Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

M. de Rességuier ne négligea rien de ce qui pouvait rendre la vie de la campagne agréable au père Vanière. L'auteur des deux jolis poèmes sur les Etangs et sur les Colombes (1), l'heureux imitateur de Virgile ne fut pas long-temps à s'habituer aux paisibles délices qu'il trouvait dans la généreuse et franche hospitalité de M. de Rességuier. Depuis un mois, il vivait parfaitement heureux dans le château de son Mécène, passant les journées à réciter son bréviaire, à enseigner le catéchisme aux enfans du village, et à la composition de son Prædium rusticum. Chaque soir, il lisait à son ami quelque nouvelle page de son poème, et rien ne venait troubler la quiétude de ce charmant asile. Cependant M. de Rességuier apprit que plusieurs jeunes gens des premières familles de Toulouse se proposaient de venir le voir dans son château : le père Vanière fut vivement contrarié de cette nouvelle; mais son hôte le rassura en lui promettant qu'il serait libre de se soustraire à l'étiquette du beau monde.

[blocks in formation]
[ocr errors]

-Le poète ne donna aucune attention aux préparatifs qu'on faisait dans le château; fidèle à ses douces habitudes, il continua d'aller matin et soir de colline en colline, de hameau en hameau, cherchant le silence des bois, écoutant les chansons rustiques des pâtres du vallon. Il se reposait de préférence sur le sommet d'un petit côteau qui dominait le manoir de Secourrieu; il y avait planté un arbre qui, arrosé par le poète, se couvrait de feuilles et promettait l'épais ombrage de nombreux rameaux. Les visiteurs envahirent le château presque à son insu; il était déjà nuit : tout le monde avait dîné; personne ne songeait au jésuite, excepté M. de Rességuier, qui envoya deux de ses domestiques avec ordre de ne revenir qu'avec le père Vanière.

Arrivez donc, mon père, s'écria-t-il aussitôt qu'il aperçut le poète : je désespérais de vous revoir avant demain... Dites-moi, favori des neuf sœurs, pourquoi vous vous êtes tant attardé ce soir ?

[ocr errors][merged small][merged small]

Oui ; je l'ai écrit pour ne pas l'oublier; j'ai l'intention de composer une élégie sur le malheur de cette jeune fille, dont le costume, quoique en désordre, annonce une personne de bonne famille. Voici son nom, Monsieur de Rességuier.

matin, le lieutenant leur donnerait de ses nouvelles. Aussi M. de Rességuier fut-il assez vivement contrarié lorsque deux paysans lui apprirent que l'officier était chez un paysan du village voisin, dévoré par une fièvre violente qui l'avait saisi subitement. On donna des ordres pour le transporter au château, ce qui fut exécuté à l'insu de Clarisse qui était allée chercher des fleurs dans la vallée pour en faire un bouquet qu'elle destinait à son cher lieutenant. Quand elle revint, elle poussa de hauts cris, demandant où était l'officier, tantôt se prosternant aux pieds des villageois, tantôt les menaçant de sa colère s'ils persistaient à lui cacher l'endroit où ils avaient transporté M. de Gallois.

- Mademoiselle la folle, lui répondit une jeune paysanne, le lieute nant est mort, on l'enterrera aujourd'hui.

Clarisse fut attérée de ces paroles comme d'un coup de foudre, elle resta plusieurs heures sans mouvement et presque sans vie. Quand elle recouvra l'usage de ses sens, la cloche du village sonnait le glas des morts.

Par hasard, on ensevelissait ce jour-là dans le cimetière du village le fils d'un des fermiers de Secourrieu. M. de Rességuier avait voulu faire les frais des funérailles. Clarisse ne douta plus de la sincérité de la paysanne qui lui avait annoncé la mort de M. de Gallois; elle se précipita au milieu des villageois qui se pressaient autour de la tombe que les fossoyeurs comblaient de terre.

[ocr errors]

- Arrêtez, s'écria-t-elle, M. de Gallois n'est pas mort; vous l'avez en. seveli vivant. Mon père et ma mère, pour le punir de m'avoir aimée, ont suborné les médecins.

On eut beaucoup de peine à entraîner la pauvre folle qui se débattit contre les paysans; on la conduisit au château, on l'enferma dans une chambre haute dont on ferma la porte avec les plus grandes précautions, et Clarisse y fut laissée seule avec une vieille femme préposée à sa garde. On ne s'occupa plus d'elle dans le château; la fièvre de M. de Gallois avait pris un degré d'intensité très dangereuse, et M. de Rességuier eu recours aux plus célèbres médecins de Toulouse; le troisième jour ils déclarèrent que la maladie du lieutenant n'offrait plus aucun cas de gravité. En effet, le délire de M. de Gallois avait cessé, et les premières paroles qu'il prononça furent pour Clarisse, M. de Rességuier envoya alors quelqu'un à la tour pour avoir des nouvelles de la folle; mais, ô surprise! on ne trouva dans la chambre que la vicille femme liée et garottée. Elle ra. conta que, le matin, la folle était parvenue à ouvrir une des fenêtres, qu'elle avait fait une sorte de corde avec ses draps de lit.

