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CONNAISSANCE DES BEAUTES

ET DES DÉFAUTS

DE LA POÉSIE ET DE L'ÉLOQUENCE

DANS LA LANGUE FRANÇAISE.

(1749.)

Ayant accompagné en France plusieurs jeunes étrangers, j'ai toujours tâché de leur inspirer le bon goût, qui est si cultivé dans notre nation, et de leur faire lire avec fruit les meilleurs auteurs. C'est dans cet esprit que j'ai fait ce recueil, pour l'utilité de ceux qui veulent connaître les vraies beautés de la langue française, et en bien sentir les charmes.

On ne peut se flatter de connaître une langue qu'à proportion du plaisir qu'on éprouve en lisant; mais cette facilité ne s'acquiert pas tout d'un coup; elle ressemble aux jeux d'adresse, dans lesquels on ne se plaît que lorsqu'on y réussit.

J'ai vu plusieurs étrangers à Paris ne pas distinguer si une tragédie était écrite dans le style des Racine et des Voltaire, ou dans celui des Danchet et des Pellegrin. Je les ai vus acheter les romans nouveaux au lieu de Zaïde. Je me suis aperçu que, dans beaucoup de pays étrangers, les personnes les plus instruites n'avaient pas un goût sûr, et qu'elles me citaient souvent avec complaisance les plus mauvais passages des auteurs célèbres, ne pouvant distinguer dans eux les diamants vrais d'avec les faux. J'ai donc cru rendre service à ceux qui voyagent et à ceux qui parlent français dans la plupart des cours de l'Europe, en mettant sous leurs yeux des pièces de comparaison tirées des auteurs les plus approuvés qui ont traité les mêmes sujets : c'est, de toutes les méthodes que j'ai employées auprès des jeunes gens, celle qui m'a toujours le plus réussi; mais ces pièces de comparaison seraient inutiles pour former l'esprit de la jeunesse, si elles n'étaient accompagnées de réflexions, qui aident des yeux peu accoutumés à bien observer ce qu'ils voient.

Je lisais, par exemple, il n'y a pas longtemps, avec un jeune comte de l'empire, qui donne les plus grandes espérances, les traductions que Malherbe et Racan ont faites de cette strophe d'Horace (I, 4, 13-14):

Pallida mors æquo pulsat pede pauperum tabernas
Regumque turres. O beate Sexti....

Voici la traduction de Racan:

Les lois de la mort sont fatales
Aussi bien aux maisons royales

VOLTAIRE.

- XVIII.

5

Qu'aux taudis couverts de roseaux.

Tous nos jours sont sujets aux Parques;
Ceux des bergers et des monarques
Sont coupés des mêmes ciseaux.

Celle de Malherbe est plus connue.

Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre,
Est sujet à ses lois;

Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N'en défend pas nos rois.

(Stances à Duperrier, 77-80.)

Je fus obligé de faire voir à ce jeune homme pourquoi les vers de Malherbe l'emportent sur ceux de Racan.

En voici les raisons: 1° Malherbe commence par une image sensible,

Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre;

et Racan commence par des mots communs qui ne font point d'image, qui ne peignent rien.

Les lois de la mort sont fatales; nos jours sont sujets aux Parques. Termes vagues, diction impropre, vice de langage; rien n'est plus faible que ces vers.

2o Les expressions de Malherbe embellissent les choses les plus basses. Cabane est agréable et du beau style, et taudis est une expression du peuple.

3o Les vers de Malherbe sont plus harmonieux; et j'oserais même les préférer à ceux d'Horace, s'il est permis de préférer une copie à un original. Je défendrais en cela mon opinion en faisant remarquer que Malherbe finit sa stance par une image pompeuse, et qu'Horace laisse peut-être tomber la sienne avec O beate Sexti. Mais en accordant cette petite supériorité à un vers de Malherbe, j'étais bien éloigné de comparer l'auteur à Horace; je sais trop la distance infinie qui est de l'un à l'autre. Un peintre flamand peut peindre un arbre aussi bien que Raphael. Il ne sera pas pour cela égal à Raphael.

