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bles qui avaient à peu près disparu depuis quelque temps. Ce phénomène était facile à expliquer et même à justifier. Personne ne sachant au juste quand finirait le siége, le commerce ménageait ses provisions de manière à les faire durer le plus longtemps possible; sa prévoyance était d'accord avec son intérêt particulier, mais ne répondait-elle pas aussi à l'intérêt général? En effet, si le commerce avait mis au marché toutes ses provisions dans les deux ou trois premiers mois du siége, on n'aurait pu s'en procurer à aucun prix dans les derniers mois, et la situation de la population, réduite alors à se contenter de la ration administrative, ne serait-elle pas devenue intolérable?

On ne pouvait donc savoir mauvais gré au commerce d'une prévoyance dont tout le monde avait profité, et lui faire un crime d'en avoir profité lui-même. Maintenant n'était-il pas bien naturel que la conclusion de l'armistice fit apparaître au jour ce restant de denrées dont le ravitaillement allait faire tomber brusquement les prix? Avec un peu de bon sens et d'économie politique, la population en aurait pris son parti, et elle se serait gardée surtout de frapper la prévoyance de confiscation; mais la foule est toujours, hélas! plus passionnée que raisonnable, et le peu qu'elle sait d'économie politique, elle l'a appris dans les clubs. Elle se rua donc sur les « accapareurs, » et le lendemain de la conclusion de l'armistice elle mettait au pillage les halles centrales, sans que l'autorité songeât à s'y opposer. Aux portes de Neuilly et de Romainville, où des pourvoyeurs avisés arrivaient avec les premières livres de beurre, les premiers gigots, les premiers lapins, une foule mêlée se précipitait sur ces provisions appétissantes, et, en l'absence de toute police, les marchands étaient dévalisés en un clin d'œil. Ceux qui pénétraient dans l'intérieur de la ville ne manquaient pas d'y vendre leurs denrées en proportion des risques qu'ils avaient courus, et les revendeurs à leur tour, exposés à un risque analogue, faisaient payer aux consommateurs la prime du pillage. Au surplus, la nouvelle qu'on pillait les denrées à Paris s'était promptement répandue dans la banlieue, et elle n'avait pas contribué à stimuler l'activité des pourvoyeurs. Le ravitaillement se trouva ainsi presque arrêté au début; les prix, qui avaient sensiblement baissé à la nouvelle de l'armistice, se relevèrent, et, à l'exception des consommateurs aisés qui pouvaient payer les rares « primeurs » que la crainte du pillage n'arrêtait point aux portes de l'enceinte, la population se trouva de nouveau réduite au régime de l'état de siége.

Cependant les secours arrivaient de toutes parts. Trois convois de subsistances, rassemblés à l'aide de souscriptions volontaires, étaient expédiés de Londres pour être offerts à la population parisienne comme un témoignage d'affectueuse sympathie qui honore les deux peuples. Ces convois, accompagnés des délégués des donateurs, entraient en gare dans les premiers jours de février, et... ils y restaient, au moins pour la plus grande part, l'administration ayant bien d'autres affaires. Une note du

Journal officiel nous a fourni, à la vérité, une explication de ce retard, et cette explication est assez caractéristique pour être citée. « Il faut, dit l'organe du gouvernement, que le public se rende compte de la difficulté principale que rencontrent les distributions de cette espèce : le problème consiste à composer deux millions de rations avec des denrées de nature extrêmement diverse, de quantités très inégales. C'est pourquoi le plus grand nombre des maires ont cru devoir attendre pour la répartition l'arrivée de la totalité des offrandes. » Les expéditeurs de Londres semblent heureusement avoir prévu que l'administration parisienne aurait quelque problème à résoudre avant de procéder à la répartition de leur cadeau, car ils l'ont composé de denrées faciles à conserver, telles que biscuits, poissons salés et fromages; mais il n'en est pas moins fâcheux, on en conviendra, pour les pauvres affamés du siége, que l'administration soit si lente à résoudre ses problèmes, et qu'il faille infiniment plus de temps pour distribuer les denrées du ravitaillement à Paris qu'il n'en a fallu pour les réunir à Londres.