Mes efforts pour la retenir ont été inutiles, ajouta la vicille; elle est

Qui d'entre vous connait M11 Clarisse de Larue? dit le propriétaire descendue, je ne sais comment, après m'avoir liée et garrotée.

du château de Secourrieu à ses nombreux visiteurs.

- Clarisse de Larue! s'écria un jeune lieutenant au régiment de Languedoc-dragons? Je la connais; je suis venu ici pour échapper à la vengeance, aux persécutions de sa famille, en attendant que mon régiment parte pour Montpellier... Clarisse est bien malheureuse! la douleur l'aura rendue folle... Dites-moi, mon père, où avez-vous rencontré M de Larue?

[ocr errors][merged small]

A une demi-lieue d'ici.

Savez-vous où elle doit passer la nuit ?

Je l'ignore, monsieur le lieutenant.

Quelle étrange aventure! se disaient les convives de M. de Rességuier, pendant que le lieutenant cherchait son sabre et se disposait à

sortir.

- Monsieur de Rességuier, dit l'officier, je cours à la recherche de Clarisse de Larue; dans une demi-heure je reviendrai pour vous prier de lui donner l'hospitalité.

Les portes du château resteront ouvertes jusqu'à votre retour. On attendit vainement pendant plusieurs heures, et comme la nuit était déjà avancée, chacun se coucha, persuadé que, le lendemain de grand (1) Voir les œuvres complètes du père Vanière.

On se garda bien de dire la vérité au lieutenant qui avait encore besoin de grands ménagemens. On lui fit espérer qu'il reverrait Clarisse aussitôt qu'il serait en état de supporter cette entrevue. Tout allait au mieux; le stratagème avait réussi, lorsque le père Vanière faillit tout perdre par une indiscrétion involontaire, et dont il ne pouvait prévoir les suites. Le soir, en revenant de sa promenade habituelle, il entra dans la chambre de M. de Gallois, pour s'informer de l'état de sa convalescence. Le lieutenant se trouvait déjà très soulagé; il aimait à causer avec le poète, et, de propos en propos, le père Vanière en vint à raconter les moindres incidens de sa promenade.

[merged small][merged small][ocr errors][merged small]
[ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small]

-

- Vous croyez donc que l'évanouissement aura des suites fâcheuses? répondit le père Vanière d'une voix tremblante...

Je l'ignore; pourtant j'espère que des remèdes administrés dans le plus bref délai...

Eh bien ! M. Barutel, s'écria le jésuite, chargez-vous du malade, je guérirai la folle.

Dans le cimetière du village s'élevait un ormeau séculaire, dont les branches noueuses, éraillées comme les mains d'un vieillard, couvraient d'un côté une partie de la place du marché, et, de l'autre, les tombes disséminées dans le champ des morts; à la jonction des branches et du tronc, on plaçait chaque année, le jour de la fête patronale, quelques planches sur lesquelles le curé se plaçait comme dans une chaire, et expliquait aux bons villageois les préceptes renfermés dans l'Evangile du jour. Cet ormeau était en grande vénération dans le village; il fallait n'avoir jamais manqué à ses devoirs de religion pour obtenir l'insigne faveur d'être enseveli près de son tronc; le fils du fermier de M. de Rességuier était le seul à qui on eût fait cette faveur depuis plusieurs années.

Une croix de bois noir parsemée de larmes blanches, du gazon et des fleurs indiquaient aux jeunes gens du hameau la dernière demeure de leur ami d'enfance; le soir, quand ils revenaient du travail, ils s'arrêtaient pour réciter leur chapelet ou les prières pour les morts; ils y trouvaient tou jours la demoiselle folle qui leur avait d'abord inspiré quelque frayeur mais ils la virent pleurer et prier, et dès ce jour, ils ne craignirent pas de s'entretenir amicalement avec Clarisse. La pauvre folle priait toujours à haute voix au milieu des garçons et des jeunes filles, lorsque le père Vanière entra dans le cimetière; les villageois se signèrent dévotement et re. commencèrent leurs prières, aussitôt qu'ils aperçurent l'homme de Dieu. La folle ne le vit pas, tant elle était absorbée dans sa méditation; elle salua ses bons amis les villageois, et se dirigea en courant vers la chaumière d'un paysan qui lui donnait l'hospitalité !

