le droit de prostituer la pensée: mais la raison se changerait en sophisme, et les esprits deviendraient d'autant plus subtils que les caractères seraient plus avilis. L'agitation inséparable d'un gouvernement républicain met souvent en péril la liberté ; et si ses chefs n'offrent pas la double garantie du courage et des lumières, la force ignorante ou l'adresse perfide précipitent tôt ou tard le gouvernement dans le despotisme. Il faut, pour le bonheur du genre humain, que les grands hommes chargés de sa destinée possèdent presque également un certain nombre de qualités très-différentes: un seul genre de supériorité ne suffit pas pour captiver les diverses classes d'opinions et d'estime; un seul genre de supériorité ne personnifie point assez, si je puis m'exprimer ainsi, l'idée qu'on aime à se faire d'un homme célèbre. Si les paroles n'ont pas éloquemment instruit du motif des actions, si les actions n'ont pas consacré la vérité des paroles, la mémoire garde un souvenir isolé des paroles et des actions. Le guerrier sans lumières ou l'orateur sans courage n'enchaîne point votre imagination; il reste toujours en vous des sentiments qu'il n'a pas captivés, et des idées qui le jugent. Les anciens éprouvaient une admiration passionnée pour leurs illustres chefs, dont la grandeur native imprimait son caractère à des talents divers et à des gloires différentes. Le mélange des qualités supérieures, bien que plaçant plus haut celui qui les possède, établit cependant plus de rapports entre l'homme extraordinaire et les autres hommes. Une faculté quelconque qui serait en disproportion avec toutes les autres, paraîtrait une bizarrerie de la nature, tandis que la réunion de plusieurs facultés tranquillise la pensée et attire l'affection. L'être moral d'un grand homme doit présenter cette organisation, cette balance, cette compensation, qui seule donne l'idée, dans les caractères comme dans les gouvernements, du repos et de la stabilité. Mais, dira-t-on, ce qu'on doit craindre avant tout dans une république, c'est l'enthousiasme pour un homme; et loin de désirer cette parfaite réunion que vous croyez presque nécessaire, nous recherchons au contraire ces instruments de succès qui font des discours, des décrets ou des conquêtes, comme on exercerait une profession exclusive, sans avoir une idée de plus que celles de leur métier. Rien n'est moins philosophique, c'est-à-dire rien ne conduirait moins au bonheur, que ce système jaloux qui voudrait ôter aux nations leur rang dans l'histoire, en nivelant la réputation des hommes. On doit propager de tous ses efforts l'instruction générale; mais à côté du grand intérêt de l'avancement des lumières, il faut laisser le but de la gloire individuelle. La république doit donner beaucoup plus d'essor que tout autre gouvernement à ce mobile d'émulation; elle s'enrichit des travaux multipliés qu'il inspire. Un petit nombre d'hommes arrivent au terme: mais tous l'espèrent; et si la renommée ne couronne que le succès, les essais mêmes ont souvent une obscure utilité. Il ne faut pas ôter aux grandes àmes leur dévotion à la gloire; il ne faut pas ôter aux peuples le sentiment de l'admiration. De ce sentiment dérivent tous les degrés d'affection entre les magistrats et les gouvernés. Qu'est-ce qu'un jugement appréciateur et calme dans nos nombreuses associations modernes! Des milliers d'hommes peuvent-ils se décider d'après leurs propres lumières! N'est-il pas nécessaire qu'une impulsion plus animée se communique à cette multitude qu'il est si difficile de réunir dans une même opinion? Si vous laissez la nation froide sur l'estime, vous brisez en elle aussi le ressort du mépris; et si quelques détracteurs libellistes confondent dans leurs écrits l'homme vertueux et le criminel, vous n'aurez point inspiré à tous les citoyens ce mouvement d'un saint amour pour leur bienfaiteur, ce mouvement qui repousse la calomnie comme un sacrilége. Vous ne pouvez attacher le peuple à l'idée même de la vertu, qu'en la lui faisant comprendre par les actions généreuses et le caractère moral de quelques hommes. On croit assurer davantage l'indépendance d'un peuple en s'efforçant de l'intéresser uniquement à des principes abstraits; mais la multitude ne saisit les idées que par les événements; elle exerce sa justice par des haines et des affections: il faut la dépraver pour l'empêcher d'aimer; et c'est par l'estime de ses magistrats qu'elle arrive à l'amour de son gouvernement. La gloire des grands hommes est le patrimoine d'un pays libre; après leur mort, le peuple entier en hérite. L'amour de la patrie ne se compose que de souvenirs. Combien n'admire-t-on pas dans l'éloquence antique les sentiments respectueux que faisaient naître les regrets consacrés aux morts illustres, les hommages rendus à leur mémoire, les exemples offerts en leur nom à leurs successeurs! La nature a tout animé; l'homme voudrait-il tout changer en abstraction? Le principe d'une république où l'égalité politique est consacrée, doit être d'établir les distinctions les plus marquées entre les hommes, selon leurs talents et leurs vertus. Les nations libres doivent avoir dans leurs tribunaux des juges inébranlables qui rendent la justice à tous, sans aucun mélange d'indignation ou d'enthousiasme. Mais lorsqu'elles ont chargé leurs magistrats de la puissance impassible des lois, elles peuvent se livrer sans danger au libre essor de l'approbation et du blame; elles peuvent