Ayant donc éprouvé que ces petites discussions contribuaient beaucoup à former et à fixer le goût de ceux qui voulaient s'instruire de bonne foi, et se procurer les vrais plaisirs de l'esprit, je vais sur ce plan choisir par ordre alphabétique les morceaux de poésie et de prose qui me paraissent les plus propres à donner de grandes idées et à élever l'âme, à lui inspirer cet attendrissement qui adoucit les mœurs, et qui rend le goût de la vertu et de la vérité plus sensible. Je mêlerai même quelquefois à ces pièces de prose et de poésie de petites digressions sur certains genres de littérature, afin de rendre l'ouvrage d'une utilité plus étendue, et je tirerai la plupart de mes exemples des auteurs que j'appelle classiques; je veux dire des auteurs qu'on peut mettre au rang des anciens qu'on lit dans les classes, et qui servent à former la jeunesse. Je cherche à l'instruire dans la langue vivante autant qu'on l'instruit dans les langues mortes.

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AMITIÉ. - Il y a lieu d'être surpris que si peu de poëtes et d'écrivains aient dit en faveur de l'amitié des choses qui méritent d'être retenues. Je n'en trouve ni dans Corneille, ni dans Racine, ni dans Boileau, ni dans Molière. La Fontaine est le seul poëte célèbre du siècle passé qui ait parlé de cette consolation de la vie. Il dit à la fin de la fable des Deux Amis (liv. VIII, fab. x1, 26):

Qu'un ami véritable est une douce chose!
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur;

Il vous épargne la pudeur

De les lui découvrir vous-même;

Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s'agit de ce qu'il aime.

Le second vers est le meilleur, sans contredit, de ce passage. Le mot de pudeur n'est pas propre : il fallait honte. On ne peut dire : « J'ai la pudeur de parler devant vous,» au lieu de : « J'ai honte de parler devant vous; » et on sent d'ailleurs que les derniers vers sont faibles: mais il règne dans ce morceau, quoique défectueux, un sentiment tendre et agréable, un air aisé et familier, propre au style des fables.

Je trouve dans la Henriade un trait sur l'amitié beaucoup plus fort (ch. VIII, 317-24):

Il l'aimait non en roi, non en maître sévère,

Qui souffre qu'on aspire à l'honneur de lui plaire,
Et de qui le cœur dur et l'inflexible orgueil
Croit le sang d'un sujet trop payé d'un coup d'œil.
Henri de l'amitié sentit les nobles flammes :
Amitié, don du ciel, plaisir des grandes âmes;
Amitié que les rois, ces illustres ingrats,

Sont assez malheureux pour ne connaître pas!

Cela est dans un goût plus mâle, plus élevé que le passage de La Fontaine. Il est aisé de sentir la différence des deux styles, qui conviennent chacun à leur sujet.

Mais j'avoue que j'ai vu des vers sur l'amitié qui me paraissent infiniment plus agréables. Ils sont tirés d'une épître imprimée dans les Euvres de M. de Voltaire1:

Pour les cœurs corrompus l'amitié n'est point faite.
O tranquille amitié! félicité parfaite,

Seul mouvement de l'âme où l'excès soit permis,
Corrige les défauts qu'en moi le ciel a mis;
Compagne de mes pas dans toutes mes demeures,
Et dans tous les États, et dans toutes les heures :
Sans toi, tout homme est seul; il peut par ton appui
Multiplier son être, et vivre dans autrui.

1. Quatrième des Discours sur l'homme. (ED.)

Amitié, don du ciel, et passion du sage,

Amitié, que ton nom couronne cet ouvrage;

Qu'il préside à mes vers comme il règne en mon cœur!

Il y a dans ce morceau une douceur bien plus flatteuse que dans l'autre. Le premier semble plutôt la satire de ceux qui n'aiment pas, et le second est le véritable éloge de l'amitié. Il échauffe le cœur. On en aime mieux son ami quand on a lu ce passage.

Que j'aime ce vers!

Multiplier son être, et vivre dans autrui.

Qu'il me paraît nouveau de dire que l'amitié doit être la seule passion du sage! En effet, si l'amitié ne tient pas de la passion, elle est froide et languissante : ce n'est plus qu'un commerce de bienséance.

Il sera utile de comparer tous ces morceaux avec ce que dit sur l'amitié Mme la marquise de Lambert, dame très-respectable par son esprit et par sa conduite, et qui mettait l'amitié au rang des premiers devoirs.