-Mes bons amis, dit le père Vanière aux villageois, lorsque Clarisse fut sortie du cimetière, la folle vient-elle souvent ici?

-Dix fois par jour, père, répondirent les jeunes paysans.

— Que vous dit-elle lorsqu'elle s'entretient avec vous?

-Elle prétend qu'on a enseveli le lieutenant avant qu'il eût expiré; elle veut aller se plaindre à nos seigneurs du parlement de Toulouse; nous avons beau lui dire que dans cette tombe repose Antoine, le fils du fermier de Secourrieu, elle nous répond en ricanant que le diable nous force à mentir, et qu'elle connait trop bien la vérité.

- C'est bien ! mes enfans, répondit Vanière; il est tard, rentrez au village.

Le jésuite pensa long-temps aux moyens de rendre la raison à la pauvre folle. Il savait qu'elle devait revenir à minuit; il résolut de l'attendre, et s'assit au pied de l'ormeau. L'horloge du village avait à peine frappé douze fois, lorsque Clarisse entra dans le cimetière. Elle était vêtue d'une robe blanche, ses cheveux flottaient en désordre sur ses épaules, et une guirlande formée de pâles fleurs d'automne couronnait sa tête; elle tra

[ocr errors]

versa le champ des morts, rapide et légère comme une ombre; on eût dit une ame quittant le terrestre séjour pour monter au ciel sur les ailes de deux anges. Elle s'arrêta près de la tombe du jeune paysan, porta ses regards de tous côtés pour s'assurer qu'elle était seule, puis elle s'agenouilla. - Mon Dieu, s'écria-t-elle, prends pitié d'une pauvre fille qui te conjure de lui envoyer la mort. Depuis que les méchans lui ont enlevé celui qu'elle aimait, la vie lui est insupportable. Et toi, Edgard, toi qui me ché rissais, pardonne-moi d'avoir douté un instant de la sincérité de ton amour. Bientôt je te reverrai dans le ciel, puisqu'il ne m'est pas permis de t'aimer sur la terre.

[blocks in formation]

- Tu ne dois pas chercher à me connaître; je te promets que tu reverras ton Edgard lorsque tu ne seras plus folle. Demain, laisse près de la croix des quatre chemins une lettre que je remettrai à Edgard, et reviens à minuit ; si je suis content de toi, jeune fille, je te rendrai ton fiancé. Maintenant fuis de ces lieux, je te l'ordonne, et de ton obéissance dépend ton bonheur.

Cet effayant colloque avait produit une violente émotion sur la pauvre folle, qui se prit à pleurer dans le chemin, tourmentée, agitée comme une personne qui souffre sous le poids d'un rêve pénible. Elle fut fidèle à remplir les promesses faites à l'être invisible; elle déposa au pied de la croix des quatre chemins une lettre que le père Vanière se garda bien de montrer an lieutenant; trois jours s'écoulèrent, et chaque soir le jésuite, couvert d'un linceul, caché derrière l'ormeau, avait de nouveaux entretiens avec Clarisse; enfin, persuadé qu'elle avait presque recouvré la raison, il résolut d'employer le dernier moyen; il avertit M. de Gallois du rêle qu'il avait à jouer, et se rendit avec lui au cimetière. Clarisse, toujours fidèle à ce nocturne rendez-vous, arriva quelques instans après eux. Elle commença par prier, puis s'adressant au père Vanière :

Etre invisible, lui dit-elle, bon ou mauvais génie, tu m'a promis de me rendre mon Edgard; je viens te sommer de tenir ton serment. Es-tu content de moi?

[blocks in formation]

- Eh bien! sois sans frayeur; arme-toi de toute la force de ton ame; tu vas revoir Edgard. Eloigne-toi, il faut que je l'appelle par trois fois. A la troisième sommation, Edgard, qui ne pouvait plus maîtriser son impatience, s'élança vers Clarisse et la serrra à plusieurs reprises contre son sein.

- N'aie pas peur, ma douce amie, lui dit-il; je n'étais pas mort; ceci n'était qu'une rusc pour dissiper ta folie.

Edgard, je ne serai plus folle, s'écria Clarisse ; j'aurai toute ma raison pour comprendre mon bonheur et pour t'aimer.

Pendant le trajet du cimetière au château de Secourrieu, le père Vanière raconta aux deux fiancés les moindres circonstances qui avaient amené cette étrange guérison. Le lendemain, les convives de M. de Rességuier félicitèrent avec l'empressement d'une joie bien sincère et Clarisse et M. de Gallois. Le lieutenant partit pour Toulouse avec sa fiancée, qu'il épousa dans l'église de Saint-Serain, et, quelques jours après, il se rendit avec elle à Montpellier où son régiment tenait garnison.

