pensées? Le scélérat pourrait ainsi ravir à l'homme de bien tous les objets de son culte, car c'est toujours au nom d'une vertu que se commettent les attentats politiques. Non, rien ne peut détacher la raison des idées fécondes en résultats heureux. Dans quel découragement l'esprit ne tomberait-il pas s'il cessait d'espérer que chaque jour ajoute à la masse des lumières, que chaque jour des vérités philosophiques acquièrent un développement nouveau! Persécution, calomnie, douleurs, voilà le partage des penseurs courageux et des moralistes éclairés. Les ambitieux et les avides tantôt cherchent à tourner en dérision la duperie de la conscience, tantôt s'efforcent de supposer d'indignes motifs à des actions généreuses: ils ne peuvent supporter que la morale subsiste encore; ils la poursuivent dans le cœur où elle se réfugie. L'envie des méchants s'attache à ce rayon lumineux qui brille encore sur la tête de l'homme moral; cet éclat, que leurs calomnies obscurcissent souvent aux yeux du monde, ne cesse jamais d'offusquer leurs propres regards. Que deviendrait l'être estimable que tant d'ennemis persécutent, si l'on voulait encore lui ôter l'espérance la plus religieuse qui soit sur la terre, les progrès futurs de l'espèce humaine? J'adopte de toutes mes facultés cette croyance philosophique : un de ses principaux avantages, c'est d'inspirer un grand sentiment d'élévation; et je le demande à tous les esprits d'un certain ordre, y a-t-il au monde une plus pure jouissance que l'élévation de l'âme? C'est par elle qu'il existe encore des instants où tous ces hommes si bas, tous ces calculs si vils disparaissent à nos regards. L'espoir d'atteindre à des idées utiles, l'amour de la morale, l'ambition de la gloire, inspirent une force nouvelle; des impressions vagues, des sentiments qu'on ne peut entièrement se définir, charment un moment la vie, et tout notre être moral s'enivre du bonheur et de l'orgueil de la vertu. Si tous les efforts devaient être inutiles, si les travaux intellectuels étaient perdus, si les siècles les engloutissaient sans retour, quel but l'homme de bien pourrait-il se proposer dans ses méditations solitaires? Je suis donc revenue sans cesse; dans cet ouvrage, à tout ce qui peut prouver la perfectibilité de l'espèce humaine. Ce n'est point une vaine théorie, c'est l'observation des faits qui conduit à ce résultat. Il faut se garder de la métaphysique qui n'a pas l'appui de l'expérience; mais il ne faut pas oublier que, dans les siècles corrompus, l'on appelle métaphysique tout ce qui n'est pas aussi étroit que les calculs de l'égoïsme, aussi positif que les combinaisons de l'intérêt personnel, DE LA LITTÉRATURE considérée dans ses rapports AVEC LES INSTITUTIONS SOCIALES. PREMIÈRE PARTIE. DE LA LITTÉRATURE CHEZ LES ANCIENS ET CHEZ LES MODERNES. CHAPITRE I. De la première époque de la littérature des Grecs. Je comprends dans cet ouvrage, sous la dénomination de littérature, la poésie, l'éloquence, l'histoire et la philosophie, ou l'étude de l'homme moral. Dans ces diverses branches de la littérature, il faut distinguer ce qui appartient à l'imagination de ce qui appartient à la pensée: il est donc nécessaire d'examiner jusqu'à quel point l'une et l'autre de ces facultés sont perfectibles; nous saurons alors quelle est la principale cause de la supériorité des Grecs dans les beaux-arts, et nous verrons ensuite si leurs connaissances en philosophie ont été au delà de leur siècle, de leur gouvernement et de leur civilisation. Leurs succès étonnants dans la littérature, et surtout dans la poésie, pourraient être présentés comme une objection contre la perfectibilité de l'esprit humain. Les premiers écrivains qui nous sont connus, dirait-on, et en particulier le premier poëte, n'ont point été surpassés depuis près de trois mille ans, et souvent même les successeurs des Grecs sont restés bien au-dessous d'eux; mais cette objection tombe si l'on n'applique le système de perfectibilité qu'aux progrès des idées, et non aux merveilles de l'imagination. On peut marquer un terme aux progrès des arts; il n'en est point aux découvertes de la pensée. Or, dans la nature morale, dès qu'il existe un terme, la route qui y conduit est prompte 1 ment parcourue; mais les pas sont toujours lents dans une carrière sans bornes. Cette observation me paraît s'appliquer encore à beaucoup d'autres objets qu'à ceux qui sont uniquement du ressort de la littérature. Les beaux-arts ne sont pas perfectibles à l'infini; aussi l'imagination, qui leur donna naissance, est-elle beaucoup plus brillante dans ses premières impressions que dans ses souvenirs même les plus heureux. La poésie moderne se compose d'images et de sentiments. Sous le premier rapport, elle appartient à l'imitation de la nature; sous le second, à l'éloquence des passions. C'est dans le premier genre, c'est par la description animée des objets extérieurs que les Grecs ont excellé dans la plus ancienne époque de leur littérature. En exprimant ce qu'on éprouve, on peut avoir un style poétique, recourir à des images pour fortifier des impressions; mais la poésie proprement dite, c'est l'art de peindre par la parole tout ce qui frappe nos regards. L'alliance des sentiments avec les sensations est déjà un premier pas vers la philosophie. Il ne s'agit ici que de la poésie considérée seulement comme l'imitation de la nature physique. Celle-là n'est point susceptible d'une perfection indéfinie. Vous produisez de nouveaux