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des sociétés. Si l'analyse remonte jusqu'au vrai principe des institutions, elle donnera un nouveau degré de force aux vérités qu'elle aura conservées; mais cette analyse superficielle, qui décompose les premières idées qui se présentent sans examiner l'objet tout entier, cette analyse affaiblit nécessairement le mobile des opinions fortes. Au milieu d'une nation indécise et blasée, l'admiration profonde serait impossible, et les succès militaires mêmes ne pourraient obtenir une réputation immortelle si les idées littéraires et philosophiques ne rendaient pas les hommes capables de sentir et de consacrer la gloire des héros.

Il n'est pas vrai qu'un grand homme ait plus d'éclat en étant seul célèbre, qu'environné de noms fameux qui le cèdent au premier de tous, au sien. On a dit en politique qu'un roi ne pouvait pas subsister sans noblesse ou sans pairie; à la cour de l'opinion, il faut aussi que des gradations de rangs garantissent la suprématie. Qu'est-ce qu'un conquérant opposant des barbares à des barbares dans la nuit de l'ignorance? César n'est si fameux dans l'histoire que parce qu'il a décidé du destin de Rome, et que dans Rome était Cicéron, Salluste, Caton, tant de talents et de vertus que subjuguait l'épée d'un seul homme. Derrière Alexandre s'élevait encore l'ombre de la Grèce. Il faut, pour l'éclat même des guerriers illustres, que le pays qu'ils asservissent soit enrichi de tous les dons de l'esprit humain. Je ne sais si la puissance de la pensée doit détruire un jour le fléau de la guerre; mais avant ce jour, c'est encore elle, c'est l'éloquence et l'imagination, c'est la philosophie même qui relèvent l'importance des actions guerrières. Si vous laissez tout s'effacer, tout s'avilir, la force pourra dominer; mais aucun éclat véritable ne l'environnera, les hommes seront mille fois plus dégradés par la perte de l'émulation que par les fureurs jalouses dont la gloire du moins était encore l'objet.

DE LA LITTÉRATURE DANS SES RAPPORTS AVEC LA LIBERTÉ.

La liberté, la vertu, la gloire, les lumières, ce cortége imposant de l'homme dans sa dignité naturelle, ces idées alliées entre elles, et dont l'origine est la même, ne sauraient exister isolément. Le complément de chacune est dans la réunion de toutes. Les âmes qui se complaisent à rattacher la destinée de l'homme à une pensée divine voient dans cet ensemble, dans cette relation intime entre tout ce qui est bien, une preuve de plus de l'unité morale, de l'unité de conception qui dirige cet univers.

Les progrès de la littérature, c'est-à-dire le perfectionnement de l'art de penser et de s'exprimer, sont nécessaires à l'établissement et à la conservation de la liberté. Il est évident que les lumières sont d'autant plus indispensables dans un pays, que tous les citoyens qui l'habitent ont une part plus immédiate à l'action du gouvernement. Mais ce qui est également vrai, c'est que l'égalité politique, principe inhérent à toute constitution philosophique, ne peut subsister que si vous classez les différences d'éducation avec encore plus de soin que la féodalité n'en mettait dans ses distinctions arbitraires. La pureté du langage, la noblesse des expressions, image de la fierté de l'âme, sont nécessaires surtout dans un état fondé sur des bases démocratiques. Ailleurs de certaines barrières factices empêchent la confusion totale des diverses éducations; mais lorsque le pouvoir ne repose que sur la supposition du mérite personnel, quel intérêt ne doit-on pas mettre à conserver à ce mérite tous ses caractères extérieurs!

Dans un État démocratique, il faut craindre sans cesse que le désir de la popularité n'entraîne à l'imitation des mœurs vulgaires : bientôt on se persuaderait qu'il est inutile et presque nuisible d'avoir une supériorité trop marquée sur la multitude qu'on veut captiver. Le peuple s'accoutumerait à choisir des magistrats ignorants et grossiers; ces magistrats étoufferaient les lumières, et par un cercle inévitable, la perte des lumières ramènerait l'asservissement du peuple.