offrir aux grands hommes le seul prix pour lequel ils veulent se dévouer, l'opinion du temps présent et de l'avenir, l'opinion, seule récompense, seule illusion dont la vertu même n'ait jamais la force de se détacher. Et César, et Cromwel, pensez-vous, dira-t-on, que l'enthousiasme qu'ils ont inspiré ne soit pas devenu fatal à la liberté de leur patrie? L'enthousiasme qu'inspire la gloire des armes est le seul qui puisse devenir dangereux à la liberté; mais cet enthousiame même n'a de suites funestes que dans les pays où diverses causes ont détruit l'admiration méritée par les qualités morales ou les talents civils. C'est parce qu'à Rome, c'est parce qu'en Angleterre, de longs crimes, de longs malheurs, avaient dégoûté la nation d'accorder son estime, que la république fut renversée. Et cependant quelle puissance lutta seule contre César? Ce ne furent ni les institutions des Romains, ni leur sénat, ni leurs armées; ce fut la considération d'un seul homme, ce fut le respect qu'on avait encore pour Caton. Ce respect balança les destinées, et César ne put se croire le maître que quand cet homme n'exista plus. Caton représentait sur la terre la puissance de la vertu. Rome P'admirait, de cette admiration libre qui honore la nation qui l'éprouve, et présente à la tyrannie mille fois plus d'obstacles que la confusion des noms, des actions et des caractères. On voudrait appeler cette confusion une république philosophique; et ce ne serait, en effet, que des combats sans victoire, des bouleversements sans but et des malheurs sans terme. La réputation, les suffrages constamment attachés aux hommes qui ont honorablement rempli la carrière des affaires publiques, sont l'un des premiers moyens de conserver la liberté; et ce qui peut contribuer le plus efficacement aux progrès des lumières, c'est de mêler ensemble, comme chez les anciens, la carrière des armes, celle de la législation et celle de la philosophie. Rien n'anime et ne régularise les méditations intellectuelles, comme l'espoir de les rendre immédiatement utiles à l'espèce humaine. Lorsque la pensée peut être le précurseur de l'action, lorsqu'une réflexion heureuse peut à l'instant se transformer en une institution bienfaisante, quel intérêt l'homme ne prend-il pas au développement de son intelligence! Il ne craint plus de consumer en lui-même le flambeau de la raison, sans pouvoir jamais porter sa lumière sur la route de la vie active; il n'éprouve plus cette espèce de honte que ressentait le génie condamné à des occupations spéculatives devant l'homme le plus médiocre, si cet homme, revêtu d'un pouvoir quelconque, pouvait sécher des larmes, rendre un service utile, faire du bien au moins à quelqu'un sur la terre. Lorsque la pensée peut contribuer efficacement au bonheur de l'homme, sa mission devient plus noble, son but s'agrandit; ce n'est plus seulement une rêverie douloureuse, parcourant tous les maux de l'univers sans pouvoir les soulager, c'est une arme puissante que la nature donne, et dont la liberté doit assurer le triomphe. Les vainqueurs redoutent les soldats qui ont conquis leur empire avec eux; les prêtres ont peur du fanatisme même d'où dépend tout leur pouvoir; les ambitieux se défient de leurs instruments: mais les hommes éclairés, parvenus aux premières places de l'État, ne cessent point d'aimer et de propager les lumières. La raison n'a rien à craindre de la raison, et les esprits philosophiques fondent leur force sur leurs pareils. Après avoir examiné les divers principes de l'émulation parmi les hommes, je crois utile de considérer quelle influence les femmes peuvent avoir sur les lumières. Ce sera l'objet du chapitre suivant. CHAPITRE IV. Des femmes qui cultivent les lettres. << Le malheur est comme la montagne noire de Bember, aux extrémités du royaume brûlant de Lahor. Tant que vous la montez, vous ne voyez << devant vous que de stériles rochers; mais quand << vous êtes au sommet, le ciel est sur votre tête, « et à vos pieds le royaume de Cachemire. >>> (La Chaumière indienne, par BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.) L'existence des femmes en société est encore incertaine sous beaucoup de rapports. Le désir de plaire excite leur esprit; la raison leur conseille l'obscurité; et tout est arbitraire dans leurs succès comme dans leurs revers. Il arrivera, je le crois, une époque quelconque, où des législateurs philosophes donneront une attention sérieuse à l'éducation que les femmes doivent recevoir, aux lois civiles qui les protégent, aux devoirs qu'il faut leur imposer, au bonheur qui peut leur être garanti; mais, dans l'état actuel, elles ne sont pour la plupart, ni dans l'ordre de la nature, ni dans l'ordre de la société. Ce qui réussit aux unes perd les autres; les qualités leur nuisent quelquefois, quelquefois les défauts leur servent ; tantôt elles sont tout, tantôt elles ne sont rien. Leur destinée ressemble, à quelques égards, à celle des affranchis chez les empereurs : si elles veulent acquérir de l'ascendant, on leur fait un crime d'un pouvoir que les lois ne leur ont pas donné; si elles restent esclaves, on opprime leur destinée. Certainement il vaut beaucoup mieux, en général, que les femmes se consacrent uniquement aux vertus domestiques ; mais ce qu'il y a de bizarre dans les jugements des hommes à leur égard, c'est qu'ils leur pardonnent plutôt de manquer à leurs devoirs que d'attirer l'attention par des talents distingués; ils |