Pendant plusieurs années, le père Vanière passa ses vacances au château de Secourrieu; il prenait plaisir à raconter l'histoire de Clarisse aux nombreux visiteurs de M. de Rességuier; il s'y rencontrait souvent avec le médecin Barutel qui, par esprit de contrariété, tournait en dérision le stratagème du père Vanière. J. M. CAYLA, (Constitutionnel.)

NÉ POUR ÈTRE PENDU.

Suite et fin.

III.

Tout le présageait, d'ailleurs : les vols s'étaient multipliés depuis longtemps, et Christophe avait à expier, en sus de ses iniquités, toutes celles de ses prédécesseurs punis avec trop d'indulgence: c'est là un des caractères de parfaite équité auxquels se reconnaît la loi pénale. Six hommes volent des canards, et sont simplement condamnés à la déportation. Survient un septième malfaiteur, accusé du même crime: celui-ci sera pendu. Et pourquoi cette différence ? vous demandez-vous peut-être dans votre ignorance ingénue des grands principes de philosophie législative. Pourquoi ? parce qu'au lieu de cinq, il y a eu six larrons convaincus auparavant du même délit, circonstance qui, mathématiquement, septuple le der nier. Ce n'est pas la faute des juges si le septième prévenu n'a pas volé ces canards quinze jours p'us tôt, il n'eût été que le sixième. Et il faut un exemple! tant pis pour qui sert à le donner!·

:

Christophe était de cette mauvaise passe, de venir, non pas après six, mais après vingt autres amateurs de volailles. Cependant il avait encore un chance de salut si les assises, qui heureusement allaient s'ouvrir, étaient présidées par M. Justice Butter, il pouvait en être quitte pour le fouet et une prison de quelques jours. Si au contraire il avait affaire au baron Sus-per-Coll, autant valait qu'il se penit lui-même ; car, sans nul doute, il serait pendu.

Comme on peut bien le penser, ce fut le baron Sus-per-Coll qui, cette fois, wint présider les assises d'Hempenfield; chacun reconnut à ce trait la destinée du pauvre Christophe.

Le baron méritait en effet toute sa réputation, et c'était véritablement beaucoup dire. Pendre était pour lui une passion plutôt qu'un devoir ; et chose singulière, à peine avait-elle touché son front de marbre, que cette impassible physionomie s'altérait; des larmes lui venaient aux yeux, sa voix prenait un accent tout particulier de commisération et de sympathie. Le condamné lui était un frère. Deux causes bâtèrent le trépas de ce digne magistrat, qui mourut à l'àge peu avancé de quatre-vingt-quatre ans. Un domestique maladroit oublia de faire sécher l'hermine qu'il avait trempée de larmes en une audience solennelle, et qu'il remit le lendemain par mégarde. Peu de jours après cette imprudence, en arrivant dans une ville où d'ordinaire les assises donnaient beaucoup, il trouva la prison vide, et reçut des mains du shériff les gants blancs symboliques qui attestaient l'innocence du district. Le baron frissonna, pâlit, et fut immédiatement saisi d'une fièvre chaude; il traîna quelques jours et rendit le dernier soupir.

Mais revenons à notre histoire : le baron n'était pas mort encore. Des canards volés, c'est-à-dire leurs têtes, avaient été retrouvés entre les mains de Christophe Snub. Le propriétaire des susdits canards venait affirmer leur identité. L'issue d'un tel procès, jugé par le baron Sus-perColl, ne pouvait être douteuse; une autre circonstance s'élevait d'ailleurs contre le prévenu. Auguste Doublebrain, ce jeune homme si pieux et si peu fait pour le crime, avait secrètement quitté la ville, entraîné sans doute à quelque imprudence par les conseils et les pernicieux exemples de son ami.

reconnaissait, à ne s'y pouvoir méprendre, les deux têtes qui avaient échappé au feu. « C'étaient bien celles de ses canards ; il en jurerait sans plus hésiter que s'il se fût agi de celles de ses enfans. Entre les deux, à distinguait parfaitement la tête du plus jeune; il était prêt à en lever la main... etc., etc. »

Entre autres antipathies, le baron Sus-per-Coll ne pouvait souffrir les témoins à paroles présomptuenses. Plus le maître des canards insistait, plus le magistrat se sentait ennuyé, irrité, malheureux de voir s'étaler, dans toute son impertinente confiance, ce vulgaire personnage. Aussi, par un soudain retour, il éprouva pour l'accusé un singulier accès de sympathie. Le témoin continuait cependant à déblatérer avec une indécente volubilité; et l'on entendit bientôt le baron Sus-per Colll-s'adresser à lui-même, mais de façon à être entendu de tous, des oh! oh! dubitauls, des bah! des tut! tut! tout à fait sceptiques.

