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sur le territoire français que de nombreux symptômes lui révèlent la vanité des espérances de ceux qui l'entourent. Bien loin de préparer aux troupes prussiennes un accueil triomphal, les villages se vident à l'approche de l'armée d'invasion, le désert se fait devant elle; les paysans fuient et cachent leurs bestiaux au milieu des bois. A Verdun même, quelques actes de désespoir annoncent chez les défenseurs de la France une énergie à laquelle on ne s'attendait pas. Le commandant de la place, Beaurepaire, forcé de capituler par les instances de la bourgeoisie, dont le bombardement détruit les maisons, se brûle la cervelle dans la salle de l'hôtel de ville, afin d'échapper à la honte de la capitulation. Un grenadier français, arrêté pour avoir tiré un coup de fusil sur les troupes prussiennes au moment de leur entrée dans la ville, se jette au fond de la Meuse, pendant que le conseil de guerre délibère sur son sort, et se soustrait ainsi à l'inévitable condamnation qui l'attend. D'autres faits moins importans éveillent encore et entretiennent la défiance du poète. A Jardin-Fontaine, l'hôte chez lequel il a passé la nuit, tout en remettant à son domestique une lettre pour Paris, ajoute avec ironie: « Je crois que tu n'iras pas jusque-là. » Enfin un article du Moniteur qui tombe entre les mains des cavaliers allemands contient ces paroles inquiétantes : « les Prussiens pourront venir à Paris, mais ils n'en sortiront pas. » La prise facile de Verdun ne paraît pas à l'esprit clairvoyant de Goethe une compensation suffisante de toutes les menaces dont l'avenir est gros. Il remarque avec bonne foi que cette place forte, située dans la vallée de la Meuse, dominée par des hauteurs, ne pouvait guère résister à un bombardement, et que les assiégés d'ailleurs ne répondaient au feu des Prussiens que par le tir intermittent d'une seule pièce de 24. Il n'y avait rien dans cette conquête qui dût enorgueillir l'armée coalisée.

En 1870, la ville de Verdun était sans doute mieux armée, mais elle n'était pas mieux située. Il n'en a pas moins fallu trois mois de siége et des milliers d'obus pour la forcer à capituler. Les troupes allemandes continuent la tradition du bombardement, en continuant aussi à s'épargner les périls de l'assaut; mais dans la guerre actuelle ce n'est pas pendant deux jours comme en 1792, c'est pendant des mois entiers que nos places fortes supportent le feu de l'ennemi. Nos villes ouvertes elles-mêmes ne sont pas ménagées, et nos ennemis s'assurent qu'elles ne résisteront pas en commençant par les bombarder sans les avoir averties. On voit par cette simple comparaison combien peu les progrès intellectuels ont adouci les mœurs! Les procédés de M. de Moltke et de M. de Bismarck font regretter l'humanité du duc de Brunswick. La Prusse civilisée du XIXe siècle peut se glorifier d'avoir perfectionné la barbarie.

TOME XCI. - 1871.

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Plus l'armée coalisée s'avançait vers l'intérieur de la France, plus Goethe voyait de dangers s'accumuler autour d'elle. L'avantage remporté un instant par les Autrichiens sur un lieutenant de Dumouriez qui s'était laissé surprendre au défilé du Chêne- Populeux n'avait ni empêché le général français d'occuper une position très forte, ni prévenu sa jonction avec Kellermann. Dans ce pays montagneux et boisé dont nous n'avons pas su nous servir en 1870, un véritable homme de guerre montrait le parti qu'on peut tirer des difficultés du terrain, même avec de jeunes troupes, même après un premier revers et le lendemain d'une panique. Changeant de plan aussitôt que sa combinaison primitive eut échoué par la faute d'un subalterne, il renonçait à couvrir Paris derrière des défilés qu'il ne pouvait plus défendre, pour se placer résolùment entre l'armée d'invasion et l'Allemagne. Il obligeait ses adversaires, ou à laisser couper leur ligne de retraite, ou à l'attaquer lui-même sur un champ de bataille choisi par lui. Goethe assista toute la journée à la canonnade de Valmy, et se laissa même emporter par une sorte de curiosité scientifique, pour mettre ses nerfs et son courage à l'épreuve, jusqu'au bastion de la Lune, où pleuvaient les boulets. De là, on apercevait nettement les fortes positions qu'occupaient les Français, rangés en demi-cercle sur un immense amphithéâtre, sur des hauteurs que les alliés ne pouvaient aborder qu'en traversant des rivières, des étangs, des ruisseaux et des marais. Le duc de Brunswick, malgré sa confiance dans ses vieilles troupes et le mépris qu'il professait pour les volontaires de la révolution, n'osa pas commander l'attaque, et se contenta de canonner de loin les Français sans engager son infanterie sur un terrain si dangereux. Dès qu'il reconnaissait ainsi son impuissance, la bataille était perdue pour lui; il ne lui restait plus d'autre ressource qu'une retraite difficile à travers les plaines boueuses de la Champagne.

