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LETTRE

DE L'AUTEUR DE LA BROCHURE INTITULÉE CONNAISSANCE DES BEAUTÉS ET DES DÉFAUTS DE LA POÉSIE ET DE L'ÉLOQUENCE, ETC., A M. RÉMOND DE SAINTE-ALBINE 1.

(1749.)

Monsieur, la délicatesse de votre goût se fait remarquer dans la critique judicieuse que vous faites de la plupart des ouvrages que vous annoncez dans votre livre périodique; et vous avez acquis, même chez une nation qui ne prodigue pas ses éloges, une réputation à laquelle peu de gens peuvent se flatter de parvenir. J'ai partagé avec tous mes compatriotes, amateurs des belles-lettres, le plaisir qu'ils prennent à lire le Mercure de France, depuis que vous présidez à la composition de ce recueil.

Mais je ne puis me refuser de me plaindre de vous à vous-même, de l'idée que vous donnez au public, dans votre volume de ce mois, d'un livre dont malheureusement je suis l'auteur, et qui porte le titre: Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l'éloquence dans la langue française. Je sais que non-seulement la critique doit être libre, mais encore qu'elle est utile dans la république des lettres; et le fanatisme poétique, dont vous m'accusez, ne m'aveugle pas assez pour me laisser ignorer qu'elle est la mère de l'émulation, et que nous sommes redevables à ses censures des efforts de ces grands et sublimes génies que nous admirons, et que l'on admirera toujours.

Vous pouvez donc, sans m'offenser, blâmer mon raisonnement, ainsi que l'arrangement des matières traitées dans mon livre, et le peu de justesse de mes applications. Cette critique n'attaque point l'auteur, mais seulement l'ouvrage, et vous usez du droit de tous ceux entre les mains desquels il tombera. Mais l'auteur et l'ouvrage ont des intérêts totalement séparés. Le prince des poëtes comiques de votre nation a fait sentir cette distinction, lorsqu'il a fait dire à son Misanthrope:

On peut être honnête homme et faire mal des vers.

Je consens volontiers que vous me refusiez même le sens commun, soit en vers, soit en prose; mais du moins ne donnez point d'atteinte à ma probité. Ma brochure peut être ridicule, je le veux; mais ce dont vous m'accusez est un crime dont tout homme d'honneur rougirait; et si j'ai eu des raisons pour ne pas découvrir mon nom, ce n'était point du tout dans le dessein de faire jouer le rôle d'un fat qui se loue, à

1. Fédacteur du Mercure. (ED.)

un homme digne d'admiration, et aux talents duquel on rend hommage dans tous les endroits du monde où les lettres sont connues.

Je vous crois trop honnête homme, monsieur, pour ne me pas faire la grâce d'insérer ma lettre dans le volume du mois prochain, afin de réparer le tort que vous m'avez pu faire dans l'esprit de tous les honnêtes gens; et je me flatte qu'elle chassera du vôtre les idées peu avantageuses que des conjectures un peu trop légères y ont fait

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On peut aujourd'hui diviser les habitants de l'Europe en lecteurs et en auteurs, comme ils ont été divisés pendant sept ou huit siècles en petits tyrans barbares qui portaient un oiseau sur le poing, et en esclaves qui manquaient de tout.

I. Il y a environ deux cent cinquante ans que les hommes se sont ressouvenus petit à petit qu'ils avaient une âme; chacun veut lire, ou pour fortifier cette âme, ou pour l'orner, ou pour se vanter d'avoir lu. Lorsque les Hollandais s'aperçurent de ce nouveau besoin de l'espèce humaine, ils devinrent les facteurs de nos pensées, comme ils l'étaient de nos vins et de nos sels; et tel libraire d'Amsterdam, qui ne savait pas lire, gagna un million, parce qu'il y avait quelques Français qui se mêlaient d'écrire. Ces marchands s'informaient, par leurs correspondants, des denrées qui avaient le plus de cours; et, selon le besoin, ils commandaient à leurs ouvriers des histoires ou des romans, mais principalement des histoires: parce que après tout on ne laisse pas de croire qu'il y a toujours un peu plus de vérité dans ce qu'on appelle Histoire nouvelle, Mémoires historiques, Anecdotes, que dans ce qui est intitulé Roman. C'est ainsi que, sur des ordres de marchands de papier et d'encre, leurs metteurs en œuvre composèrent les Mémoires d'Artagnan, de Pontis, de Vordac, de Rochefort 2, et tant

1. Malgré la critique de Voltaire, l'authenticité du testament de Richelieu est aujourd'hui avérée. (ED.)

2. Les Mémoires de M. d'Artagnan, trois volumes in-12, et les Mémoires de M. L. C. D. R. (le comte de Rochefort), 1687, in-12, ont pour auteur Sandras

d'autres dans lesquels on trouve au long tout ce qu'ont pensé les rois ou les ministres quand ils étaient seuls, et cent mille actions publiques dont on n'avait jamais entendu parler. Les jeunes barons allemands, les palatins polonais, les dames de Stockholm et de Copenhague, lisent ces livres, et croient y apprendre ce qui s'est passé de plus complet à la cour de France.