« L'animal' s'écria-t-il même à de certains détails, comment ose-t-il affirmer cela par serment?

[ocr errors]

Et vous jurez, reprit pour la dixième fois l'accusateur public, vous jurez que celle tête est celle de votre plus jeune canard ?

Je le jure, répliqua le témoin; je le jurerai jusqu'à demain matin. Bah! bah! bah!... murmura le baron, toujours en se parlaut à luimême; tète de canard et tête de canard se ressemblent comme auf de cane et œuf de cane. »

L'avocat, placé immédiatement au dessous du président, ne perdit pas une seule de ces paroles secourables; il bondit à l'instant sur son siége, et d'un ton de fausset à déchirer le timpan d'une statue de bronze :

Je tiens fe fil de l'affaire, je le tiens, s'écria-il. Avancez un peo, mon brave homme, continua-il en s'adressant au témoin, une question, une simple question; mais songez que vous allez me répondre sous la foi, sous la redoutable foi du serment !... Est-il vrai, ou n'est-il pas vrai... - Levez la main ! - Est-il vrai, ou n'est-il pas vrai, qu'une tête de canard ressemble autant à une tête de canard qu'un œuf de cane à un œuf de cane? »

Et il atten-lit la réponse d'un air de triomphe.

La plume tomba des mains du baron; sa figure prit une expression ma jestueuse, et tandis que le témoin, évidemment embarrassé, se grattait encore la tête sans répondre, il se leva lentement, une main appuyée sur son pupître :

« Monsieur Mantrap, dit-il, s'adressant au défenseur, je vois le doigt de Dieu dans cette affaire : cette même question que vous avez posée au témoin avec une sagacité, une énergie si admirables, je venais à l'instant de me l'adresser à moi même. »

Le témoin se grattait encore la tête; le présidert lui tourna le dos, non sans lui jeter up imposant coup d'œil :

« Gentlemen, poursuivit-il, parlant aux jurés, mon avis est que le prisonnier doit être immédiatement relâché. Il n'y a vraiment pas lieu à suivre. »

A ces mots, Christophe s'élançait déjà hors de son banc, lorsqu'il s'entendit interpeller par le magistrat :

«Christophe Snub, lui disait le baron, un grand bonheur vous arrive aujourd'hui si vous dérobâtes ou non les canards de cet homme... c'est le secret impénétrable de votre conscience. Quoi qu'il en soit, vous avez les plus grandes obligations à la sagesse, à la prévoyance, à l'admirable Kit comparut enfin aux assises. L'assurance de son maintien révolta tous sagacité de votre défenseur. Les débats pouvaient avoir une tout autre les honnêtes gens d'Hempenfield. Lorsqu'il eût dû courber la tête sous le issue; et quand je songe au grand nombre de méfaits perpétrés depuis poids de ses méfaits, lorsque toute sa contenance aurait dû exprimer le quelque temps contre les droits sacrés de la propriété... lorsque j'entends remords et la crainte, pouvait-on souffrir de le voir, droit comme un I, la voix de la société outragée qui réclame impérieusement de salutaires promener autour de lui des regards sereins? Dès le commencement des exemples... je me vois contraint à remplir dans toute leur rigueur mes débats, les yeux du président Sus-per-Coll semblèrent chargés d'une hu- pénibles devoirs... (Ici le baron Sus-per-Coll, dominé par l'habitude, se midité qui ne présageait rien de bon; un orage de larmes s'y amoncelait prit à verser quelques larmes.) Profitez donc du temps qui vous est enévidemment, prêt à fondre tout à coup sur l'accusé; chacun savait bien core accordé... cessez désormais de compter sur la clémence des hommes, ce que cela voulait dire, et Christophe Snub frisait en ce moment la po- et tourrez les yeux, je vous y exhorte, vers... Ah! diable! J'oubliais... » tence. Le propriétaire des canards vint faire une déposition « considéra-reprit brusquement le pathétique orateur, en s'essuyant les yeux à la hâblement détaillée, » disait le lendemain le journal du comté. Cẹ témoin | te; il venait de se rappeler l'acquittement de Christophe : aussi continua

t-il d'une voix de tonnerre: « Vous l'échappez belle, jeune homme. Allez donc, et que je ne vous revoie plus ici ! »

Les gens d'Hempenfield ne comprenaient rien à ce résultat imprévu ; fallait-il donc attendre les assises suivantes pour voir se réaliser la vieille prédiction? Né pour être pendu, Christophe Snub avait frustré bien longtemps le bourreau de ses droits.