Par une belle combinaison stratégique, Dumouriez venait de sauver la France presque sans effusion de sang. Il avait suffi à cet habile tacticien de montrer à l'ennemi le champ de bataille sur lequel il l'attendait et de déployer ses troupes pour faire reculer les 80,000 hommes de la coalition. Goethe peint très énergiquement la consternation de l'armée prussienne le soir de la canonnade de Valmy. Le matin, on ne pensait qu'à mettre en broche et à manger tous les Français; la nuit venue, chacun regagnait tristement son bivac humide, livré aux pensées les plus douloureuses. Comment se terminerait cette campagne si imprudemment engagée? comment sortirait-on de la position dangereuse où l'on s'était aventuré? Les vivres d'ailleurs manquaient; les plus heureux ne parvenaient à se procurer que du pain de munition. Les tentes étaient

restées en arrière avec tous les bagages. Pour se mettre à l'abri contre le vent froid de la nuit, on ne trouvait d'autre moyen que de creuser des fossés où chacun s'enveloppait de son manteau presque sous le feu des batteries françaises, au risque d'être réellement enseveli dans ces tombes anticipées par les boulets de l'ennemi! C'est pendant les heures de cette cruelle veillée, lorsqu'autour de lui s'échangeaient beaucoup de plaintes et de réflexions vulgaires, que Goethe sut montrer avec quelle largeur d'esprit et quelle netteté de vues il envisageait les événemens auxquels il assistait, en prononçant ces paroles mémorables: «< ici et aujourd'hui commence une nouvelle ère historique, et vous pourrez dire que vous en avez été témoins. » Aux yeux de ses compagnons d'armes, il s'agissait simplement d'une bataille perdue, tout au plus d'une campagne manquée. Pour lui qui voyait les choses de plus loin, qui depuis son entrée en France ne cessait d'observer l'état des esprits dans notre pays, l'énergie et le patriotisme que les Français venaient de déployer pour la défense de leur territoire, pour le maintien de leur liberté, annonçaient une révolution déjà faite, l'avénement du peuple aux affaires, la destruction d'une aristocratie et d'une royauté que la nation venait de battre en même temps que l'étranger. Quelles conséquences n'allait pas entraîner en Europe un exemple aussi heureux et aussi frappant de ce que pouvaient à elles seules les forces populaires! Là où les esprits superficiels n'apercevaient qu'un fait particulier, un accident de guerre, le génie spéculatif du poète reconnaissait la marque d'un de ces événemens qui intéressent l'humanité tout entière, et qui changent le cours de l'histoire. Plus tard, les officiers prussiens lui rappelaient sa prédiction, dont les Français avaient en quelque sorte attesté la justesse en datant du jour même de la bataille de Valmy leur nouveau calendrier.

Pendant huit jours encore, les Allemands attendirent avant de reprendre la route de leur pays, huit jours désastreux durant lesquels la dyssenterie faisait dans leurs rangs de nombreuses victimes, où la pluie tombait à flots, où les convois de vivres n'arrivaient pas, où se répandait le bruit que les volontaires de Paris, réunis à Châlons sous le commandement de Luckner, allaient se mettre en marche, que 20,000 paysans se rassemblaient dans le district de Reims. pour tomber sur les derrières de l'armée coalisée. Cette halte si dangereuse après la défaite était une dernière consolation que se donnaient à eux-mêmes le roi de Prusse et le duc de Brunswick pour retarder l'humiliation du départ. La réalité avait si cruellement démenti les espérances hautaines des alliés, qu'ils ne se résignaient à en accepter les effets qu'à la dernière extrémité. Quel dénoùment d'une campagne qui avait commencé par le manifeste

