glais ont dû les rendre ennemis de tout ce qui rappelle la France; mais une impartialité plus équitable dirigerait les opinions des Allemands. Ils s'entendent mieux que nous à l'amélioration du sort des hommes; ils perfectionnent les lumières, ils préparent la conviction; et nous, c'est par la violence que nous avons tout essayé, tout entrepris, tout manqué. Nous n'avons fondé que des haines, et les amis de la liberté marchent au milieu de la nation, la tête baissée, rougissant des crimes des uns et calomniés par les préjugés des autres. Vous, nation éclairée, vous, habitants de l'Allemagne, qui peut-être une fois serez, comme nous, enthousiastes de toutes les idées républicaines, soyez invariablement fidèles à un seul principe, qui suffit, à lui seul, pour préserver de toutes les erreurs irréparables. Ne vous permettez jamais une action que la morale puisse réprouver ; n'écoutez point ce que vous diront quelques raisonneurs misérables sur la différence qu'on doit établir entre la morale des particuliers et celle des hommes publics. Cette distinction est d'un esprit faux et d'un cœur étroit; et si nous périssions, ce serait pour l'avoir adoptée. Voyez ce que fait le crime au milieu d'une nation: des persécuteurs toujours agités, des persécutés toujours implacables; aucune opinion qui paraisse innocente, aucun raisonnement qui puisse être écouté; une foule de faits, de calomnies, de mensonges tellement accumulés sur toutes les têtes, que, dans la carrière civile, il reste à peine une considération pure, un homme auquel un autre homme veuille marquer de la condescendance; aucun parti fidèle aux mêmes principes; quelques hommes réunis par le lien d'une terreur commune, lien que rompt aisément l'espérance de pouvoir se sauver seul; enfin une confusion si terrible entre les opinions généreuses et les actions coupables, entre les opinions serviles et les sentiments généreux, que l'estime errante ne sait où se fixer, et que la conscience se repose à peine avec sécurité sur elle-même. Il suffit d'un jour où l'on ait pu prêter un appui par quelques pensées, par quelques discours, à des résolutions qui ont amené des cruautés et des souffrances; il suffit de ce jour pour tourmenter la vie, pour détruire au fond du cœur et le calme et cette bienveillance universelle que faisait naître l'espoir de trouver des cœurs amis partout où l'on rencontrait des hommes. Ah! que les nations encore honnêtes, que les hommes doués de talents politiques, qui ne peuvent se faire aucun reproche, conservent précieusement un tel bonheur! et si leur révolution commence, qu'ils ne redoutent au milieu d'eux que les amis perfides qui leur conseilleront de persécuter les vaincus. La liberté donne des forces pour sa défense, le concours des intérêts fait découvrir toutes les ressources nécessaires, l'impulsion des siècles renverse tout ce qui veut lutter pour le passé contre l'avenir: mais l'action inhumaine sème la discorde, perpétue les combats, sépare en bandes ennemies la nation entière; et ces fils du serpent de Cadmus, auxquels un Dieu vengeur n'avait donné la vie qu'en les condamnant à se combattre jusqu'à la mort, ces fils du serpent, c'est le peuple, au milieu duquel l'injustice a longtemps régné. CHAPITRE XVIII. Pourquoi la nation française était-elle la nation de l'Europe qui avait le plus de grâce, de goût et de gaieté. La gaieté française, le bon goût français, avaient passé en proverbe dans tous les pays de l'Europe, et l'on attribuait généralement ce goût et cette gaieté au caractère national; mais qu'est-ce qu'un caractère national, si ce n'est le résultat des institutions et des circonstances qui influent sur le bonheur d'un peuple, sur ses intérêts et sur ses habitudes? Depuis que ces circonstances et ces institutions sont changées, et même dans les moments les plus calmes de la révolution, les contrastes les plus piquants n'ont pas été l'objet d'une épigramme ou d'une plaisanterie spirituelle. Plusieurs des hommes qui ont pris un grand ascendant sur les destinées de la France étaient dépourvus de toute apparence de grâce dans l'expression et de brillant dans l'esprit: peut-être même devaient-ils une partie de leur influence à ce qu'il y avait de sombre, de silencieux, de froidement féroce dans leurs manières comme dans leurs sentiments. Les religions et les lois décident presque entièrement de la ressemblance ou de la différence de l'esprit des nations. Le climat peut encore y apporter quelques changements : mais l'éducation générale des premières classes de la société est toujours le résultat des institutions politiques dominantes. Le gouvernement étant le centre de la plupart des intérêts des hommes, les habitudes et les pensées suivent le cours des intérêts. Examinons quels avantages d'ambition on trouvait en France à se distinguer par le charme de la grâce et de la gaieté, et nous saurons pourquoi ce pays offrait de l'une et de l'autre tant de parfaits modèles. Plaire ou déplaire était la véritable source des punitions et des récompenses qui n'étaient point infligées par les lois. Il y avait dans d'autres pays des gouvernements monarchiques, des rois absolus, des cours somptueuses; mais nulle part on ne trouvait réunies les mêmes circonstances qui influaient sur l'esprit et les mœurs des Français. Dans les monarchies limitées, comme en Angleterre et en Suède, l'amour de la liberté, l'exercice des droits politiques, des troubles civils presque continuels, apprenaient aux rois qu'ils avaient besoin de