Le pauvre diable sortit de prison plus déconsidéré que jamais, en dépit de la présomption légale qui garantissait sa complète innocence.

(Voilà le pauvre Kit échappé encore une fois à la fatalité d'un avenir que les fredaines de son camarade semblaient lui rendre inévitable. Quelle fut la fin de Kitt? Fut-il pendu, ne le fut-il pas? Brusquons les événemens et suivons le pauvre garçon sur un navire, où il s'embarque pour fair un pays maudit.

IV.

Christophe Snab passi cinq années sur mer. Un homme comme lui, spécialement né pour être pendu, n'avait à redouter aucun des périls ordinaires de la navigation. Sa destinée, bien mieux qu'un corselet de liége, l'empêchait de se noyer; les vagues n'auraient pas voulu de lui. Au bout de ce temps, le vaisseau où il était fut pris par des corsaires barbaresques et l'équipage mis en vente en lots séparés, comme un simple bétail. Christophe devint, après maints débats, la propriété d'un More fort opulent, lequel voulut bien faire cette emplette, encore que notre héros fùt Anglais. « J'ai déjà un de ces chiens à poil blond parmi mes esclaves, disait ce brave homme, et c'est un vaurien paresseux dont je me déferais volon tiers pour la moitié de ce qu'il me coûte. »>

Snub suivit son nouveau maître avec un chagrin mêlé d'inquiétude. La figure de Muley-Hassan-Ali-Bibbubbob (ainsi se nommait ce grave personnage) ne lui revenait qu'à moitié. Il croyait y voir des indices de sévérité qui lui promettaient plus de bastonnades que de récompenses. Il se trompait cependant: bien que la bastonnade et le fouet ne fussent pas étrangers à l'existence normale de ses esclaves, Muley-Hassan, propriétaire économe, n'en usait que très modérément. Un grand mois s'était écoulé depuis que, pour la dernière fois, il avait fait étrangler un de ses serviteurs.

A peine installé dans la maison de ce More très clément, Snub fut employé à bécher et à transporter des terres. Au soleil couché, son travail finit, et on l'envoya dormir dans le chenil qu'occupait déjà son compatriote. Avant qu'il n'en eût franchi le seuil, cet esclave, son compagnon de misère, poussant un grand cri, sortit à sa rencontre et le vint embrasser étroitement :

Quel bonheur ! quelle rencontre ! eh quoi! Christophe, vous ici? » Cette voix fit tressaillir Snub, qui, se dégageant de l'étre'nte à laquelle il était soumis, finit par reconnaître, malgré son affreuse maigreur et les haillons dont il était couvert, le personnage qui l'accueillait avec tant de tendresse. C'était son ancien, son fatal ami, Auguste Doublebrain. Christophe lui devait le déshonneur, la prison, l'exil, l'esclavage; cependant à sa vue il ne put retenir ses larmes, ni s'empêcher de l'embrasser comme un frère.

« Grand Dieu! lui demanda-t-il ensuite, comment vous trouvez-vous ici?

- C'est toute une histoire, répondit Doublebrain, et il la raconta. Son récit fut long, et néanmoins il y manquait plusieurs chapitres, omis, si nous ne nous trompons, plutôt qu'oubliés, et qui l'auraient merveilleusement éclaircie. En somme, il se plaignait beaucoup du chaudronnier et du bohémien. Redoutant que ses instincts moraux ne l'amenassent à faire connaître sur leur compte des vérités fàcheuses, ils l'avaient insensiblement attiré vers la côte, et là, un beau jour, amarré à bord d'un caboteur spécialement destiné à se laisser prendre par des pirates prévenus d'avance. Par suite de cette opération de commerce, il avait été vendu à Muley-Hassan-Ali-Bibbubbob, chez lequel il servait depuis deux années. Faudra-t-il donc vivre et mourir ici? s'écria notre héros au déses

[merged small][ocr errors][merged small]
[blocks in formation]

- Diable, diable !... et ces femmes sont-elles très belles? demanda Christophe.

La question fit frissonner Doublebrain des pieds à la tête.

-Je ne les ai point regardées, mon ami Kil.... et, vinssent-elles me le demander à quatre pattes, je n'ouvrirais pas les yeux pour les voir. On dit qu'elles sont délicieusement jolies, et je m'en tiens, là-dessus, à l'opinion des autres.

