si l'esprit recule au gré du souvenir,
C'est pour mieux s'élancer dans le vaste avenir.

Et le mystique amour, la piété touchante,
Que ne doivent-ils pas au pouvoir que je chante!
Voyez ce tendre cœur qui, prompt à s'enflammer,
Vit l'enfer dans une âme incapable d'aimer 3 :
Dans les plaisirs sacrés dont le torrent l'inonde,
Sait-elle encor s'il est d'autres plaisirs au monde?
Loin, bien loin sous ses pieds, elle voit ce séjour;
Il n'est plus que son Dieu, le ciel et son amour.
Tantôt, le contemplant dans l'éclat de sa gloire,
Elle aime à voir enfin ce qu'elle aimait à croire ;
Tantôt plus haut encor, sur des ailes de feu,
Sublime, elle s'élève à l'opprobre d'un Dieu,
Endure ses affronts, partage ses tortures,
D'intarissables pleurs arrose ses blessures;
Tantôt, dans les langueurs d'un ineffable amour,
En une longue extase elle épuise le jour ;

Et la bouche entr'ouverte, immobile et pâmée,
Elle succombe au Dieu dont elle est consumée :
Tant ce pouvoir divin, cet ascendant vainqueur,
Domine sa pensée et subjugue son cœur !

Toutefois, triste ou gaie, ou profonde ou légère,
L'Imagination a plus d'un caractère ;

Dépendante des ans, des climats, de nos mœurs,
Le jouet, le tyran et des sens et des cœurs ;
Des objets tour à tour esclave ou souveraine,
Elle prend leur empreinte ou leur donne la sienne :
Du mobile océan tels les flots onduleux

Vont façonner leurs bords ou sont moulés par eux.
Tantôt, à recueillir bornant toute sa gloire,
Elle n'est qu'une immense et fidèle mémoire,
Où, comme en un miroir, se peignent les objets ;
Tantôt, d'un prisme heureux imitant les effets,
Elle colore tout, et sa vive imposture
Multiplie, agrandit, embellit la nature.
Ainsi, dans un amas de tissus précieux 4,
Quand Bertin fait briller son goût industrieux,
L'étoffe obéissante en cent formes se joue,
Se développe en schall, en ceinture se noue,
Du pinceau, de l'aiguille emprunte ses couleurs,
Brille de diamans, se nuance de fleurs,

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En longs replis flottans fait ondoyer sa moire,
Donne un voile à l'amour, une écharpe à la gloire;
Ou, plus ambitieuse en son brillant essor,
Sur l'aimable Vaudchamp va s'embellir encor 5.
C'est peu de varier, de colorer le monde :
La vive enchanteresse, en chimères féconde,
Lui donne d'autres dieux, d'autres mœurs, d'autres lois,
Et le peuple, à son gré, d'habitans de son choix.

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