effets par les mêmes moyens, en les adaptant à des langues différentes. Mais le portrait ne peut aller plus loin que la ressemblance, et les sensations sont bornées par les sens. La description du printemps, de l'orage, de la nuit, de la beauté, des combats, peut se varier dans ses détails; mais la plus forte impression a dû être produite par le premier poëte qui a su les peindre. Les éléments se combinent, mais ne se multiplient pas. Vous perfectionnez par les nuances; mais celui qui a pu s'emparer avant tous les autres des couleurs primitives conserve un mérite d'invention, donne à ses tableaux un éclat que ses successeurs ne peuvent atteindre. Les contrastes de la nature, les effets remarquables qui frappent tous les yeux, transportés pour la première fois dans la poésie, présentent à l'imagination les peintures les plus énergiques et les oppositions les plus simples. Les pensées qu'on ajoute à la poésie sont un heureux développement de ses beautés; mais ce n'est pas la poésie même : Aristote l'a nommé le premier un art d'imitation. La puissance de la raison se développe et s'étend chaque jour à des objets nouveaux. Les siècles en ce genre sont héritiers des siècles; les générations partent du point où se sont arrêtées les générations précédentes, et les penseurs philosophes forment à travers les temps une chaîne d'idées que n'interrompt point la mort. Il n'en est pas de même de la poésie: elle peut atteindre du premier jet à un certain genre de beautés qui ne seront point surpassées; et tandis que dans les sciences progressives le dernier pas est le plus étonnant de tous, la puissance de l'imagination est d'autant plus vive que l'exercice de cette puissance est plus nouveau. Les anciens étaient animés par une imagination enthousiaste, dont la méditation n'avait point analysé les impressions. Ils prenaient possession de la terre non encore parcourue, non encore décrite; étonnés de chaque jouissance, de chaque production de la nature, ils y plaçaient un dieu pour l'honorer, pour en assurer la durée. Ils écrivaient sans autre modèle que les objets mêmes qu'ils retraçaient; aucune littérature antécédente ne leur servait de guide. L'exaltation poétique s'ignorant elle-même, a par cela seul un degré de force et de candeur que l'étude ne peut atteindre; c'est le charme du premier amour: dès qu'il existe une autre littérature, les écrivains ne peuvent méconnaître en euxmêmes les sentiments que d'autres ont exprimés; ils ne sont plus étonnés par rien de ce qu'ils éprouvent; ils se savent en délire, ils se jugent enthousiastes; ils ne peuvent plus croire à une inspiration surnaturelle. On peut considérer les Grecs, relativement à la littérature, comme le premier peuple qui ait existé. Les Égyptiens, qui les ont précédés, ont eu certainement des connaissances et des idées; mais l'uniformité de leurs règles les rendait pour ainsi dire immobiles sous les rapports de l'imagination. Les Égyptiens n'avaient point servi de modèles à la poésie des Grecs: elle était en effet la première de toutes'; et loin qu'il faille s'étonner que la première poésie ait été peut-être la plus digne de notre admi 'On croit que la poésie des Hébreux a précédé celle d'Homère; mais il ne paraît pas que les Grecs en aient eu connaissance. ration, c'est à cette circonstance même qu'est due sa supériorité. Donnons encore à cette opinion quelques nouveaux développements. En examinant les trois différentes époques de la littérature des Grecs, on y aperçoit très-distinctement la marche naturelle de l'esprit humain. Les Grecs ont été d'abord, dans les temps reculés de leur histoire connue, illustrés par leurs poëtes. C'est Homère qui caractérise la première époque de la littérature grecque; pendant le siècle de Périclès, on remarque les rapides progrès de l'art dramatique, de l'éloquence, de la morale, et les commencements de la philosophie; du temps d'Alexandre, une étude plus approfondie des sciences philosophiques devient l'occupation principale des hommes supérieurs dans les lettres. Il faut sans doute un certain degré de développement dans l'esprit humain pour atteindre à la hauteur de la poésie; mais cette partie de la littérature doit perdre néanmoins quelques-uns de ses effets lorsque les progrès de la civilisation et de la philosophie rectifient toutes les erreurs de l'imagination. On a beaucoup dit que les beaux-arts, que la poésie prospéraient surtout dans les siècles corrompus; cela signifie seulement que la plupart des peuples libres ne sont occupés que de conserver leur morale et leur liberté, tandis que les rois et les chefs despotiques ont encouragé volontiers les distractions et les amusements. Mais l'origine de la poésie, mais le poëme le plus remarquable par l'imagination, celui d'Homère, est d'un temps renommé pour la simplicité des mœurs. Ce n'est ni la vertu, ni la dépravation qui servent ou nuisent à la poésie; mais elle doit beaucoup à la nouveauté de la nature, à l'enfance de la civilisation: la jeunesse du poëte ne peut suppléer en tout à celle du genre humain; il faut que ceux qui écoutent les chants poétiques soient avides de la nature entière, étonnés par ses merveilles, et flexibles à ses impressions. Les difficultés que présenterait une disposition plus philosophique dans les auditeurs, ne feraient pas que l'art des vers atteignît à de nouvelles beautés; c'est au * S'exprimer ainsi, est-ce méconnaître l'admiration que les bons littéra teurs doivent aux Grecs ? |