La recherche dans les idées et les sentiments, qui vint d'Italic gàter le goût de toutes les nations de l'Europe, nuisit d'abord à la grâce française; mais l'esprit, en s'éclairant, revint nécessairement à la simplicité. Chaulieu, La Fontaine, madame de Sévigné, furent les écrivains les plus naturels, et se montrèrent doués d'une grâce inimitable. Les Italiens et les Espagnols étaient inspirés par le désir de plaire aux femmes; et cependant ils étaient loin d'égaler les Français dans l'art délicat de la louange. La flatterie qui sert à l'ambition exige beaucoup plus d'esprit et d'art que celle qui ne s'adresse qu'aux femmes; ce sont toutes les passions des hommes et tous leurs genres de vanité qu'il faut savoir ménager, lorsque la combinaison du gouvernement et des mœurs est telle, que les succès des hommes entre eux dépendent de leur talent mutuel de se plaire, et que ce talent est le seul moyen d'obtenir les places éminentes du pouvoir. Non-seulement la grâce et le goût servaient en France aux intérêts les plus grands, mais l'une et l'autre préservaient du malheur le plus redouté, du ridicule. Le ridicule est, à beaucoup d'égards, une puissance aristocratique: plus il y a de rangs dans la société, plus il existe de rapports convenus entre ces rangs, et plus l'on est obligé de les connaître et de les respecter. Il s'établit dans les premières classes de certains usages, de certaines règles de politesse et d'élégance, qui servent, pour ainsi dire, de signe de ralliement, et dont l'ignorance trahirait des habitudes et des sociétés différentes. Les hommes qui composent ces premières classes, disposant de toutes les faveurs de l'État, exercent nécessairement un grand empire sur l'opinion publique; car, à l'exception de quelques circonstances trèsrares, la puissance est de bon goût, le crédit a de la grace, et les heureux sont aimés. La classe qui dominait en France sur la nation était exercée à saisir les nuances les plus fines; et comme le ridicule la frappait avant tout, ce qu'il fallait éviter avant tout, c'était le ridicule. Cette crainte mettait souvent obstacle à l'originalité du talent; peut-être même pouvait-elle nuire, dans la carrière politique, à l'énergie des actions; mais elle développait dans l'esprit des Français un genre de perspicacité singulièrement remarquable. Leurs écrivains connaissaient mieux les caractères, les peignaient mieux qu'aucune autre nation. Obligés d'étudier sans cesse ce qui pouvait nuire ou plaire en société, cet intérêt les rendait très-observateurs. Molière, et même après lui quelques autres comiques, sont des hommes supérieurs, dans leur genre, à tous les écrivains des autres nations. Les Français n'approfondissent pas, comme les Anglais et les Allemands, les sentiments que le malheur fait éprouver; ils ont trop l'habitude de s'en éloigner pour le bien connaître: mais les caractères dont on peut faire sortir des effets comiques, les hommes séduits par la vanité, trompés par amour-propre, ou trompeurs par orgueil, cette foule d'êtres asservis à l'opinion des autres, et ne respirant que par elle, aucun peuple de la terre n'a jamais su les peindre comme les Français. La gaieté ramène à des idées naturelles; et quoique le bon ton de la société de France fût entièrement fondé sur des relations factices, c'est à la gaieté de cette société même qu'il faut attribuer ce qu'on avait conservé de vérité dans les idées et dans la manière de les exprimer. Il n'y avait pas sans doute beaucoup de philosophie dans la conduite de la plupart des hommes éclairés; ils avaient souvent eux-mêmes les faiblesses qu'ils condamnaient dans leurs ouvrages: néanmoins, ce qui relevait les écrits et les conversations, ⚫ c'était une sorte d'hommage à la philosophie, qui avait pour but de montrer que l'on connaissait de la raison tout ce que l'esprit en peut savoir, et qu'au besoin on pourrait se moquer de son ambition, de son orgueil, de son rang même, quoique l'on fût bien résolu à n'y point renoncer. La cour voulait plaire à la nation, et la nation à la cour; la cour prétendait à la philosophie, et la ville au bon ton. Les courtisans, venant se mêler aux habitants de la capitale, voulaient y montrer un mérite personnel, un caractère, un esprit à eux; et les habitants de la capitale conservaient toujours un attrait irrésistible pour les manières brillantes des courtisans. Cette émulation réciproque ne hâtait pas les progrès des vérités austères et fortes; mais il ne restait pas une idée fine, une nuance délicate, que l'intérêt ne fit découvrir à l'esprit. n ouvrage assez piquant d'Agrippa d'Aubigné distinguait, il y a plus de deux siècles, l'être et le paraître, en faisant le portrait d'un Français, le duc d'Épernon. Dans l'ancien régime, tous les Français, plus ou moins, s'occupaient extrêmement du paraître, parce que le théâtre de la société en inspire singulièrement le désir. Il faut soigner les apparences lorsqu'on ne peut faire juger que ses manières, et l'on était même excusable de souhaiter en France des succès de société, puisqu'il n'existait pas une autre arène pour faire connaître ses talents et s'indiquer aux regards du pouvoir. Mais aussi, quels nombreux sujets de comédies ne doit-on pas rencontrer dans un pays où ce ne sont pas les actions, mais les manières qui peuvent décider de la réputation! Toutes les gràces forcées, toutes les prétentions vaines, sont d'inépuisables sources de plaisanteries et de scènes comiques. L'influence des femmes est nécessairement très-grande lorsque tous les événements se passent dans les salons, et que tous les caractères se montrent par les