« La parfaite amitié nous met dans la nécessité d'être vertueux. Comme elle ne se peut conserver qu'entre personnes estimables, elle vous force à leur ressembler. Vous trouvez dans l'amitié la sûreté du bon conseil, l'émulation du bon exemple, le partage dans vos douleurs, le secours dans vos besoins. >>

Il est vrai que ce morceau de prose ne peut faire le même plaisir ni à l'oreille, ni à l'âme, que les vers que j'ai cités. « La sentence, dit Montaigne, pressée aux pieds nombreux de la poésie, élance mon âme d'une plus vive secousse.» J'ajouterai encore que les beaux vers, en français, sont presque toujours plus corrects que la prose. La raison en est que la difficulté des vers produit une grande attention dans l'esprit d'un bon poëte, et de cette attention continue se forme la pureté du langage; au lieu que, dans la prose, la facilité entraîne l'écrivain et fait commettre des fautes.

Il y a, par exemple, une faute de logique dans cette phrase:

<< Comme l'amitié ne peut se conserver qu'entre personnes estimables, elle vous force à leur ressembler. »

Si vous êtes déjà ami, vous êtes donc une de ces personnes estimables. A leur ressembler n'est donc pas juste. Je crois qu'il fallait dire:

« L'amitié ne se pouvant conserver qu'entre des cœurs estimables, elle vous force à l'être toujours. »

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Le partage dans vos douleurs est encore une faute contre la langue; il fallait dire « On partage vos douleurs, on prévient vos besoins. » Ces observations, qu'on doit faire sur tout ce qu'on lit, servent à étendre l'esprit d'un jeune homme et à le rendre juste; car le seul moyen de s'accoutumer à bien juger dans les grandes choses, est de ne se permettre aucun faux jugement dans les petites.

Je ne puis m'empêcher de rapporter encore un passage sur l'amitié, que je trouve plus tendre encore que ceux que j'ai cités. Il est à la fin

d'une de ces épîtres' familières en vers, pour lesquelles M. de Voltaire me paraît avoir un génie particulier.

Loin de nous à jamais ces mortels endurcis,
Indignes du beau nom, du nom sacré d'amis,

Ou toujours remplis d'eux, ou toujours hors d'eux-même,
Au monde, à l'inconstance, ardents à se livrer,

Malheureux, dont le cœur ne sait pas comme on aime,
Et qui n'ont point connu la douceur de pleurer!

AMBITION. J'aurais dû, en suivant l'ordre alphabétique, traiter l'ambition avant l'amitié; mais j'ai mieux aimé commencer par une vertu que par un vice. J'ai préféré le sentiment à l'ordre. Je ne sais pourquoi l'ambition est le sujet de beaucoup plus de pièces de poésie et d'éloquence que l'amitié : n'est-ce point qu'on réussit mieux à caractériser les passions funestes que les doux penchants du cœur? Il entre toujours de la satire dans ce qu'on dit de l'ambition. Quoi qu'il en soit, j'aime à voir dans la Henriade (VII, 153) :

L'Ambition sanglante, inquiète, égarée,

De trônes, de tombeaux, d'esclaves entourée.

Mais que La Fontaine a de charmes dans un des prologues de ses fables!
Deux démons à leur gré partagent notre vie,
Et de son patrimoine ont chassé la raison;
Je ne vois point de cœur qui ne leur sacrifie.
Si vous me demandez leur état et leur nom,
J'appelle l'un Amour, et l'autre Ambition.
Cette dernière étend le plus loin son empire,
Car même elle entre dans l'amour.

(Le Berger et le Roi, liv. X, fab. 10.)

Voilà des vers parfaits dans leur genre. Heureux les esprits capables d'être touchés comme il faut de pareilles beautés, qui réunissent la simplicité à l'extrême éloquence!

Qu'on lise encore dans Athalie ce que Mathan dit de son ambition (acte III, sc. 111):

J'approchai par degrés de l'oreille des rois;

Et bientôt en oracle on érigea ma voix.
J'étudiai leur cœur, je flattai leurs caprices,
Je leur semai de fleurs le bord des précipices;

Près de leurs passions rien ne me fut sacré;

De mesure et de poids je changeais à leur gré, etc.

Je trouve l'ambition caractérisée plus en grand et peinte dans son plus haut degré dans la tragédie de Mahomet. C'est Mahomet qui parle (acte II, sc. v):

Je suis ambitieux : tout homme l'est, sans doute;

1. Épitre aux máncs de Genonville. (ED.)

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