Cette même lenteur, le gouvernement l'a mise à lever les divers et nombreux obstacles qui avaient été opposés, pendant la durée du siége, à la circulation et au commerce des denrées alimentaires. C'est le 7 et le 8 février seulement que les grains et farines, les chevaux, introduits dans Paris, la viande de porc, les cokes, etc., ont cessé d'être soumis au droit de réquisition, et c'est à partir du 10 que le pain n'a plus été « officiellement » rationné; officiellement, disons-nous, car le gouvernement, ne livrant point aux boulangers toute la quantité de farine qu'exigerait la consommation, le rationnement existe encore en fait, et les « queues >> continuent à se dérouler comme d'habitude aux portes des boulangeries incomplétement pourvues. Paris ravitaillé conserve, hélas! après quinze jours, la même physionomie que Paris assiégé; les véhicules de toute sorte y sont même devenus plus rares, il n'est pas question encore du retour du gaz, et l'on s'aperçoit trop que le « problème » du ravitaillement est loin d'être résolu pour les subsistances. Chose triste à dire : pendant un demi-siècle nous avons vanté la perfection de notre police et de notre administration, et voici qu'au moment même où ces institutions, << que le monde nous envie, »> nous seraient le plus nécessaires, elles nous font défaut. La police laisse piller les pavillons des halles et dévaliser les maraîchers sous les regards de ses gardiens mélancoliques, l'administration se pose des problèmes qu'elle ne résout pas. C'est un effondrement lamentable de tout ce qui est organisation officielle, militaire ou civile. Heureusement l'activité privée nous reste, et elle suffira bien, si on la laisse faire, à ravitailler Paris et la France.

G. DE MOLINARI.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

14 février 1871.

Le moment viendra bientôt, nous l'espérons, où la France, délivrée de l'irritante surveillance d'un implacable ennemi et laissée seule en tête-à-tête avec elle-même, pourra sonder ses misères et songer à les réparer. Ce moment n'est pas venu, notre sol n'est pas libre, nos cœurs sont sous le poids de l'invasion, et nous pouvons à peine voir des yeux de l'esprit au-delà de cette sphère restreinte où nous vivons captifs depuis cinq mois. Nous sommes encore aujourd'hui dans un de ces états dont on sent l'amère gravité et qu'on ne peut trop définir. Ce n'est point la guerre, puisque toutes les hostilités sont suspendues, puisque le bruit lugubre du canon a cessé dans nos campagnes comme sous nos murs; ce n'est point la paix non plus, puisque rien n'est décidé, puisque nous ignorons jusqu'aux conditions qu'on met au rétablissement de cette paix qui est pourtant dans l'intérêt de l'Allemagne aussi bien que dans l'intérêt de la France; c'est un armistice, dernier mot de nos désastres, de nos espérances trompées, et d'une défense jusqu'ici malheureuse. Nous avions trois semaines pour nous mettre en état de prendre une résolution. Plus de quinze jours sont déjà passés; pendant ce temps, des élections se sont faites. L'assemblée sortie du scrutin vient de se réunir à Bordeaux, et se complète d'heure en heure par l'arrivée des nouveaux élus, qui ont à se frayer un chemin à travers les lignes ennemies, par des voies de communications souvent interceptées. M. Jules Favre, comme chef civil du gouvernement de la défense nationale, est allé assister à cette première entrevue des représentans de la France, qui se retrouvent après des malheurs qu'on n'aurait point osé prévoir.

Jamais en effet une assemblée française ne se sera réunie dans des circonstances plus cruellement exceptionnelles; de quelque côté qu'elle tourne ses regards, elle ne rencontre que le deuil et l'incertitude: le pays submergé jusqu'à la Loire par le flot de l'invasion allemande, nos citadelles occupées, Paris réduit à vivre depuis le 28 janvier sous la me

nace des canons prussiens et retranché en quelque sorte de la patrie française, d'innombrables armées traînées en captivité jusqu'au fond de l'Allemagne ou contraintes à passer en Suisse, la France enfin meurtrie, sanglante, surprise de sa propre infortune, mais assez fière encore pour ne pas subir le déshonneur, si on voulait le lui imposer. Cette assemblée qui vient de se réunir à Bordeaux sous la triste protection d'un armistice accordé par l'ennemi, cette assemblée doit tout d'abord trancher la première de toutes les questions, celle qui naît de l'excès même de nos malheurs, la question de la paix ou de la guerre. Ce serait évidemment un non-sens aujourd'hui de dire d'avance qu'on est pour la paix ou pour la guerre. La question n'est pas là. L'assemblée pourra-t-elle accepter les conditions qui lui seront faites à Versailles? Sera-t-elle réduite au contraire, par les prétentions du vainqueur, à donner le signal d'une lutte nouvelle, où cette fois le pays tout entier devrait s'engager corps et biens? Voilà le problème qui s'agite entre Versailles et Bordeaux. Et ce n'est pas tout par la force même des choses, cette assemblée a une autre mission qu'elle ne peut pas plus éluder que la question de la paix ou de la guerre; elle a un gouvernement à créer, le vœu et l'intérêt du pays à interroger, les passions à contenir, des institutions à fonder sur un sol ébranlé par la guerre, au milieu de toutes les ruines accumulées. Tout est à faire ou à refaire, si l'on veut : organisation militaire, politique, internationale, système financier, régime intérieur, et, par une circonstance exceptionnelle de plus, cette œuvre aussi laborieuse qu'inévitable doit commencer loin de Paris, en dehors de toutes les influences ordinaires de la vie publique française. Qu'en sortira-t-il? Ce qui n'est point douteux, c'est que les heures sont comptées et que le temps passe.

