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temporaires; car, il faut bien se le répéter, l'on est maintenant opposé sur ce point seul; le reste des opinions despotiques et démagogiques sont des songes exaltés ou criminels, dont tout ce qui pense s'est réveillé.

On ferait quelque bien, je crois, en traitant d'une manière purement abstraite des questions dont les passions contraires se sont tour à tour emparées. En examinant la vérité, à part des hommes et des temps, on arrive à une démonstration qui se reporte ensuite avec moins de peine sur les circonstances présentes. A la fin d'un semblable ouvrage, cependant, sous quelque point de vue général que ces grandes questions fussent présentées, il serait impossible de ne pas finir par les particulariser dans leur rapport avec la France et le reste de l'Europe. Tout invite la France à rester république; tout commande à l'Europe de ne pas suivre son exemple: l'un des plus spirituels écrits de notre temps, celui de Benjamin Constant, a parfaitement traité la question qui concerne la position actuelle de la France. Deux motifs de sentiment me frappent surtout: voudrait-on souffrir une nouvelle révolution pour renverser celle qui établit la république? et le courage de tant d'armées, et le sang de tant de héros serait-il versé au nom d'une chimère dont il ne resterait que le souvenir des crimes qu'elle a coûtés?

La France doit persister dans cette grande expérience dont le désastre est passé, dont l'espoir est à venir. Mais peut-on assez inspirer à l'Europe l'horreur des révolutions? Ceux qui détestent les principes de la constitution de France, qui se montrent les ennemis de toute idée libérale, et font un crime d'aimer jusqu'à la pensée d'une république, comme si les scélérats qui ont souillé la France pouvaient déshonorer le culte des Caton, des Brutus et des Sidney: ces hommes intolérants et fanatiques ne persuadent point, par leurs véhémentes déclamations, les étrangers philosophes; mais que l'Europe écoute les amis de la liberté, les amis de la république française, qui se sont hâtés de l'adopter dès qu'on l'a pu sans crime, dès qu'il n'en coûtait pas du sang pour la désirer. Aucun gouvernement monarchique ne renferme assez d'abus, maintenant, pour qu'un jour de révolution n'arrache plus de larmes que tous les maux qu'on voudrait réparer par elle. Désirer une révolution, c'est dévouer à la mort l'innocent et le coupable; c'est, peut-être, condamner l'objet qui nous est le plus cher! et jamais on n'obtient soi-même le but qu'à ce prix affreux on s'était proposé. Nul homme, dans ce mouvement terrible, n'achève ce qu'il a commencé; nul homme ne peut se flatter de diriger une impulsion dont la nature des choses s'empare; et cet Anglais qui voulut descendre dans sa barque, la chute du Rhin à Schaffouse, était moins insensé que l'ambitieux qui croirait pouvoir se conduire avec succès à travers une révolution tout entière. Laissez-nous en France combattre, vaincre, souffrir, mourir dans nos affections, dans nos penchants les plus chers; renaître ensuite, peut-être, pour l'étonnement et l'admiration du monde. Mais laissez un siècle passer sur nos destinées; vous saurez alors si nous avons acquis la véritable science du bonheur des hommes: si le vieillard avait raison, ou si le jeune homme a mieux disposé de son domaine, l'avenir. Hélas! n'êtesvous pas heureux qu'une nation tout entière se soit placée à l'avant-garde de l'espèce humaine pour affronter tous les préjugés, pour essayer tous les principes? Attendez, vous, génération contemporaine; éloignez encore de vous les haines, les proscriptions et la mort; nul devoir ne pourrait exiger de tels sacrifices, et tous les devoirs, au contraire, font une loi de les éviter.

Qu'on me pardonne de m'être laissé entraîner au delà de mon sujet; mais qui peut vivre, qui peut écrire dans ce temps, et ne pas sentir et penser sur la révolution de France?

J'ai tracé l'esquisse imparfaite de l'ouvrage que je projette. La première partie que j'imprime à présent est fondée sur l'étude de son propre cœur, et les observations faites sur le caractère des hommes de tous les temps. Dans l'étude des constitutions, il faut se proposer pour but le bonheur, et pour moyen la liberté : dans la science morale de l'homme, c'est l'indépendance de l'âme qui doit être l'objet principal; ce qu'on peut avoir de bonheur en est la suite. L'homme qui se vouerait à la poursuite de la félicité parfaite serait le plus infortuné des êtres; la nation qui n'aurait en vue que d'obtenir le dernier terme abstrait de la liberté métaphysique, serait la nation la plus misérable. Les législateurs doivent donc compter et diriger les circonstances, et les individus chercher à s'en rendre indépendants; les gouvernements doivent tendre au bonheur réel de tous, et les moralistes doivent apprendre aux individus à se passer de bonheur. Il y a du bien pour la masse dans l'ordre même des choses, et cependant il n'est pas de félicité pour les individus; tout concourt à la conservation de l'espèce, tout s'oppose aux désirs de chacun, et les gouvernements, à quelques égards, représentant l'ensemble de la nature, peuvent atteindre à la perfection dont l'ordre général offre l'exemple; mais les moralistes, parlant aux hommes individuellement, à tous ces êtres emportés dans le mouvement de l'univers, ne peuvent leur promettre

