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Quand on est admis dans un corps respectable, il faut dans sa harangue cacher sous le voile de la modestie l'insolent orgueil qui est le partage des têtes chaudes et des talents médiocres.

PLAIDOYER DE RAMPONEAU,

PRONONCÉ PAR LUI-MÊME DEVANT SES JUGES1.

Mattre Beaumont 2, dans ce siècle de perversité, pense-t-il que les grâces de son style séduiront ses juges, que ses plaisanteries les égayeront, que les tours insidieux de son éloquence les convaincront?

Remarquez d'abord, messieurs, avec quelle adresse maître Beaumont supprime mon nom de baptême: il m'appelle Ramponeau tout court; voulant vous insinuer par cette réticence que je ne suis pas baptisé, et qu'ainsi n'ayant pas renoncé aux pompes du démon, je peux me montrer sur le théâtre sans avoir rien à risquer; que je suis un enfant de perdition qu'on peut abandonner aux plaisirs de la multitude, sans crainte de perdre une âme déjà perdue.

Je suis baptisé, messieurs, et mon nom est Genest de Ramponeau, cabaretier de la Courtille.

Vous avez tremblé, ô Gaudon ma partie ! et vous, son éloquent protecteur, vous tremblez à ce nom de saint Genest, qui, ayant paru sur le théâtre de Rome, comme vous voulez me produire sur celui du Boulevart 3, ou Boulevert, fut miraculeusement converti en jouant la comédie. Il convertit même une partie de la cour de l'empereur, si on m'a dit vrai; il reçut la couronne du martyre, si je ne me trompe. Vous me préparez, maître Beaumont, un martyre bien plus cruel; vous me criez d'une voix triomphante : Ramponeau, montrez-vous, ou payez.

Je ne payerai point, messieurs, et je ne me montrerai point sur le théâtre. J'ai fait un marché, il est vrai; mais, comme dit le fameux

1. Ramponeau, cabaretier de la Courtille, vendait, en 1760, de très-mauvais vin à très-bon marché. La canaille y courait en foule; cette affluence extraordinaire excita la curiosité des oisifs de la bonne compagnie. Ramponeau devint célèbre. Il avait la complaisance de se laisser voir chez lui aux grandes dames et aux seigneurs que la curiosité y attirait. Gaudon, entrepreneur de spectacles, s'imagina qu'il ferait fortune s'il pouvait montrer Ramponeau sur son théâtre; le marché se conclut: mais Ramponeau, s'apercevant qu'il lui était désavantageux, refusa de tenir ses engagements. Ce procès produisit quelques facéties, ne fut point jugé, et Ramponeau fut oublié pour jamais avant la fin de l'année. (Ed. de Kehl.)

2. Elie de Beaumont. (ÉD.)

3. On devrait dire Boulevert, parce que autrefois le rempart était couvert de gazon, sur lequel on jouait à la boule; on appelait le gazon le vert; de là le mot boule-veri, terme que les Anglais ont rendu exactement par Bowlinggreen. Les Parisiens croient bien prononcer en disant Boulevart; le pauvre peuple dit Boulevert. (Ed. de Kent.)

Grec dont j'ai entendu parler à la Courtille : « Si ce que j'ai promis est injuste, je n'ai rien promis. »

Maître Beaumont prétend que si Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, s'est fait voir marchant à quatre pattes sur le théâtre des Fossés-Saint-Germain', Genest de Ramponeau, citoyen de la Courtille, ne doit point rougir de se montrer sur ses deux pieds; mais la Cour verra aisément le faux de ce sophisme.

Jean-Jacques est un hérétique, et je suis catholique; Jean-Jacques n'a comparu que par procureur, et on veut me faire comparaître en personne; Jean-Jacques a comparu en dépit des lois, et c'est en vertu des lois qu'on veut me montrer au peuple; Jean-Jacques a été faiseur de comédies, et moi je suis un honnête cabaretier. On sait ce qu'on doit à la dignité des professions. Néron voulut avilir les chevaliers romains jusqu'à les faire monter sur le théâtre; mais il n'osa y contraindre les cabaretiers.

Si la Cour avait pu lire un petit livre que Jean-Jacques, indigné de sa gloire, et honteux d'avoir travaillé pour les spectacles, a lâché contre les spectacles mêmes, elle verrait que ce Rousseau préfère hautement les marchands de vin aux histrions 2. Il ne veut pas que dans sa patrie il y ait des comédies, mais il y veut des cabarets; il regrette ce beau jour de son enfance, où il vit tous les Génevois ivres; il souhaite que les filles dansent toutes nues au cabaret 3.

Nous espérons que les mœurs se perfectionneront bientôt jusqu'à parvenir à ce dernier degré de la politesse. Alors maître Beaumont lui-même sera très-assidu chez moi, à la Courtille. Il ne songera plus à me produire sur le rempart; il sentira ce qu'on doit à un cabaretier.