Il est impossible que, dans un État libre, l'autorité publique se passe du consentement véritable des citoyens qu'elle gouverne. Le raisonnement et l'éloquence sont les liens naturels d'une association républicaine. Que pouvez-vous sur la volonté libre des hommes si vous n'avez pas cette force, cette vérité de langage qui pénètre les âmes, et leur inspire ce qu'elle exprime? Si les hommes appelés à diriger l'État n'ont point le secret de persuader les esprits, la nation ne s'éclaire point, et les individus conservent sur toutes les affaires publiques l'opinion que le hasard a fait naître dans leur tête. Un des principaux motifs pour regretter l'éloquence, c'est qu'une telle perte isolerait les hommes entre eux, en les livrant uniquement à leurs impressions personnelles. Il faut opprimer lorsqu'on ne sait pas convaincre: dans toutes les relations politiques des gouvernants et des gouvernés, une qualité de moins exige une usurpation de plus.

Des institutions nouvelles doivent former un esprit nouveau dans les pays qu'on veut rendre libres. Mais comment pouvez-vous rien fonder dans l'opinion sans le secours des écrivains distingués? II faut faire naître le désir au lieu de commander l'obéissance; et lors même qu'avec raison le gouvernement souhaite que de telles institutions soient établies, il doit ménager assez l'opinion publique pour avoir l'air d'accorder ce qu'il désire. Il n'y a que des écrits bien faits qui puissent à la longue diriger et modifier de certaines habitudes nationales. L'homme a, dans le secret de sa pensée, un asile de liberté impénétrable à l'action de la force: les conquérants ont souvent pris les mœurs des vaincus; la conviction a seule changé les anciennes coutumes. C'est par les progrès de la littérature qu'on peut combattre efficacement les vieux préjugés. Les gouvernements, dans les pays devenus libres, ont besoin, pour détruire les antiques erreurs, du ridicule qui en éloigne les jeunes gens, de la conviction qui en détache l'âge mûr; ils ont besoin, pour fonder de nouveaux établissements, d'exciter la curiosité, l'espérance, l'enthousiasme, les sentiments créateurs enfin, qui ont donné naissance à tout ce qui existe, à tout ce qui dure; et c'est dans l'art de parler et d'écrire que se trouvent les seuls moyens d'inspirer ces sentiments.

L'activité nécessaire à toutes les nations libres s'exerce par l'esprit de faction, si l'accroissement des lumières n'est pas l'objet de l'intérêt universel, si cette occupation ne présente pas une carrière ouverte à tous, qui puisse exciter l'ambition générale. Il faut d'ailleurs une étude constante de l'histoire et de la philosophie pour approfondir et pour répandre la connaissance des droits et des devoirs des peuples et de leurs magistrats. La raison ne sert, dans les empires despotiques, qu'à la résignation individuelle; mais dans les États libres, elle protége le repos et la liberté de tous.

Parmi les divers développements de l'esprit humain, c'est la littérature philosophique, c'est l'éloquence et le raisonnement que je considère comme la véritable garantie de la liberté. Les sciences et les arts sont une partie très-importante des travaux intellectuels; mais leurs découvertes, mais leurs succès n'exercent point une influence immédiate sur cette opinion publique qui décide de la destinée des nations. Les géomètres, les physiciens, les peintres et les poëtes reçoivent des encouragements sous le règne des rois toutpuissants, tandis que la philosophie politique et religieuse paraîtrait à de tels maîtres la plus redoutable des insurrections.

Ceux qui se livrent à l'étude des sciences positives, ne rencontrant point dans leur route les passions des hommes, s'accoutument à ne compter que ce qui est susceptible d'une démonstration ma

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thématique. Les savants classent presque toujours parmi les illusions ce qui ne peut être soumis à la logique du calcul. Ils évaluent d'abord la force du gouvernement, quel qu'il soit; et comme ils ne forment d'autre désir que de se livrer en paix à l'activité de leurs travaux, ils sont portés à l'obéissance envers l'autorité qui domine. La méditation profonde qu'exigent les combinaisons des sciences exactes détourne les savants de s'intéresser aux événements de la vie, et rien ne convient mieux aux monarques absolus que des hommes si profondément occupés des lois physiques du monde qu'ils en abandonnent l'ordre moral à qui voudra s'en saisir. Sans doute les découvertes des sciences doivent à la longue donner une nouvelle force à cette haute philosophie 1 qui juge les peuples et les rois; mais cet avenir éloigné n'effraye point les tyrans: l'on en a vu plusieurs protéger les sciences et les arts; tous ont redouté les ennemis naturels de la protection même, les penseurs et les philosophes.

'L'on m'a demandé quelle définition je donnais du mot philosophie, dont je me suis plusieurs fois servie dans le cours de mon ouvrage. Avant de répondre à cette question, qu'il me soit permis de transcrire ici une note de Rousseau, dans le second livre de son Emile.