avec certitude aucune jouissance personnelle, que dans ce qui dépend toujours d'eux-mêmes. Il y a de l'avantage à se proposer pour but de son travail sur soi, la plus parfaite indépendance philosophique; les essais, même inutiles, laissent encore après eux des traces salutaires; agissant à la fois sur son être tout entier, on ne craint pas, comme dans les expériences sur les nations, de disjoindre, de séparer, d'opposer l'une à l'autre toutes les parties diverses du corps politique. L'on n'a point, au dedans de soi, de transactions à faire avec des obstacles étrangers; l'on mesure sa force, on triomphe ou l'on se soumet; tout est simple, tout est possible même; car s'il est absurde de considérer une nation comme un peuple de philosophes, il est vrai que chaque homme en particulier peut se flatter de le devenir.

Je m'attends aux diverses objections de sentiment et de raisonnement qu'on pourra faire contre le système développé dans cette première partie. Rien n'est plus contraire, il est vrai, aux premiers mouvements de la jeunesse, que l'idée de se rendre indépendant des affections des autres; on veut d'abord consacrer sa vie à être aimé de ses amis, à captiver la faveur publique. Il semble qu'on ne s'est jamais assez mis à la disposition de ceux qu'on aime; qu'on ne leur ait jamais assez prouvé qu'on ne pouvait exister sans eux; que l'occupation, les services de tous les jours ne satisfassent pas assez, au gré de la chaleur de l'âme, le besoin qu'on a de se dévouer, de se livrer en entier aux autres. On se fait un avenir tout composé des liens qu'on a formés; on se confie d'autant plus à leur durée que l'on est soi-même plus incapable d'ingratitude; on se sait des droits à la reconnaissance; on croit à l'amitié ainsi fondée plus qu'à aucun autre lien de la terre: tout est moyen, elle seule est le but. L'on veut aussi de l'estime publique, mais il semble que vos amis vous en sont les garants; on n'a rien fait que pour eux, ils le savent, ils le diront: comment la vérité, et la vérité du sentiment, ne persuaderait-elle pas? comment ne finirait-elle pas par être reconnue? Les preuves sans nombre qui s'échappent d'elle de toutes parts doivent enfin l'emporter sur la fabrication de la calomnie. Vos paroles, votre voix, vos accents, l'air qui vous environne, tout vous semble empreint de ce que vous êtes réellement, et l'on ne croit pas à la possibilité d'être longtemps mal jugé : c'est avec ce sentiment de confiance qu'on vogue à pleines voiles dans la vie. Tout ce qu'on a su, tout ce qu'on vous a dit de la mauvaise nature d'un grand nombre d'hommes, s'est classé dans votre tête comme l'histoire, comme tout ce qu'on apprend en morale sans