insolent de Coblentz! Le 29 septembre, il fallut cependant se décider à partir; à minuit, sur une terre détrempée où les hommes glissaient à chaque pas, où les roues des canons s'enfonçaient dans la boue, les troupes allemandes se mirent en marche, laissant derrière elles des milliers de malades hors d'état de les suivre, semant sur leur route la plus grande partie de leurs bagages, que les chevaux épuisés ne pouvaient plus traîner. On s'est souvent étonné que Dumouriez n'ait pas poursuivi l'armée ennemie pendant qu'elle battait en retraite; on a même attribué son inaction à une sorte de traité qu'il aurait conclu avec le duc de Brunswick. Le récit de Goethe : fait supposer en effet que des négociations s'engagèrent entre les généraux des deux armées. Un armistice signé le 24 septembre, et pendant lequel il était convenu que les avant-postes s'abstiendraient de toute hostilité, paraît avoir été suivi d'une convention tacite qui permit aux coalisés d'opérer leur retraite sans être inquiétés, à la condition qu'ils abandonneraient les deux places fortes de Longwy et de Verdun, conquises par eux au commencement de la campagne. Pendant l'armistice, les Français, sans doute par ordre de leurs chefs, témoignaient aux Allemands les dispositions les plus pacifiques, leur offraient des vivres, et leur distribuaient des brochures où on leur prêchait les bienfaits de la liberté et de l'égalité. Pendant toute la retraite, Goethe ne parle que d'une seule attaque, qui fut dirigée non point par les soldats de l'armée régulière, mais par des paysans contre l'état-major des émigrés, entre les Grandes et les Petites-Armoises. Dumouriez, qui songeait, comme le dit très justement M. Thiers, à de nouvelles opérations dans le nord, ne crut pas nécessaire de s'acharner à la poursuite d'une armée dont le mauvais temps et la maladie le délivraient sans combat. Il pensa probablement qu'il en avait fini avec elle, dès qu'il l'obligeait à quitter le territoire français et à ne garder aucune de ses conquêtes. Il est certain d'après le témoignage de Goethe que, s'il avait voulu l'anéantir, il l'aurait pu le jour même où la retraite commença. «< Si l'ennemi nous surprenait en ce moment, écrivait le poète sur son carnet le 29 septembre, il n'échapperait ni un rayon de roue, ni un membre d'homme. »>

N'étant pas poursuivis, les Prussiens se tirèrent de cette dangereuse position, mais au prix de queHes fatigues, de quelles privations, de quelles souffrances! La pluie tombait à flots, les tentes étaient trempées; après de longues journées de marche sur un sol glissant, on ne trouvait pour se coucher ni un brin de paille, ni un endroit sec; rien que la terre humide et la boue épaisse de la Champage. Sur les routes défoncées, l'encombrement était tel, la crainte de rester en arrière si forte, que la masse des fugitifs marchait en

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avant sans égard ni pitié pour ceux qui tombaient. Malheur aux hommes et aux chevaux qui après une chute ne pouvaient se relever assez tôt ! Le flot humain les écrasait sous son poids. On voyait les membres palpiter et craquer sous les roues des voitures. Dès qu'un véhicule s'arrêtait et retardait la marche, on le précipitait dans les fossés du chemin pour frayer un passage à ceux qui venaient après. Des fourgons de bagages jetés hors de la chaussée restaient couchés sur la prairie, et les élégans porte-manteaux des émigrés jonchaient la plaine, excitant la convoitise des soldats prussiens, qui quelquefois descendaient pour y chercher leur part de butin, mais que la fatigue obligeait bientôt d'abandonner leur proie. Des chevaux morts apparaissaient çà et là dans les fossés ; beaucoup de ces cadavres, écorchés par les soldats et dépouillés de toutes les parties charnues, attestaient le dénûment universel. Des hommes morts de maladie, de faim ou de fatigue, demeuraient étendus à la place où ils étaient tombés, quand les maraudeurs n'avaient pas traîné leur corps derrière des buissons pour les dépouiller plus à l'aise. A ces angoisses physiques s'ajoutaient l'abattement des esprits, la honte et le désespoir de la défaite. Le moment le plus douloureux fut celui où l'armée tout entière se trouva rassemblée pour franchir le cours de l'Aisne sur deux ponts jetés par les ingénieurs prussiens. Goethe, placé entre les deux passages dans une prairie sablonneuse avec le duc de Weimar, vit défiler successivement l'infanterie, la cavalerie, l'artillerie; tous les visages étaient sombres, les bouches muettes, les larmes coulaient des yeux des soldats les plus énergiques. Comme pour couronner tristement cette scène, le roi de Prusse apparut à cheval, escorté de son état-major; il s'arrêta un instant au milieu d'un des ponts en regardant derrière lui, dans l'attitude d'un homme qui voudrait ressaisir le passé, pendant que sur l'autre pont le duc de Brunswick hésitait à son tour, et semblait se recueillir avant de prendre définitivement le chemin de l'Allemagne. C'était l'image de la retraite non plus seulement dans quelques détails pénibles, mais dans son affreuse réalité, qui ce jour-là apparaissait tout entière aux yeux du poète.

II.

Pendant cette campagne de deux mois, qui finissait par un épouvantable désastre, où l'armée allemande avait laissé sur les routes plus de 25,000 hommes, le tiers de son effectif, quel était le sort de la population française dans le pays traversé par les coalisés? Goethe nous donne sur ce point quelques détails, et laisse échapper quelques réflexions qui lui sont inspirées par les sentimens d'humanité

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