II. Varillas était fort au-dessus des nobles auteurs dont je parle; mais il se donnait d'assez grandes libertés. Il dit un jour à un homme qui le voyait embarrassé : « J'ai trois rois à faire parler ensemble; ils ne se sont jamais vus, et je ne sais comment m'y prendre. donc, dit l'autre, est-ce que vous faites une tragédie? »

-

Quoi

III. Tout le monde n'a pas le don de l'invention. On fait imprimer, in-12, les fables de l'Histoire ancienne, qui étaient ci-devant in-folio. Je crois que l'on peut retrouver dans plus de deux cents auteurs les mêmes prodiges et les mêmes prédictions faites du temps que l'astrologie était une science. On nous redira peut-être encore que deux juifs, qui sans doute ne savaient que vendre des vieux habits et rogner de vieilles espèces, promirent l'empire à Léon l'Isaurien, et exigèrent de lui qu'il abattît les images des chrétiens quand il serait sur le trône; comme si un juif se souciait beaucoup que nous eussions ou non des images.

IV. Je ne désespère pas qu'on ne réimprime que Mahomet II, surnommé le Grand, le prince le plus éclairé de son temps, et le rémunérateur le plus magnifique des arts, mit tout à feu et à sang dans Constantinople (qu'il préserva pourtant du pillage), abattit toutes les églises (dont en effet il conserva la moitié), fit empaler le patriarche, lui qui rendit à ce même patriarche plus d'honneurs qu'il n'en avait reçu des empereurs grecs; qu'il fit éventrer quatorze pages, pour savoir qui d'eux avait mangé un melon, et qu'il coupa la tête à sa maîtresse pour réjouir ses janissaires. Ces histoires, dignes de Robert le Diable et de Barbe-Bleue, sont vendues tous les jours avec approbation et privilége.

V. Des esprits plus profonds ont imaginé une manière de mentir. Ils se sont établis héritiers de tous les grands ministres, et se sont emparés de tous les testaments. Nous avons vu les Testaments des Colbert et des Louvois', donnés comme des pièces authentiques par des politiques raffinés qui n'étaient jamais entrés seulement dans l'antichambre d'un bureau de la guerre ni des finances. Le Testament du cardinal de Richelieu, fait par une main un peu moins inhabile, a eu plus de fortune, et l'imposture a duré très-longtemps. C'est un plaisir surtout de voir dans les recueils de harangues quels éloges on a prodigués à l'admirable testament de cet incomparable cardinal: on y trouvait

de Courtilz ce ne sont que des romans. Les Mémoires du sieur de Pontis, 1678, deux volumes in-12, ont été rédigés par P. Thomas Dufossé. Quant aux Mémoires du comte de Vordac, 1730, deux volumes in-12, on sait que le premier volume est de l'abbé Cavard, ex-jésuite; et le second, de l'abbé Olivier, excordelier, auteur de Roselli, ou l'Infortuné Napolitain. (Note de M. Beuchot.) 1. Par Sandras de Courtilz. (ED.)

toute la profondeur de son génie; et un imbécile qui l'avait bien lu, et qui en avait même fait quelques extraits, se croyait capable de gouverner le monde. On n'a pas été moins trompé au Testament de Charles V, duc de Lorraine on a cru y reconnaître l'esprit de ce prince; mais ceux qui étaient au fait y reconnurent l'esprit de M. de Chévremont, qui le composa '.

VI. Après ces faiseurs de Testaments viennent les auteurs d'Anecdotes. Nous avons une petite histoire imprimée en 1700, de la façon d'une demoiselle Durand, personne fort instruite, qui porte pour titre : Histoire des Amours de Grégoire VII, du cardinal de Richelieu, de la princesse de Condé, et de la marquise d'Urfé. J'ai lu, il y a quelques années, les Amours du R. P. La Chaise, confesseur de Louis XIV.

VII. Une très-honorable dame 2, réfugiée à la Haye, composa, au commencement de ce siècle, six gros volumes de lettres d'une dame de qualité de province, et d'une dame de qualité de Paris, qui se mandaient familièrement les nouvelles du temps. Or, dans ces nouvelles du temps, je puis assurer qu'il n'y en a pas une de véritable. Toutes les prétendues aventures du chevalier de Bouillon, connu depuis sous le nom de prince d'Auvergne, y sont rapportées avec toutes leurs circonstances. J'eus la curiosité de demander un jour à M. le chevalier de Bouillon s'il y avait quelque fondement dans ce que Mme Dunoyer avait écrit sur son compte. Il me jura que tout était un tissu de faussetés. Cette dame avait ramassé les sottises du peuple, et dans les pays étrangers elles passaient pour l'histoire de la cour.