Certes ces élections qui viennent de se faire dans une sorte d'obscurité, ces délibérations nécessairement précipitées, anxieuses, d'une assemblée improvisée dans une heure de péril national et jetée subitement en présence de l'extrémité la plus terrible, tout cela s'accomplit dans des conditions qui ne sont favorables ni pour la France, ni pour ceux-là mêmes qui vont à Bordeaux remplir la plus grande et la plus pénible des missions. Une crise semblable, depuis des siècles, elle ne s'est point vue, et cependant, comme si ce n'était pas assez, voilà qu'on a trouvé le moyen d'aggraver encore une situation qui semblait ne plus pouvoir être aggravée. On dirait que dans cet abîme où nous roulons depuis six mois, chaque fois que nous croyons toucher le fond, nous nous retrouvons en face de profondeurs nouvelles. A n'écouter que le patriotisme et la raison, la première pensée devait être évidemment de ne point se diviser; d'opposer au danger commun le faisceau de nos forces unies, en un mot de persévérer par réflexion dans cette alliance de toutes les volontés scellée sous le coup d'une toute-puissante nécessité nationale. Eh bien! non, au moment critique, on se divise, la scission éclate dans ce malheureux gouvernement de la défense nationale,

resté depuis cinq mois le dernier et unique bouclier de la France: Ce que fait le gouvernement dé Paris, la délégation de Bordeaux le désa voue, et ce que la délégation bordelaise fait de son côté, le gouverne ment de Paris est obligé de la désavouer. M. Gambetta s'insurge contre le gouvernement de Paris, on se fait la guerre à coups de proclamations: ou de décrets, et voilà comment nous sommes entrés dans cette période d'armistice ouverte le 28 janvier - comment aussi nous avons marchéi à ces élections d'où allait sortir une assemblée chargée de décider sauverainement de nos destinées.

Le prétexte de cette étrange crise a été le décret sur les élections. Le gouvernement de Paris; en ouvrant ce scrutin de miséricorde, s'était fait un devoir de respecter la liberté électorale dans toute son extension. M. Gambetta de son côté imaginait de créen toutes sortes d'incompatibilités, de décréter l'indignité électorale des anciens ministres, conseillers d'état ou sénateurs de l'empire, et même de tous ceux qui pendant dix-huit ans ont pu figurer à un titre quelconque sur une liste de candidats officiels; en d'autres termes, il procédait en dictateur faisant des conditions à la souveraineté nationale, créant par la vertu de son om→ nipotence des pénalités politiques, au risque de se mettre en contradiction avec ce qui venait d'être fait à Paris et de tout compliquer par ses mesures révolutionnaires; il élevait pouvoir: contre pouvoir. Le conflit était flagrant. M. Jules Simon a été envoyé d'abord pour maintenir l'au torité des décisions de Paris, et M. Jules Simon n'a pas suffi; il a fallu expédier encore M. Garnier-Pagès, M. Pelletan, M. Emmanuel Arago, pour faire entendre raison au jeune dictateur de Bordeaux. M. Gambetta a commencé par résister en méconnaissant même au premier instant les pouvoirs de M. Jules Simon, puis it a fini par céder en se séparant avec éclat du gouvernement de la défense nationale; il a disparu. Au fond, M. Gambetta ne voulait ni des élections, ni d'une assemblée, ni de l'armistice, et en essayant un moment de se mettre en insurrection ouverte contre un gouvernement dont il n'était que le délégué, il a manqué certainement une belle occasion de se montrer un homme politique, d'être autre chose qu'un agitateur infatué et vulgaire.

M. Gambetta s'est laissé emporter dans un tourbillon où il n'a plus rien vu, où il n'a plus été que le jouet des ardeurs de son ambition, des déceptions de son amour-propre, et d'un étroit esprit de parti. Il a été déconcerté par les événemens qui le pressaient, et il n'a trouvé d'autre issue qu'un éclat qui pouvait tout compromettre, une rupture violente avec ceux dont il était le collègue, à qui la veille encore il prodiguait, comme on l'a dit, l'affection et le respect. Que le jeune dictateur de Bordeaux ait été vivement ému par cette reddition de Paris, qu'il pou vait cependant prévoir, et par un armistice qui suspendait la lutte dans des conditions pénibles pour nous, soit; mais croit-il donc être le seul qui ait ressenti cette émotion? Croit-il que ceux qui ont eu à dévorer

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