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l'avoir éprouvé. On ne s'avise d'appliquer aucune de ces idées générales à sa situation particulière; tout ce qui vous arrivera, tout ce qui vous entoure doit être une exception. Ce qu'on a d'esprit n'a point d'influence sur la conduite : là où il y a un cœur, il est seul écouté. Ce qu'on n'a pas senti soi-même est connu de la pensée, sans jamais diriger les actions. Mais à ving-cinq ans, à cette époque précise où la vie cesse de croître, il se fait un cruel changement dans votre existence: on commence à juger votre situation; tout n'est plus avenir dans votre destinée; à beaucoup d'égards votre sort est fixé, et les hommes réfléchissent alors s'il leur convient d'y lier le leur. S'ils y voient moins d'avantages qu'ils n'avaient cru, si de quelque manière leur attente est trompée, au moment où ils sont résolus à s'éloigner de vous, ils veulent se motiver à eux-mêmes leur tort envers vous, ils vous cherchent mille défauts pour s'absoudre du plus grand de tous les amis qui se rendent coupables d'ingratitude vous accablent pour se justifier; ils nient le dévouement, ils supposent l'exigence, ils essaient enfin de moyens séparés, de moyens contradictoires pour envelopper votre conduite et la leur d'une sorte d'incertitude que chacun explique à son gré. Quelle multitude de peines assiége alors le cœur qui voulait vivre dans les autres, et se voit trompé dans cette illusion! La perte des affections les plus chères n'empêche pas de sentir jusqu'au plus faible tort de l'ami qu'on aimait le moins. Votre système de vie est attaqué, chaque coup ébranle l'ensemble : celui-aussi s'éloigne de moi, est une pensée douloureuse, qui donne au dernier lien qui se brise un prix qu'il n'avait pas auparavant. Le public aussi, dont on avait éprouvé la faveur, perd toute son indulgence; il aime les succès qu'il prévoit, il devient l'adversaire de ceux dont il est luimême la cause; ce qu'il a dit, il l'attaque; ce qu'il encourageait, il veut le détruire cette injustice de l'opinion fait souffrir aussi de mille manières en un jour. Tel individu qui vous déchire n'est pas digne que vous regrettiez son suffrage; mais vous souffrez de tous les détails d'une grande peine dont l'histoire se déroule à vos yeux; et, déjà certain de ne point éviter son pénible terme, vous éprouvez cependant la douleur de chaque pas. Enfin le cœur se flétrit, la vie se décolore; on a des torts à son tour qui dégoûtent de soi comme des autres, qui découragent du système de perfection dont on s'était d'abord enorgueilli; on ne sait plus à quelle idée se reprendre, quelle route suivre désormais; à force de s'être confié sans réserve, on serait prêt à soupçonner injustement. Est-ce la sensibilité, estce la vertu qui n'est qu'un fantôme? et cette plainte sublime échap

pée à Brutus dans les champs de Phillipes, doit-elle égarer la vie, ou commander de se donner la mort? C'est à cette époque funeste où la terre semble manquer sous nos pas, où, plus incertains sur l'avenir que dans les nuages de l'enfance, nous doutons de tout ce que nous croyions savoir, et recommençons l'existence avec l'espoir de moins. C'est à cette époque où le cercle des jouissances est parcouru, et le tiers de la vie à peine atteint, que ce livre peut être utile; il ne faut pas le lire avant, car je ne l'ai moi-même ni commencé, ni conçu qu'à cet âge. On m'objectera peut-être aussi, qu'en voulant dompter les passions, je cherche à étouffer le principe des plus belles actions des hommes, des découvertes sublimes, des sentiments généreux: quoique je ne sois pas entièrement de cet avis, je conviens qu'il y a quelque chose de grand dans la passion; qu'elle ajoute, pendant qu'elle dure, à l'ascendant de l'homme; qu'il accomplit alors presque tout ce qu'il projette, tant la volonté ferme et suivie est une force active dans l'ordre moral. L'homme alors, emporté par quelque chose de plus puissant que lui, use sa vie, mais s'en sert avec plus d'énergie. Si l'âme doit être considérée seulement comme une impulsion, cette impulsion est plus vive quand la passion l'excite. S'il faut aux hommes sans passions l'intérêt d'un grand spectacle, s'ils veulent que les gladiateurs s'entre-détruisent à leurs yeux, tandis qu'ils ne seront que les témoins de ces affreux combats, sans doute il faut enflammer de toutes les manières ces êtres infortunés dont les sentiments impétueux animent ou renversent le théâtre du monde; mais quel bien en résultera-t-il pour eux ? quel bonheur général peut-on obtenir par ces encouragements donnés aux passions de l'âme? Tout ce qu'il faut de mouvement à la vie sociale, tout l'élan nécessaire à la vertu existerait sans ce mobile destructeur. Mais, dira-t-on, c'est à diriger les passions et non à les vaincre qu'il faut consacrer ses efforts. Je n'entends pas comment on dirige ce qui n'existe qu'en dominant; il n'y a que deux états pour l'homme: ou il est certain d'être le maître au dedans de lui, et alors il n'a point de passions; ou il sent qu'il règne en lui-même une puissance plus forte que lui, et alors il dépend entièrement d'elle. Tous ces traités avec la passion sont purement imaginaires; elle est, comme les vrais tyrans, sur le trône ou dans les fers. Je n'ai point imaginé cependant de consacrer cet ouvrage à la destruction de toutes les passions; mais j'ai tâché d'offrir un système de vie qui ne fût pas sans quelques douceurs, à l'époque où s'évanouissent les espérances de bonheur positif dans cette vie : ce système ne convient qu'aux caractères natu

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