paroles; dans un tel état de choses, les femmes sont une puissance, et l'on cultive ce qui leur plaît. Le loisir que la monarchie laissait à la plupart des hommes distingués en tous les genres était nécessairement très-favorable au perfectionnement des jouissances de l'esprit et de la conversation. Ce n'était ni par le travail, ni par l'étude qu'on parvenait au pouvoir en France: un bon mot, une certaine grace, étaient souvent la cause de l'avancement le plus rapide; et ces fréquents exemples inspiraient une sorte de philosophie insouciante, de confiance dans la fortune, de mépris pour les efforts studieux, qui poussait tous les esprits vers l'agrément et le plaisir. Quand l'amusement est non-seulement permis, mais souvent utile, une nation doit atteindre en ce genre à ce qu'il peut y avoir de plus parfait. On ne verra plus rien de pareil en France avec un gouvernement d'une autre nature, de quelque manière qu'il soit combiné; et il sera bien prouvé alors que ce qu'on appelait l'esprit français, la grâce française, n'était que l'effet immédiat et nécessaire des institutions et des mœurs monarchiques, telles qu'elles existaient en France depuis plusieurs siècles. CHAPITRE XIX. De la littérature pendant le siècle de Louis XIV '. C'est par l'étude des anciens que le règne des lettres a recommencé en Europe; mais ce n'est que longtemps après l'époque de leur renaissance que l'imitation des anciens a dirigé le goût littéraire. Les Français cultivaient la littérature espagnole au commencement du dix-septième siècle : cette littérature avait en elle une sorte de grandeur qui préserva les écrivains français de quelques défauts du goût italien alors répandu dans toute l'Europe; et Corneille, qui commence l'ère du génie français, doit beaucoup à l'étude des caractères espagnols. Le siècle de Louis XIV, le plus remarquable de tous en littérature, est très-inférieur, sous le rapport de la philosophie, au siècle suivant. La monarchie, et surtout un monarque qui comptait l'admiration parmi les actes d'obéissance, l'intolérance religieuse et les superstitions encore dominantes, bornaient l'horizon de la pensée; l'on ne pouvait concevoir aucun ensemble, ni se permettre aucune analyse dans un certain ordre d'opinions; l'on ne pouvait suivre une idée dans tous ses développements. La littérature, dans le siècle de Louis XIV, était le chef-d'œuvre de l'imagination; mais ce n'était point encore une puissance philosophique, puisqu'un roi absolu l'encourageait, et qu'elle ne portait point ombrage à son despotisme. Cette littérature, sans autre but que les plaisirs de l'esprit, ne peut avoir l'énergie de celle quia fini par ébranler le trône. On voyait des écrivains saisir quelquefois, comme Achille, l'arme guerrière au milieu des ornements frivoles; mais, en général, les livres ne traitaient point les questions vraiment importantes : les hommes de lettres étaient relégués loin des intérêts actifs de la vie. L'analyse des principes du gouvernement, l'examen des dogmes religieux, l'appréciation Je n'analyserai point avec détail ce qui concerne la littérature française; toutes les idées intéressantes ont été dites sur ce sujet. Je me borne seulement à tracer la route qui a conduit les esprits, depuis le siècle de Louis XIV jusqu'à la révolution de 1789. des hommes puissants, tout ce qui pouvait conduire à un résultat applicable, leur était totalement interdit. Le livre de Télémaque était alors une action courageuse; et Télémaque ne contient cependant que des vérités modifiées par l'esprit monarchique. Massillon, Fléchier, hasardaient quelques principes indépendants à l'abri de saintes erreurs; Pascal vivait dans le monde intellectuel des sciences et de la métaphysique religieuse; La Rochefoucauld, La Bruyère, peignaient les hommes dans le cercle des sociétés particulières, avec une prodigieuse sagacité: mais comme il n'y avait point encore de nation, les grands traits des caractères politiques, qui ne sont formés que par les institutions libres, ne pouvaient y être dessinés. Corneille, plus rapproché des temps orageux de la Ligue, montre souvent dans ses tragédies le caractère républicain; mais quel est l'auteur du siècle de Louis XIV dont l'indépendance philosophique peut se comparer à celle des écrits de Voltaire, de Rousseau, de Montesquieu, de Raynal, etc.? La pureté du style ne peut aller plus loin que dans les chefsd'œuvre du siècle de Louis XIV; et, sous ce rapport, ils doivent être toujours considérés comme les modèles de la littérature française. Ils ne renferment pas (Bossuet excepté) toutes les beautés que peut produire l'éloquence; mais ils sont exempts de tous les défauts qui altèrent l'effet des plus grandes beautés. Une société aristocratique est singulièrement favorable à la délicatesse, à la finesse du style. Il faut, pour bien écrire, des habitudes autant que des réflexions; et si les idées naissent dans la solitude, les formes propres à ces idées, les images dont on se sert pour les rendre sensibles, appartiennent presque toujours aux souvenirs de l'éducation, et de la société avec laquelle on a vécu. Dans tous les pays, mais principalement en France, les mots ont chacun, pour ainsi dire, leur histoire particulière; telle circonstance frappante a pu les ennoblir, telle autre les dégrader. Un auteur peut rendre à jamais ridicule une expression dont il s'est inconvenablement servi; un usage, une opinion, un culte peuvent relever ou avilir par des idées accessoires l'image la plus naturelle. C'est dans le cercle resserré d'un petit nombre d'hommes supérieurs, soit par leur éducation, soit par leur mé |