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membres; mais il ne les prenait que sur une liste dressée à l'avance, et cette liste ne comprenait que les sénateurs. Ainsi ceux qui avaient institué cette sorte de juridiction, d'apparence si libérale, n'avaient songé qu'à enlever le pouvoir judiciaire aux magistrats et au peuple pour le mettre dans les mains de la corporation oligarchique. Par là le sénat, qui était déjà le maître du gouvernement, se trouvait du même coup le maître de la justice. C'était donc toujours l'application du même principe romain que nous signalions plus haut: la justice restait liée et subordonnée à la politique; au lieu d'être chose distincte et indépendante, elle continuait à être une partie du gouvernement, et se trouvait dans les mêmes mains qui avaient déjà l'autorité publique.

Il est bien clair que cette sorte de justice fut pour l'oligarchie un moyen de conserver son pouvoir. Si nous prenons pour exemple le tribunal qui jugeait sur la lèse-majesté, c'est-à-dire sur tous les crimes ou délits atteignant l'autorité de l'état, il est manifeste que ce jury, composé de sénateurs, devait entendre par crime de majesté tout ce qui portait atteinte à l'autorité du sénat et aux priviléges de l'oligarchie. Le tribunal qui jugeait sur la brigue et l'achat des suffrages n'empêchait certainement pas (l'histoire le montre bien) que les suffrages ne fussent au plus offrant; mais, si quelque ennemi du sénat les avait achetés, il était poursuivi et condamné. Le tribunal qui jugeait sur les contestations relatives au droit de cité était libre d'accorder ou d'enlever les droits politiques aux amis ou aux ennemis du gouvernement. Qu'un consul ou un proconsul se fût montré hostile au sénat, il lui était bien difficile d'échapper à l'un des tribunaux qui jugeaient le péculat ou la concussion.

L'oligarchie romaine se servait ainsi de la justice comme d'un puissant bouclier pour défendre son pouvoir. Elle s'en servait en même temps pour accroître ses richesses. On doit en effet se représenter Rome comme une ville dans laquelle ce que nous appelons aujourd'hui le monde des affaires tenait autant de place pour le moins qu'il en peut tenir dans nos sociétés modernes. Les intérêts et les spéculations s'y agitaient comme chez nous, et ils avaient aussi sur le gouvernement la même influence qu'on voit qu'ils exercent chez quelques peuples de nos jours. Il y avait seulement à Rome cette particularité, que les intérêts et les spéculations ne portaient pas sur l'industrie, sur le mouvement des capitaux, sur les divers modes de travail; ils se concentraient sur l'exploitation des fruits de la conquête. Les provinces étaient le vaste champ où se produisait la richesse. Leurs revenus étaient de plusieurs sortes. Il y avait d'abord les impôts réguliers qui enrichissaient la république et plus encore les compagnies de chevaliers chargés de les percevoir. Il y avait ensuite l'immense domaine de l'état, qui four

nissait une redevance au trésor public et des revenus plus beaux aux compagnies fermières. Il y avait enfin les bénéfices irréguliers et plus ou moins légitimes que l'administration des provinces devait fournir aux gouverneurs. Ces bénéfices n'étaient sans doute autorisés par aucune loi; mais l'usage et les mœurs publiques les toléraient dans une assez large mesure. Il ne pouvait pas en être autrement. Les gouverneurs de provinces étaient des proconsuls ou des propréteurs, c'est-à-dire des hommes qui avaient exercé les magistratures dans Rome. Or les magistratures romaines étaient non-seulement gratuites, mais fort coûteuses, et il paraissait juste qu'elles eussent pour compensation et pour dédommagement l'administration lucrative des provinces. L'oligarche sénatoriale se serait ruinée bien vite à exercer le pouvoir dans Rome, si elle n'eût sans cesse renouvelé et accru sa richesse par l'exploitation des pays conquis; or, pour que cette exploitation fût sans péril, il fallait que la justice fût organisée de façon à la favoriser. Le meilleur moyen pour cela n'était-il pas de confier le jugement des actes où les proconsuls étaient en cause à des tribunaux composés exclusivement de sénateurs? De cette façon, les juges appartenaient à la même corporation que les accusés; ils avaient les mêmes intérêts qu'eux, ils avaient été proconsuls ou aspiraient à l'être, ils avaient commis les mêmes délits ou espéraient bien les commettre un jour. Si jamais hommes furent véritablement jugés par leurs pairs, ce furent bien ces gouverneurs de provinces jugés par les sénateurs. On pourrait presque dire qu'ils étaient jugés par leurs complices. Une telle justice semblait organisée tout exprès pour assurer l'impunité aux membres de l'oligarchie. Elle n'était pas, ce que la justice doit être, la garantie des droits de tous; elle était la garantie des intérêts et même des crimes d'une classe. Elle connivait avec la concussion et la violence. Elle sauvegardait les richesses les plus mal acquises et autorisait à les accroître indéfiniment. C'est par elle surtout que se fonda la grande opulence des familles romaines.

