Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

L'INVASION PRUSSIENNE

EN 1792 ET EN 1870

GOETHE ET LES ALLEMANDS D'AUJOURD'HUI.

S'il était chimérique de croire avec certains philosophes que la guerre n'éclaterait plus désormais entre les peuples civilisés, du moins pouvait-on espérer ne plus revoir les scènes sanglantes des temps passés. Depuis 1815, après une longue série de batailles à laquelle avaient généralement succédé en Europe des goûts et des besoins pacifiques, un sentiment plus élevé de la solidarité des peuples, un respect plus grand de la vie humaine, on semblait à jamais délivré de ces luttes à outrance où, comme au moyen âge, le vainqueur se croit tout permis pour écraser le vaincu. Pendant les deux campagnes de Crimée et d'Italie, sauf certains actes de pillage ou de barbarie individuelle, qu'il ne dépend d'aucun chef de prévenir absolument, il ne s'était rien produit qui offensât l'humanité, et qui, une fois le combat fini, dût laisser entre les adversaires quelques germes de haine. Ni les Russes, ni les Autrichiens ne nous reprochaient d'avoir aggravé leur défaite en les faisant souffrir au-delà de ce qu'exigeaient les cruelles nécessités de la guerre. Vainqueurs et vaincus pouvaient se rencontrer, quelques années plus tard, sans qu'aucun ressentiment eût survécu à la durée de la lutte.

Il était réservé à l'Allemagne, à la patrie des théoriciens et des philosophes humanitaires, au peuple qui se prétend par la bouche

de ses publicistes le plus équitable, le plus modéré, le plus pacifique de l'Europe, de nous ramener aux dévastations et aux massacres de la guerre de trente ans. Si quelque grand écrivain de race germanique entreprend un jour de raconter au monde les exploits de ses compatriotes, il ne sera pas médiocrement embarrassé de mettre d'accord leurs théories et leurs actes, de concilier leurs prétentions à l'humanité avec leurs outrages à la civilisation. Un Goethe même n'y suffirait pas. Disons tout de suite qu'il ne l'essaierait certainement point. Le plus libre esprit de l'Allemagne, le plus indépendant de tout préjugé national, le plus humain et le plus civilisé n'aurait jamais consenti à écrire le récit de la campagne de France en 1792, s'il avait dû y retracer les horreurs qui se commettent aujourd'hui sur un si grand nombre de points de notre territoire. Déjà, il y a quatre-vingts ans, la guerre lui paraissait terrible; il en maudissait les auteurs, il en plaignait les victimes, il essayait d'en adoucir les maux. Que dirait-il aujourd'hui, s'il était forcé, par l'exemple de ce qui se passe sous nos yeux, de reconnaître que ni le progrès des sciences sociales, ni le développement de la culture intellectuelle n'améliorent les hommes, et que les plus cultivés ne se servent de leur savoir que pour rendre la guerre plus meurtrière et plus impitoyable? Il n'est pas sans intérêt de rappeler à l'Allemagne du présent, aux organisateurs du pillage méthodique, aux théoriciens de la conquête et de la spoliation, avec quel sentiment d'humanité, avec quelle noblesse d'âme, le plus grand écrivain de leur pays, amené comme eux par l'invasion sur le sol de la France, ne cesse de parler de nous. On verra également par son récit que, si nos pères ont beaucoup souffert, nous souffrons infiniment plus qu'eux. C'est encore le même ennemi qui nous attaque, mais cette fois en nombre beaucoup plus grand, avec des moyens de destruction plus puissans, et surtout avec une fureur, une opiniâtreté de haine que ne connaissaient pas les soldats du duc de Brunswick.

I.