Laissons maintenant s'écouler une année entière durant laquelle la situation des deux amis 1 esta la même à tous égards. Seulement l'heureux caractère de Christophe allégeait pour lui le poids des fers, tandis qu'Auguste Doublerain, n'entendant point parler de son oncle, devenait chaque jour plus inquiet et plus tracassier, il eut bien le cœur de reprocher à son ami les élans de son innocente galté: «Vous n'aimez pas votre pays, lui disait-il de temps en temps; sans cela, vous ne sauriez vivre comme vous le faites avec ces païens. »

Depuis près d'un mois, Christophe travaillait dans les jardins qui entouraient le harem du vieux More. Plus d'une fois, en voyant passer auprès de lui, sous de longs voiles blancs, une des vingt beautés qui l'habitaient, il sentit son cœur battre au souvenir de Polly Spicer, jeune fille de son pays. Plus d'une fois il fut sur le point de lever les yeux ; mais il songeait alors aux inconvéniens d'une cravate trop serrée, et se commandait de regarder à terre. Chaque jour c'étaient de nouveaux combats entre ses craintes et sa curiosité; chaque nuit il s'applaudissait d'avoir tenu bon. Un soir cependant, comme il venait d'achever sa tâche, il entendit la plus harmonieuse voix du monde moduler doncement une chanson moresque. Le berceau d'où elle venait était tout au plus à cinquante pas du pauvre esclave. Il prit son parti, et résolut, coûte que coûte, de voir la belle chanteuse. Se glissant, sur la pointe du pied, vers l'endroit où il l'entendait, il écarta quelques branches, et, levant les yeux, il vit..... le terrible Muley Hassan-Ali Bibbubbob accroupi sur des coussins et fumant sa pipe. A ses pieds était une femme que notre héros n'eut pas le temps d'entrevoir, mais qui poussa aussitôt des cris de terreur. MuleyHassan se leva lestement, et Christophe prit ses jambes à son cou. La femme outragée ne l'avait heureusement pas reconnu; mais elle affirmait que le coupable était un des deux esclaves chrétiens. Son mari, qui la gâtait un peu, lui promit la tète de l'insolent.

A la grande terreur des deux amis, mais surtout d'Auguste Doublebrain, on les fit comparaître devant le vieux More. Kit protesta fermement qu'il n'avait point donné lieu à l'accusation portée contre lui, et Doublebrain, pleurant à chaudes larmes, offrit de jurer sur l'Evangile que jamais il n'avait commis le crime dont on le soupçonnait. Dans la perplexité où le jetait cette double dénégation, Muley-Hassan eut d'abord l'heureuse idée de faire couper la tête aux deux esclaves. Il se ravisa cependant, et leur accorda un répit de trois jours. Si dans ce laps de temps le coupable se déclarait, lui seul porterait la peine du crime commis et serait pendu comme un chien. Si, au contraire, il persistait dans son silence, on en finirait avec tous les deux.

[blocks in formation]

Ah ça! mais vous n'y songez pas; c'est odieux, c'est infâme, c'est le comble de la perversité, que de faire expier à un autre la faute dont on est coupable.

Couac, couac, couac ! fredonnait Suub, par manière d'argument ad hominem. Mais Doublebrain n'avait gardé aucun souvenir des quatre canards et de sa perfidie.

[ocr errors]

-Vous n'avez pas, continua-t-il, le cœur fermé à toute pitié.

Absolument fermé... comme avec un bouchon, répliqua Christophe, à qui cette locution malheureuse venait de rappeler le cimetière d'Hempenfield, les jeux sacriléges de Doublebrain et le pilori auquel il l'avait laissé attacher.

Voyant tous ses raisonnemens et toutes ses supplications inutiles, Auguste tomba malade de peur. Le More, craignant qu'il n'échappât à sa justice, lui envoya un médecin, lequel soigna et abreuva si bien le pauvre diable, qu'au bout de vingt-quatre heures il était dans un état désespéré. Le docteur partit déclarant sa science désormais inutile.

-Me voilà mourant, dit Auguste à son ami, et cette fois, contre son habitude, il disait vrai; - me voila mourant, et bien que j'aie peut-être quelques reproches à m'adresser, du moins à votre égard, j'espère que vous n'en conserverez pas de ressentiment.

- Non, sur ma foi, s'écria Snub... je vous pardonne tout... Seulement rendez-moi un petit service. Puisque aussi bien vous quittez ce monde, prenez sur vous la petite faute en question.

Quoi !... la... la femme du More?

Rappelez-vous, reprit vivement Christophe, que vos bouchons m'ont valu les ceps, vos canards la prison, et que...

- Mais si j'allais guérir ! dit Doublebrain.

-

-Soyez tranquille... c'est impossible.

Le médecin n'est pas là!

- N'importe ! vous êtes un homme mort.