Deux sortes d'hommes étaient les victimes de cette espèce de justice, les provinciaux et les chevaliers. Les provinciaux souffraient directement des pillages ou de la tyrannie des gouverneurs; les chevaliers en souffraient indirectement. On conçoit en effet que les intérêts des compagnies qui étaient fermières de l'impôt ou fermières du domaine étaient inévitablement en concurrence avec les intérêts du gouverneur; si les bénéfices augmentaient d'un côté, ils diminuaient infailliblement de l'autre. Les provinciaux avaient rarement le moyen de faire parvenir leurs plaintes; mais les chevaliers, qui étaient puissans à Rome par leur richesse et surtout par la parfaite union qui existait entre eux, savaient faire entendre leurs réclamations. Ils ne manquèrent pas de faire ressortir la partialité et les

vices de la justice sénatoriale. Ce n'est pas qu'ils fussent euxmêmes fort épris de l'équité. Ils prétendaient non pas changer la nature de la justice, mais prendre pour eux-mêmes les avantages qu'elle procurait. Ils demandaient simplement à remplacer les sénateurs dans les tribunaux. Il s'en serait suivi que les gouverneurs de provinces auraient eu les chevaliers pour accusateurs au lieu de les avoir pour juges complaisans, et que, dans tous les débats, la partie gagnante aurait été la compagnie fermière au lieu d'être le gouverneur. Les fruits de la conquête et les bénéfices du gouvernement auraient passé tout entiers de l'ordre sénatorial à l'ordre équestre. Sur cette prétention, la guerre éclata entre les deux classes, et l'on vit le droit de juger devenir un objet de convoitise, une cause de lutte, un motif de guerre civile. Le principal et presque l'unique effet de l'entreprise des Gracques fut de donner les jugemens aux chevaliers, et c'est par là surtout qu'ils frappèrent la noblesse; mais, dans la réaction qui suivit, la noblesse reprit le pouvoir judiciaire : elle se le vit enlever de nouveau par Marius, et fut encore remise en possession par Sylla. On trouva enfin un compromis par lequel on partagea les tribunaux entre les deux ordres. Ces luttes, qui remplirent le dernier siècle de la république, et qui furent pour beaucoup dans la chute de ce régime, sont la meilleure démonstration des vices inhérens à une telle organisation judiciaire. Le jugement par une sorte de jury aurait pu être excellent à la condition qu'on n'en eût pas fait un instrument de politique, une source et une garantie de priviléges, un moyen de domination.

IV. LA JUSTICE DANS LE DESPOTISME. L'EMPIRE ROMAIN.

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Lorsque le régime républicain fit place au régime impérial, la justice se transforma aussi bien que le gouvernement de l'état. Les deux choses étaient trop liées l'une à l'autre pour qu'elles ne suivissent pas la même destinée et ne fussent pas entraînées dans la même révolution. La justice resta enchaînée à la politique, et le droit de juger continua de faire partie du droit de gouverner. Le seul changement fut que la justice, au lieu d'être dans les mains d'une oligarchie maîtresse, fut dans les mains d'un empereur omnipotent. L'empereur avait réuni en sa personne l'autorité politique de tous les anciens magistrats; il possédait donc aussi tout leur pouvoir judiciaire. Le peuple, suivant le langage des jurisconsultes, avait délégué au prince toute sa souveraineté; il lui avait donc délégué aussi son droit de justice. Voilà pourquoi l'empereur romain fut le juge suprême, et en principe le juge unique de l'empire. Comme l'autorité judiciaire n'avait jamais été distincte de l'autorité

politique, il dut prendre l'une et l'autre en même temps. Il fut seul juge comme il fut seul maître.

Toute justice émanait du prince; il pouvait déléguer à des hommes de son choix son pouvoir judiciaire comme son pouvoir administratif. Il plaçait dans les provinces des officiers chargés de juger, de percevoir les impôts, de commander les troupes; mais tous ces personnages, qui portaient le titre modeste d'envoyés du prince (legati), ou d'agens d'affaires (procuratores), n'exerçaient d'autre autorité que celle que le prince leur prêtait pour un temps. Ils ne jugeaient que par délégation du prince. Ils prononçaient les arrêts en son nom, et c'est de là que nous est venu cet usage, alors très nouveau, mais consacré depuis par le temps, que la justice soit rendue au nom du prince au lieu de l'être au nom de la société ou au nom de la loi.