L'armée de la coalition, composée d'Autrichiens, de Prussiens et de plusieurs corps d'émigrés, venait de franchir la frontière française, lorsque Goethe la rejoignit, le 27 août 1792, au camp de Rocourt, à deux lieues de la petite ville de Longwy, qui avait été bombardée et occupée par les alliés. Le poète se rendait à l'appel de son prince et de son ami, le grand-duc de Saxe-Weimar, qui commandait un régiment au service de Prusse. Il n'apportait dans cette campagne aucun sentiment hostile à la France, aucune de ces

préventions haineuses que nous retrouvons aujourd'hui avec tristesse chez la plupart des écrivains de l'Allemagne, et qui empêchent les meilleurs esprits de discerner la vérité, d'observer à l'égard de leurs adversaires les règles les plus élémentaires de la justice. Il ne faisait pas profession, comme c'est la mode parmi les savans et les lettrés de nos jours au-delà du Rhin, de détester les Français, quoiqu'il les eût connus pour la première fois pendant la guerre de sept ans, à une époque où ils envahissaient son pays, quoique la maison de son père eût servi de logement au comte de Thorane, gentilhomme provençal, nommé gouverneur militaire de Francfort par le général en chef de l'armée française. De ces années de son enfance, il ne gardait contre nous aucun souvenir amer. Les goûts délicats, les grandes manières, le savoir-vivre du comte de Thorane, l'esprit d'équité dont cet étranger faisait preuve dans tous ses rapports avec les habitans de la ville, la bonne grâce de la noblesse française qui se réunissait chez le gouverneur, la présence dans Francfort d'officiers aussi distingués que le maréchal de Broglie, inspiraient au contraire au jeune Wolfgang l'opinion la plus favorable de la politesse de nos mœurs, en lui révélant un état social et un degré de civilisation très supérieurs à ce que lui avait offert la société de ses compatriotes. Notre théâtre, qui accompagnait l'armée et dont il suivait les représentations, l'initiait en mème temps au mérite d'une littérature qu'il cultiva toute sa vie, envers laquelle il se reconnaissait les plus grandes obligations. Un peu plus tard, à Strasbourg, en Alsace, à Sessenheim, chez les parens de Frédérique Brion, il avait connu la France par ses côtés les plus aimables et les plus hospitaliers. Comment serait-il entré chez nous en 1792 avec des sentimens de haine fort étrangers à sa noble nature, dont il se défendit dans sa vieillesse, même après tous les malheurs de sa patrie, comme d'une iniquité à laquelle se refusait sa conscience?

On peut juger de ce qu'il éprouvait en pénétrant sur notre territoire par l'impression qu'il ressentit en 1813, lorsque l'Allemagne, envahie et occupée par nous depuis sept ans, se souleva contre la France. Même alors, après que les Allemands étaient passés du rôle d'agresseurs au rôle plus juste d'un peuple vaincu qui veut se débarrasser d'un joug insupportable, Goethe, tout en faisant des vœux pour le triomphe de son pays, ne s'associa jamais à l'esprit de vengeance qui enflammait ses compatriotes. Il souhaitait la défaite des Français et la délivrance de l'Allemagne, mais son hostilité contre nous n'allait point au-delà du légitime désir de l'affranchissement; on ne put lui arracher aucun de ces chants sanguinaires qui excitaient la jeunesse allemande à une lutte sans pitié. « Dans mes

poésies, disait-il à Eckermann pour expliquer son attitude pendant la guerre de l'indépendance, je n'ai jamais rien affecté. Ce qui ne m'arrivait pas dans la vie, ce qui ne me brûlait pas les ongles, ce qui ne me tourmentait pas, je ne le mettais pas en vers, je ne l'exprimais pas. Je n'ai fait de poésies d'amour que lorsque j'aimais, comment aurais-je pu écrire des chants de haine sans haine? et entre nous je ne haïssais pas les Français, quoique je remercie Dieu de nous avoir delivrés d'eux. Comment moi, pour qui la civilisation et la barbarie sont des choses d'importance, comment aurais-je pu haïr une nation qui est une des plus civilisées de la terre, et à qui je dois une si grande part de mon propre développement? La haine nationale est une haine particulière; c'est toujours dans les régions inférieures qu'elle est la plus énergique, la plus ardente; mais il y a une hauteur à laquelle elle s'évanouit: on est là pour ainsi dire au-dessus des nationalités, on ressent le bonheur ou le malheur d'un peuple voisin comme le sien propre. Cette hauteur convenait à ma nature, et longtemps avant d'avoir atteint ma soixantième année je m'y étais fermement établi. »