Feu Mgr le cardinal de Fleury disait que les fermiers généraux étaient les colonnes de l'Etat : si cela est, nous sommes la base de ces colonnes; car, sans nous, plus de produit dans les aides; et, sans les aides, comment l'Etat pourrait-il aider ses alliés, et s'aider lui-même contre ses ennemis? M. Silhouette, qui a tenu le tonneau des finances moins de temps que je n'ai tenu ceux de mes vins de Brie,a voulu faire quelque peine au corps des fermiers; mais il a respecté le

nôtre.

Si nous sommes nécessaires à la puissance temporelle, nous le sommes encore plus à la spirituelle, qui est si au-dessus de l'autre. C'est chez nous que le peuple célèbre les fêtes : c'est pour nous qu'on abandonne souvent, trois jours de suite, dans les campagnes, les travaux

1. Dans les Philosophes, comédie de Palissot, jouée le 2 mai 1760. (ED.) 2. Dans sa lettre à d'Alembert contre les spectacles, il fait l'éloge des cercles, où «< chacun, se livrant sans gêne aux amusements de son goût, joue, cause, lit, boit, ou fume. » (ED.)

3. J. J. Rousseau, dans sa même lettre, dit qu'il« voudrait bien nous (aux Genevois) croire les yeux et les cœurs assez chastes pour supporter un tel spectacle, et que de jeunes personnes dans cet état fussent à Genève, comme à Sparte, couvertes de l'honnêteté publique. » (ED.)

4. Huit mois et demi. (ED.)

nécessaires, mais profanes, de la charrue, pour venir chez nous sanetifier les jours de salut et de miséricorde; c'est là qu'on perd heureusement cette raison frivole, orgueilleuse, inquiète, curieuse, si contraire à la simplicité du chrétien, comme maître Beaumont lui-même est forcé d'en convenir; c'est là qu'en ruinant sa santé on fournit aux médecins de nouvelles découvertes; c'est là que tant de filles, qui peut-être auraient langui dans la stérilité, acquièrent une fécondité heureuse qui produit tant d'enfants bien élevés, utiles à l'Église et au royaume, et qu'on voit peupler les grands chemins pour remplir le vide de nos villes dépeuplées.

Que dira maître Beaumont si je lui montre les saints rituels, où sont excommuniés les fauteurs du théâtre, c'est-à-dire les rois, les princes, les Sophocle et les Corneille? Un cabaretier, au contraire, est essentiellement de la communion des fidèles, puisque c'est chez lui que les fidèles boivent et mangent.

Les fermiers généraux eux-mêmes, quoiqu'ils fussent tous chevaliers dans la république romaine, quoiqu'ils soient colonnes chez nous, sont maudits dans l'Écriture : « S'il n'écoute pas l'Église, qu'il soit regardé comme un païen et comme un fermier général, sicut ethnicus et publicanus'. » L'apôtre ne dit point qu'il soit regardé comme un cabaretier de la Courtille; il s'en donne bien de garde.

Au contraire, c'est par un cabaret, et même une cabaretière, que les premiers triomphes du saint peuple juif commencèrent. La belle Rahab, vous le savez, messieurs, tenait un cabaret à Jéricho, dans le vaste pays de Setim. Elle était zonah, du mot hébreu zun, qui signifie cabaret, et rien de plus. (Et c'est ce que je tiens de M. Tellès qui vient souvent chez moi.) Elle reçut les espions du saint peuple; elle trahit pour lui sa patrie; elle fut l'heureuse cause que les murailles de Jéricho étant tombées au bruit de la trompette et des voix des Juifs, la nation chérie tua les hommes, les femmes, les filles, les enfants, les bœufs, les brebis et les ânes.

Quelques interprètes soutiennent que Rahab était non-seulement cabaretière, mais fille de joie. A Dieu ne plaise que je contredise ces grands hommes; mais si elle avait été une simple fille de joie, une fille de rempart, Salomon, prince de Juda, aurait-il daigné l'épouser? Je laisse le reste à vos sublimes réflexions.

Vous voyez, juges augustes du Boulevart et de la Courtille, quelle prééminence eut de tous les temps le cabaret sur le théâtre. Vous frémissez de l'indigne proposition de maître Beaumont, qui prétend me faire quitter la Courtille pour le rempart. J'ose plaider ma cause moimême, parce que là où la raison est évidente l'éloquence est inutile. Si elle succombait cette raison, quelquefois mal accueillie chez les hommes, je mettrais alors ma cause entre les mains de maître Mannori, célèbre dans l'univers, qui a fait imprimer des plaidoyers lus de l'univers, et l'univers entier jugerait entre Gaudon et Ramponeau.

1. Matth., xvIII, 17. (ÉD.)

Je vois d'ici maître Beaumont sourire; je l'entends répéter ces mots d'Horace, ce poëte du Pont-Neuf que j'ai ouï souvent citer :

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Ce fripon de cabaretier, ces cabaretiers malins.