Avec ce principe, il ne pouvait exister ni un jury ni un corps de juges indépendans. Un jury eût représenté l'intervention souveraine de la société, et cette intervention n'était pas plus admise dans l'ordre judiciaire qu'elle ne l'était dans l'ordre politique. Un corps de juges indépendans n'aurait pas même été compris, puisqu'il était admis en principe que la justice n'émanait que de l'empereur. Les princes ne songèrent même pas à établir deux classes distinctes d'agens, les uns pour administrer, les autres pour juger. La nécessité de séparer ces deux fonctions ne semble pas s'être présentée aux esprits. N'avaient-elles pas été longtemps réunies sur la tête des magistrats de la république? Ne l'étaient-elles pas encore dans la personne du prince? Il sembla donc assez naturel que l'agent du prince les exerçât conjointement et au même titre. Les fonctions administratives et judiciaires furent absolument confondues.

Si l'on se transporte au Ive siècle de l'ère chrétienne, on trouve que l'ordre des fonctionnaires, c'est-à-dire des agens du prince, se composait de la manière suivante: l'empire était partagé en six préfectures, y compris celles de Rome et de Constantinople, et chacune avait à sa tête un préfet du prétoire. La préfecture se divisait en plusieurs vicariats ou diocèses, dont chacun était administré par un vicaire ou vice-préfet. Le vicariat enfin se subdivisait en provinces; on en comptait cent seize pour tout l'empire; elles avaient à leur tête des gouverneurs que l'on appelait tantôt proconsuls, tantôt recteurs, plus souvent présidens. Ces fonctionnaires étaient avant tout des administrateurs, leur premier devoir était de percevoir les impôts, d'opérer le recrutement des soldats, de faire exécuter les ordres du prince, de veiller à tous les intérêts de l'état; en même temps ils se trouvaient investis du droit de juger.

Le gouverneur de province était juge au civil comme au criminel. Meurtre, incendie, adultère, vol, procès relatifs à la propriété, à la succession, aux contrats, tout ressortissait à lui. Il existait à la vérité dans les divers cantons de la province des juges de rang inférieur, que l'on appelait juges pédanés; mais ils étaient nommés par le gouverneur, ils n'étaient considérés que comme des délégués sur lesquels il se déchargeait d'une partie de son travail, et qui examinaient en son nom les affaires de peu d'importance. Ce n'étaient pas d'ailleurs des juges permanens; ils ne recevaient leur mandat que pour une affaire déterminée ou une série d'affaires, et leur délégation expirait en tout cas à chaque changement de gouverneur. On peut constater aussi qu'il existait une juridiction municipale: elle appartenait aux magistrats que les villes élisaient annuellement pour les administrer; mais ces juges, dont on pouvait toujours appeler au gouverneur, n'étaient guère que de simples arbitres, et leurs arrêts n'avaient en effet de valeur qu'autant que les deux parties consentaient à s'y soumettre. Il n'y a donc pas d'exagération à dire que, sous l'empire romain, toute justice était rendue par les fonctionnaires qui gouvernaient les provinces.

Le droit d'appel existait, il est vrai; seulement ce n'était plus l'appel au peuple comme au temps de la république. On appelait du juge pédané au gouverneur, du gouverneur au vice-préfet, du vicepréfet au préfet du prétoire, c'est-à-dire que du jugement d'un fonctionnaire on appelait à son supérieur. Il y avait autant de degrés d'appel qu'il y avait de degrés dans la hiérarchie des fonctions; mais il fallait toujours être jugé par un fonctionnaire, et l'on ne connaissait pas d'autre juridiction.

L'iniquité d'une telle justice est évidente. Il se trouvait que le même homme qui, à titre d'autorité politique, gouvernait la société et décidait des intérêts généraux prononçait aussi, à titre d'autorité judiciaire, sur les intérêts privés et sur les droits individuels. Le gouvernement, qui disposait déjà de toutes les forces publiques, avait encore à sa discrétion la propriété et la vie des particuliers. Il fallait lui obéir comme à un maître, et il fallait encore lui soumettre ses affaires d'intérêt et ses débats comme à un juge. On se ferait une idée assez exacte de ce que devait être cette justice de l'empire romain, si l'on supposait chez nous un régime tout à fait despotique, sans limite, sans contrôle, et en même temps, tous les tribunaux supprimés, la justice rendue au civil et au criminel par des préfets, agens du pouvoir absolu. Pour sentir encore tout l'odieux de cette sorte de justice, il faut songer qu'à cette époque il n'y avait de lois que celles qui émanaient de l'empereur. La loi était ce que le prince avait dit (edictum), ou ce qu'il avait écrit (rescrip

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