Si Goethe pensait ainsi lorsque sa patrie avait tant souffert par la faute des Français, il lui coùtait assurément moins encore de garder cette juste mesure et cette modération de pensée lorsqu'il voyait les Français souffrir par la faute de ses compatriotes. Aucune trace de ressentiment national ne perce en effet dans son récit de la campagne de France. Ni les heureux débuts de l'invasion, ni les tristesses de la défaite ne lui inspirent une réflexion qui nous soit hostile. Il n'en veut pas à la France de se défendre et de repousser l'agression de la Prusse. Il n'entre jamais dans cette étroite disposition d'esprit, la pire de toutes pour un historien, qui consiste à justifier tout ce que fait le parti ou le peuple auquel on appartient, à blâmer tout ce que fait l'adversaire. Les passions de ceux qui l'entourent ne parviennent ni à obscurcir son jugement, ni à diminuer chez lui le sentiment de la justice que les âmes élevées doivent à tous les hommes, et plus encore peut-être à leurs ennemis qu'à leurs amis. Un Français peut ouvrir à n'importe quelle page le livre de Goethe sans y rencontrer une seule expression de nature à blesser le plus susceptible d'entre nous. Sans efforts, par la seule vertu de son équité et de sa modération naturelle, l'historien de la campagne de France se tient à une hauteur d'où il domine les événemens, d'où il cherche à découvrir non point ce qui flatte les intérêts ou l'ambition d'un peuple, mais ce qu'il y a de plus conforme aux droits de l'humanité, à dégager de la lutte des forces brutales qui sont aux prises quelques vérités générales qui demeureront, quand tout le reste passera, comme les traits caractéristiques d'une grande époque de l'histoire.

Qu'on ne croie cependant pas que Goethe se désintéresse pour cela de la cause nationale, ni que son cœur se détache des espérances ou des maux de ses compatriotes. Au début de la campagne, il jouit de leurs succès autant qu'aucun d'entre eux, et pendant la retraite il n'est pas un officier qui supporte les privations et les fatigues avec plus de courage, avec une humeur plus égale, que ce volontaire de quarante-trois ans, exposé pour la première fois aux plus dures épreuves de la guerre. Il couche gaîment dans la boue, sous une voiture et même sans abri, il boit quand il le faut de l'eau croupie sur les routes, il partage au besoin le pain de munition des soldats allemands, et au milieu de ces souffrances, nouvelles pour lui, il trouve encore le moyen de ranimer tous les courages par quelques paroles fortifiantes, par quelques plaisanteries qui dérident les fronts soucieux, et arrachent les esprits abattus aux pensées accablantes. Une seule fois, durant de longs jours de marche sous la pluie, par des chemins affreux, on le vit triste et préoccupé. La souffrance et l'inquiétude avaient été un instant plus fortes que sa volonté. Quelques heures après, ce nuage était dissipé, il reprenait sa route avec plus d'énergie que jamais, et faisait passer sa confiance dans l'âme de ses compatriotes. Il sentait profondément qu'on ne se sauverait qu'en ne désespérant pas, qu'il ne restait à une armée éloignée de ses frontières, obligée de battre en retraite, démoralisée par la défaite, décimée par la maladie, d'autre chance de salut que la ferme résolution d'atteindre l'Allemagne sans se laisser arrêter par aucune souffrance. On n'accusera certes pas le témoin et l'historien ému de tant de malheurs de s'intéresser médiocrement aux angoisses de son pays, aux douleurs de ses compagnons d'armes. Les officiers du régiment de Weimar le remerciaient l'année suivante, au siége de Mayence, d'avoir si bien partagé et supporté leurs épreuves communes.

Mais, si son âme espère ou souffre avec la patrie, sa belle intelligence se dégage des liens étroits de la nationalité pour juger ce qui s'accomplit sous ses yeux d'après les seules règles de la raison et de la justice. Un Français ne parlerait pas de l'état de la France avec plus de sagacité et d'impartialité que lui. Cet Allemand qui entre chez nous avec une armée allemande ne partage guère les illusions de l'état-major du duc de Brunswick. Les émigrés ont beau dire et les généraux ont beau répéter que le pays tout entier va se soulever en faveur de son roi, que les habitans des villes et des campagnes accueilleront les soldats de la coalition comme des libérateurs, que l'armée de Dumouriez elle-même n'attend que l'occasion de rendre ses armes et de passer à l'ennemi; Goethe écoute ces prédictions favorables avec le désir de les voir se réaliser, mais sans croire néanmoins qu'elles se réaliseront. A peine a-t-il mis le pied

« ZurückWeiter »