Il aura recours même à l'Encyclopédie, ouvrage d'un siècle que j'ai entendu nommer de Trajan; car à quoi n'a-t-on point recours dans une mauvaise cause? L'Encyclopédie, à l'article Cabaret, prétend que les lois de la police ne sont pas toujours rigoureusement observées dans nos maisons. Je demande justice à la cour de cette calomnie je me joins à maître Palissot, maître Le Franc de Pompignan et maître Fréron, contre ce livre abominable. Je savais déjà par leurs émissaires, mes camarades ou mes pratiques, combien ce livre et leurs semblables sont pernicieux.

Une foule de citoyens de tout ordre et de tout âge les lit, au lieu d'aller au cabaret : les auteurs et les lecteurs passent dans leurs cabinets une vie retirée, qui est la source de tant d'attroupements scandaleux. On étudie la géométrie, la morale, la métaphysique et l'histoire; de là ces billets de confession qui ont troublé la France, ces convulsions qui l'ont également déshonorée, ces cris contre des contributions nécessaires au soutien de la patrie, tandis que les comédiens recueillent plus d'argent par jour aux représentations de la pièce charitable contre les Philosophes, que le souverain n'en retire pour le soutien du royaume. Ces détestables livres enseignent visiblement à couper la bourse et la gorge sur le grand chemin; ce qui certes n'arrive pas à la Courtille, où nous abreuvons les gorges, et vidons les bourses loyalement.

Je conclus donc à ce qu'il plaise à la cour me faire donner beaucoup d'argent par Gaudon, qui a la mauvaise foi de m'en demander en vertu de son marché; faire brûler le factum de maître Beaumont, comme attentatoire aux lois du royaume et à la religion; item, faire brûler pareillement tous les livres qui pourront, soit directement, soit indirectement, empêcher les citoyens d'aller à la Courtille, et leur procurer le plaisir honteux de la lecture.

RÉFLEXIONS POUR LES SOTS.

(1760.)

Si le grand nombre gouverné. était composé de bœufs, et le petit nombre gouvernant, de bouviers, le petit nombre ferait très-bien de tenir le grand nombre dans l'ignorance.

VOLTAIRE

-

XVIII

23

Mais il n'en est pas ainsi. Plusieurs nations qui longtemps n'ont eu que des cornes, et qui ont ruminé, commencent à penser.

Quand une fois ce temps de penser est venu, il est impossible d'ôter aux esprits la force qu'ils ont acquise; il faut traiter en êtres pensants ceux qui pensent, comme on traite les brutes en brutes.

Il serait impossible aux chevaliers de la Jarretière, assemblés à l'hôtel de ville de Londres, de faire croire aujourd'hui que saint George leur patron les regarde du haut du ciel, une lance à la main, monté sur un grand cheval de bataille.

Le roi Guillaume, la reine Anne, George Ier, George II, n'ont guéri personne des écrouelles. Autrefois un roi qui aurait refusé de se servir de ce saint privilége eût révolté la nation; aujourd'hui un roi qui en voudrait user ferait rire la nation entière1.

Le fils du grand Racine, dans un poëme intitulé la Gráce 2, s'exprime ainsi sur l'Angleterre :

L'Angleterre, où jadis brilla tant de lumière,
Recevant aujourd'hui toutes religions,

N'est plus qu'un triste amas de folles visions,

M. Racine se trompe; l'Angleterre fut plongée dans l'ignorance et le mauvais goût jusqu'au temps du chancelier Bacon. C'est la liberté de penser qui a fait éclore chez les Anglais tant d'excellents livres; c'est parce que les esprits ont été éclairés, qu'ils ont été hardis; c'est parce qu'ils ont été hardis, qu'on a donné des prix à ceux qui feraient passer les mers à leurs blés; c'est cette liberté qui a fait fleurir tous les arts, et qui a couvert l'Océan de vaisseaux.

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A l'égard des folles visions que leur reproche l'auteur du poëme sur la Grâce, il est vrai qu'ils ont abandonné la dispute sur la grâce efficace et suffisante et concomitante; mais en récompense ils ont donné les logarithmes, la position de trois mille étoiles, l'aberration de la lumière, la connaissance physique de cette lumière même, le calcul qu'on appelle de l'infini, et la loi mathématique par laquelle tous les globes du monde gravitent les uns sur les autres. Il faut avouer que la Sorbonne, quoique très-supérieure, n'a pas encore fait de telles dé

couvertes.

Cette petite envie de se faire valoir en invectivant contre son siècle, en voulant ramener les hommes de la nourriture du pain à celle du gland, en répétant sans cesse et hors de propos de misérables lieux communs, ne fera pas fortune dorénavant.

Il est ridicule de penser qu'une nation éclairée ne soit pas plus heureuse qu'une nation ignorante.

Il est affreux d'insinuer que la tolérance est dangereuse, quand nous voyons à nos portes l'Angleterre et la Hollande peuplées et enrichies par cette tolérance, et de beaux royaumes dépeuplés et incultes par l'opinion contraire.

La persécution contre les hommes qui pensent librement ne vient 1. Cependant, en 1774, Louis XVI les toucha. (ED.).

2. Chant VI, vers 130-32. (ED.)

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