<< J'ai fait cent fois réflexion, en écrivant, qu'il est impossible, dans un << long ouvrage, de donner toujours le même sens aux mêmes mots. Il n'y a << point de langue assez riche pour fournir autant de termes, de tours et de << phrases que nos idées peuvent avoir de significations. La méthode de dé<< finir tous les termes, et de substituer sans cesse la définition à la place du « défini, est belle, mais impraticable; car comment éviter le cercle? Les << définitions pourraient être bonnes si l'on n'employait pas des mots pour « les faire. Malgré cela, je suis persuadé qu'on peut être clair, même dans la « pauvreté de notre langue, non pas en donnant toujours les mêmes accер«tions aux mêmes mots, mais en faisant en sorte, autant de fois qu'on em<< ploie chaque mot, que l'acception qu'on lui donne soit suffisamment déter<< minée par les idées qui s'y rapportent, et que chaque période où ce mot ◄ se trouve lui serve pour ainsi dire de définition. >>>

Après avoir cité cette opinion d'un grand maître contre les définitions, je dirai que je ne donne jamais au mot philosophie, dans le cours de cet ouvrage, le sens que ses détracteurs ont voulu lui donner de nos jours, soit en opposant la philosophie aux idées religieuses, sõit en appelant philosophiques des systèmes purement sophistiques. J'entends par philosophie la connaissance générale des causes et des effets dans l'ordre moral ou dans la nature physique, l'indépendance de la raison, l'exercice de la pensée; enfin, dans la littérature, les ouvrages qui tiennent à la réflexion ou à l'analyse, et qui ne sont pas uniquement le produit de l'imagination, du cœur ou de l'esprit.

La poésie est de tous les arts celui qui appartient de plus près à la raison. Cependant la poésie n'admet ni l'analyse, ni l'examen qui sert à découvrir et à propager les idées philosophiques. Celui ⚫ qui voudrait énoncer une vérité nouvelle et hardie écrirait de préférence dans la langue qui rend exactement et précisément la pensée; il chercherait plutôt à convaincre par le raisonnement qu'à convaincre par l'imagination. La poésie a été plus souvent consacrée à louer qu'à censurer le pouvoir despotique. Les beaux-arts, en général, peuvent quelquefois contribuer, par leurs jouissances mêmes, à former des sujets tels que les tyrans les désirent. Les arts peuvent distraire l'esprit., par les plaisirs de chaque jour, de toute pensée dominante; ils ramènent les hommes vers les sensations, et ils inspirent à l'âme une philosophie voluptueuse, une insouciance raisonnée, un amour du présent, un oubli de l'avenir très-favorable à la tyrannie. Par un singulier contraste, les arts, qui font goûter la vie, rendent assez indifférent à la mort. Les passions seules attachent fortement à l'existence par l'ardente volonté d'atteindre leur but; mais cette vie consacrée aux plaisirs amuse sans captiver; elle prépare à l'ivresse, au sommeil, à la mort. Dans les temps devenus fameux par des proscriptions sanguinaires, les Romains et les Français se livraient aux amusements publics avec le plus vif empressement; tandis que dans les républiques heureuses, les affections domestiques, les occupations sérieuses, l'amour de la gloire détournent souvent l'esprit des jouissances mêmes des beaux-arts. La seule puissance littéraire qui fasse trembler toutes les autorités injustes, c'est l'eloquence généreuse, c'est la philosophie indépendante, qui juge au tribunal de la pensée toutes les institutions et toutes les opinions humaines.

L'influence trop grande de l'esprit militaire est aussi un imminent danger pour les États libres; et l'on ne peut prévenir un tel péril que par les progrès des lumières et de l'esprit philosophique. Ce qui permet aux guerriers de jeter quelque dédain sur les hommes de lettres, c'est que leurs talents ne sont pas toujours réunis à la force et à la vérité du caractère. Mais l'art d'écrire serait aussi une arme, la parole serait aussi une action, si l'énergie de l'âme s'y peignait tout entière, si les sentiments s'élevaient à la hauteur des idées, et si la tyrannie se voyait ainsi attaquée par tout ce qui la condamne, l'indignation généreuse et la raison inflexible; la considération alors ne serait pas exclusivement attachée aux exploits militaires, ce qui nécessairement expose la liberté.

La discipline bannit toute espèce d'opinion parmi les troupes. A

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