En effet, son état s'aggravait de plus en plus. Auguste, lorsqu'il se crut à ses derniers momens, par peur du diable, voulant réparer en partie ses torts envers son ami Kit et effacer par un pieux mensonge toutes les impostures de sa vie, déclara que lui seul était coupable d'avoir regardé la femme de Muley-Hassan. Chose étrange! à peine avait-il assumé sur lui cette responsabilité mortelle, que sa santé parut s'améliorer, et, de fait, trois jours après il était guéri. Vainement alors voulut-il prétendre qu'il avait menti pour sauver son ami; vainement en appela-t-il à Christophe lui-même, qu'il sommait de reconnaître son crime; Christophe hochait tristement la tête, et le More, qui tenait à ses décisions, fit pendre haut et court... Auguste Doublebrain.

--

L'infortuné!... Trois jours après sa mort, sa rançon, envoyée par son oncle, fut apportée à Muley-Hassan, qui, sans rien vouloir éclaircir, se hâta de la recevoir en échange de Christophe Snub. Notre héros revint donc à Hempenfield, épousa Polly Spicer, ouvrit une boutique, et, comme l'atteste une des tombes du cimetière, mourut dans son lit à l'âge de soixante-trois ans.

Il ne faut jamais dire d'un homme, voire d'un mauvais sujet, qu'il est né DOUGLAS JERROLD. pour être pendu.

(Si le lecteur partage nos impressions, il se félicitera de voir que Kit échappe à la fatale prédiction qui avait plané sur sa vie entière; mais il trouvera que la direction naturelle et véritable de ce petit roman est faussée. Qu'importe ! l'auteur anglais songeait avant tout, ainsi que certains écrivains de notre patrie, à composer une auvre de détails. Il fait bon marché du fond de son drame; imitons-le, et, si cette nouvelle vous a

[blocks in formation]

N'est-il pas vrai, monsieur ? Ce n'est pas à nous qu'on peut faire pren dre le change. Est-ce que c'est Joconde, ça, le Joconde de Martin ? Martin! Gavaudan! Boulanger!.....

- Et Jeannette, monsieur! la séduisante Jeannette! Aussi, quel tapage d'applaudissemens! et quel assemblage de jolies femmes, quelles toilettes! Les loges étaient un vrai parterre...

-Emaillé de fleurs. Eh! ch! (Ils rient tous deux.)

– On dirait maintenant que les femmes ne pensent plus à plaire.

- Les jeunes gens s'en occupent si peu. Ils aiment mieux lire aujourd'hui le Moniteur parisien.

Oui, cela coûte moins cher qu'un bouquet de camélias ou de roses dont nous allions, nous autres, faire hommage aux dames dans les entr'actes. Je me souviendrai toujours, monsieur, qu'à la troisième représentation de Joconde, du vrai Joconde, c'était le 7 mars 1814, je ne pus pas avoir à moins de vingt-quatre francs un bouquet de violettes gros comme ça; il y en avait peut-être cinquante.

[ocr errors]

Un louis pour cinquante violettes!

- Ah!... si elles ne m'avaient coûté que cela!

Ces derniers mots furent accompagnés d'un profond soupir dont la curiosité du voisin allait sans doute solliciter l'explication, quand le mouvement des spectateurs, qui s'empressaient de regagner leurs places, vint couper court à l'entretien. Le deuxième acte commença, mais ni Jeannette, ni Lucas, ni les grimaces du bailli ne parurent cette fois émouvoir d'une manière quelconque l'admirateur passionné de l'œuvre de Nicolo. Lorsqu'on eut baissé le rideau, il se leva comme réveillé d'un songe pénible, et il s'apprêtait à sortir, lorsqu'un jeune homme, mis avec élégance, l'arrêta doucement par le bras:

Enchanté de vous voir, mon oncle! Mais je ne vous savais pas dilettante au point de venir assister en stalle louée aux premières représen tations.

-Tu appelles cela une première représentation, toi. Je ne te souhaite pas, mon garçon, de ne rencontrer sur ton chemin que des primeurs du même genre.

Il y avait dans le ton du vieillard une nuance d'ironie qui n'échappa point à son neveu. Mais celui-ci était fait à ces courtes brusqueries, compensées d'ailleurs par les témoignages constans d'une affection toute paternelle, et d'ailleurs il savait le secret de la petite rancune qu'affectait de lui montrer M. Duvernoy.

Riche orphelin, Alfred Persicux était encore sous la tutelle de son oncle. Je dis encore, car Alfred avait vingt-quatre ans, et l'heure de son émancipation était bien sonnée. Mais livré tout entier aux plaisirs de son âge, appréciant à sa juste valeur l'exemption de soucis et de tracas qui résultait pour lui du dépôt de sa fortune entre des mains expérimentées, d'année en année il avait supplié M. Duvernoy de conserver la gestion de

[ocr errors]
« ZurückWeiter »