VIII. Quelquefois les auteurs de pareils ouvrages font plus de mal qu'ils ne pensent. Il y a quelques années qu'un homme de ma connaissance, ne sachant que faire, imprima un petit livre, dans lequel il disait qu'une personne célèbre avait péri par le plus horrible des assassinats; j'avais été témoin du contraire. Je représentai à l'auteur combien les lois divines et humaines l'obligeaient à se rétracter; il me le promit: mais l'effet de son livre dure encore, et j'ai vu cette calomnie répétée dans de prétendues histoires du siècle.

IX. Il vient de paraître un ouvrage politique à Londres, la ville de l'univers où l'on débite les plus mauvaises nouvelles, et les plus mauvais raisonnements sur les nouvelles les plus fausses. « Tout le monde saft, dit l'auteur, page 17, que l'empereur Charles VI est mort empoisonné dans de l'aqua toffana; on sait que c'est un Espagnol qui était son page favori, et auquel il a fait un legs par son testament, qui lui donna le poison. Les magistrats de Milan qui ont reçu les dépositions de ce page quelque temps avant sa mort, et qui les ont envoyées à Vienne, peuvent nous apprendre quels ont été ses instigateurs et ses complices, et je souhaite que la cour de Vienne nous instruise bientôt des circonstances de cet horrible crime. Je crois que la cour de Vienne fera attendre longtemps les instructions qu'on lui demande sur

1. Le Testament politique de Charles V, 1696, est de Henri de Straatman. L'abbé de Chévremont n'en fut que l'éditeur. (Note de M. Beuchot.) 2. La Dunoyer.

cette chimère. Ces calomnies toujours renouvelées me font ressouvenir de ces vers1:

Vos oisifs courtisans, que les chagrins dévorent,
S'efforcent d'obscurcir les astres qu'ils adorent.
Là, si vous en croyez leur coup d'œil pénétrant,
Tout ministre est un traître, et tout prince un tyran;
L'hymen n'est entouré que de feux adultères;
Le frère à ses rivaux est vendu par ses frères;
Et sitôt qu'un grand roi penche sur son déclin,
Ou son fils ou sa femme ont hâté son destin...

Qui croit toujours le crime en paraît trop capable.

Voilà comment sont écrites les histoires prétendues du siècle.

X. La guerre de 1702 et celle de 1741 ont produit autant de mensonges dans les livres qu'elles ont fait périr de soldats dans les campagnes; on a redit cent fois, et on redit encore, que le ministère de Versailles avait fabriqué le testament de Charles II, roi d'Espagne.

XI. Des anecdoctes nous apprennent que le dernier maréchal de La Feuillade manqua exprès Turin, et perdit sa réputation, sa fortune et son armée, par un grand trait de courtisan; d'autres nous certifient qu'un ministre fit perdre une bataille par politique.

XII. On vient de réimprimer dans les Transactions de l'Europe qu'à la bataille de Fontenoi nous chargions nos canons avec de gros morceaux de verre et de métaux venimeux ; que le général Campbell ayant été tué d'une de ces volées empoisonnées, le duc de Cumberland envoya au roi de France, dans un coffre, le verre et les métaux qu'on avait trouvés dans sa plaie; qu'il mit dans ce coffre une lettre, dans laquelle il disait au roi que les nations les plus barbares ne s'étaient jamais servies de pareilles armes, et que le roi frémit à la lecture de cette lettre. Il n'y a nulle ombre de vérité ni de vraisemblance à tout cela. On ajoute à ces absurdes mensonges que nous avons massacré de sangfroid les Anglais blessés qui restèrent sur le champ de bataille, tandis qu'il est prouvé, par les registres de nos hôpitaux, que nous eûmes soin d'eux comme de nos propres soldats. Ces indignes impostures prennent crédit dans plusieurs provinces de l'Europe, et servent d'aliment à la haine des nations.

XIII. Combien de mémoires secrets, d'histoires de campagnes, de journaux de toutes les façons, dont les préfaces annoncent l'impartialité la plus équitable et les connaissances les plus parfaites! On dirait que ces 'ouvrages sont faits par des plénipotentiaires à qui les ministres de tous les Etats et les généraux de toutes les armées ont remis leurs mémoires. Entrez chez un de ces plénipotentiaires, vous trouverez un pauvre scribe en robe de chambre et en bonnet de nuit, sans meubles et sans feu, qui compile et qui altère des gazettes. Quelquefois ces messieurs prennent une puissance sous leur protection; on sait le conte

1. Vers d'Eriphyle, tragédie de l'auteur, qui ne fut imprimée qu'après sa mort. (ED.)

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