rencontrer dans leurs favoris de certaines qualités défensives, apprenaient aux courtisans que même pour être préférés par les rois, il fallait pouvoir appuyer leur autorité sur des moyens indépendants et personnels. En Allemagne, de longues guerres et la fédération des États prolongeaient l'esprit féodal, et n'offraient point de centre où toutes les lumières et tous les intérêts pussent se réunir. Les despotes de l'Orient et du Nord avaient trop besoin d'inspirer la crainte pour exciter d'aucune manière l'esprit de leurs sujets; et le désir de plaire à ses maîtres est une sorte de familiarité avec eux qui effaroucherait leur tyrannie. Dans les républiques, de quelque manière qu'elles fussent constituées, il était trop nécessaire aux hommes de se défendre ou de se servir les uns des autres pour établir entre eux des rapports d'agrément et de plaisir. La galanterie des Maures, l'existence qu'elle donnait aux femmes, auraient pu approcher à quelques égards les Espagnols de l'esprit français; mais les superstitions auxquelles ils se sont livrés ont arrêté parmi eux tous les genres de progrès aimables ou sérieux; et l'esprit paresseux du Midi a tout abandonné à l'activité du sacerdoce. Ce n'était donc qu'en France où l'autorité des rois s'étant consolidée par le consentement tacite de la noblesse, le monarque avait un pouvoir sans bornes par le fait, et néanmoins, incertain par le droit. Cette situation l'obligeait à ménager ses courtisans mêmes, comme faisant partie de ce corps de vainqueurs, qui tout à la fois lui cédait et lui garantissait la France, leur conquête. La délicatesse du point d'honneur, l'un des prestiges de l'ordre privilégié, obligeait les nobles à décorer la soumission la plus dévouée des formes de la liberté. Il fallait qu'ils conservassent dans leurs rapports avec leur maître une sorte d'esprit de chevalerie, qu'ils écrivissent sur leur bouclier: POUR MA DAME ET POUR MON ROI, afin de se donner l'air de choisir le joug qu'ils portaient; et mêlant ainsi l'honneur avec la servitude, ils essayaient de se courber sans s'avilir. La grâce était, pour ainsi dire, dans leur situation, une politique nécessaire ; elle seule pouvait donner quelque chose de volontaire à l'obéissance. Le roi, de son côté, devant se considérer, à quelques égards, comme le dispensateur de la gloire, comme le représentant de l'opinion, ne pouvait récompenser qu'en flattant, punir qu'en dégradant. Il fallait qu'il appuyat sa puissance sur une sorte d'assentiment public, dont sa volonté sans doute était le premier mobile, mais qui se montrait souvent indépendamment de sa volonté. Les liens délicats, les préjugés maniés avec art, formaient les rapports des premiers sujets avec leur maître : ces rapports exigeaient une grande finesse dans l'esprit; il fallait de la grace dans le monarque, ou tout au moins dans les dépositaires de sa puissance; il fallait du goût et de la délicatesse dans le choix des faveurs et des favoris, pour que l'on n'aperçût ni le commencement, ni les limites de la puissance royale. Quelques-uns de ses droits devaient être reconnus, d'autres reconnus sans être exercés; et les considérations morales étaient saisies par l'opinion avec une telle finesse, qu'une faute de tact était généralement sentie, et pouvait perdre un ministre, quelque appui que le gouvernement essayât de lui prêter. Il fallait que le roi s'appelât le premier gentilhomme de son royaume, pour exercer à son aise une autorité sans bornes sur des gentilshommes; il fallait qu'il fortifiat son autorité sur les nobles par un certain genre de flatterie pour la noblesse. L'arbitraire dans le pouvoir n'excluant point alors la liberté dans les opinions, l'on sentait le besoin de se plaire les uns aux autres, et l'on multipliait les moyens d'y réussir. La grâce et l'élégance des manières passaient des habitudes de la cour dans les écrits des hommes de lettres. Le point le plus élevé, la source de toutes les faveurs, est l'objet de l'attention générale; et comme dans les pays libres le gouvernement donne l'impulsion des vertus publiques, dans les monarchies la cour influe sur le genre d'esprit de la nation, parce qu'on veut imiter généralement ce qui distingue la classe la plus élevée. Lorsque le gouvernement est assez modéré pour qu'on n'ait rien de cruel à en redouter, assez arbitraire pour que toutes les jouissances du pouvoir et de la fortune dépendent uniquement de sa faveur, tous ceux qui y prétendent doivent avoir assez de calme dans l'esprit pour être aimables, assez d'habileté pour faire servir ce charme frivole à des succès importants. Les hommes de la première classe de la société en France aspiraient souvent au pouvoir, mais ils ne couraient dans cette carrière aucun hasard dangereux; ils jouaient sans jamais risquer de beaucoup perdre: l'incertitude ne roulait que sur la mesure du gain; l'espoir seul animait donc les efforts: de grands périls ajoutent à l'énergie de l'âme et de la pensée, la sécurité donne à l'esprit tout le charme de l'aisance et de la facilité. La gaieté piquante, plus encore même que la grâce polie, effaçait toutes les distances sans en détruire aucune; elle faisait rêver l'égalité aux grands avec les rois, aux poëtes avec les nobles, et donnait même à l'homme d'un rang supérieur un sentiment plus raffiné de ses avantages; un instant d'oubli les lui faisait retrouver ensuite avec un nouveau plaisir; et la plus grande perfection du goût et de la gaieté devait naître de ce désir de plaire universel. |