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pensons surtout à cette partie de son existence qui s'écoula depuis le temps de Périclès jusqu'à celui de Démosthène. Le peuple athénien se gouvernait lui-même; réuni tout entier dans ses assemblées, il ne se bornait pas à nommer ses chefs et ses délégués, il faisait directement ses lois, décrétait ses impôts, déclarait lui-même la guerre, concluait les traités de paix et de commerce. Il n'y avait aucune affaire publique qui ne fût discutée et décidée publiquement; le peuple et le gouvernement ne faisaient qu'un. Entre les citoyens, l'égalité était parfaite. On distinguait des pauvres et des riches; mais il n'y avait pas d'aristocratie, puisqu'il n'y avait ni caste ni priviléges légaux. Tous avaient les mêmes droits comme les mêmes devoirs politiques. Tous avaient le même rang dans la vie publique; ils siégeaient tous dans l'assemblée, pouvaient tous faire partie du sénat, pouvaient s'élever tous aux plus hautes fonctions. Quelle était l'organisation judiciaire qui correspondait à cette organisation politique?

Pour se faire une idée juste de ce qu'était la justice chez les Athéniens, il faut commencer par oublier ce qu'elle est chez nous. Les sociétés anciennes n'avaient rien qui ressemblât à la magistrature telle qu'elle existe chez nous, c'est-à-dire à une classe d'hommes voués à la pratique des lois et chargés par profession de vider les procès et de punir les crimes. La justice n'était pas rendue par des hommes spéciaux, elle l'était par tout le monde. Tout citoyen était un juge. On était juge à peu près comme chez nous on est juré. Une liste de 6,000 noms était dressée chaque année par la voie du sort, et les 6,000 citoyens désignés formaient le corps judiciaire pendant toute une année.

Dans la langue d'Athènes, cet immense tribunal s'appelait l'héliée. Or ce mot, dont la signification est digne de remarque, n'avait pas un autre sens que celui d'assemblée populaire. Héliée et ecclésie étaient deux termes synonymes que les autres villes grecques employaient indifféremment; l'usage d'Athènes était d'appliquer le second au peuple assemblé pour s'occuper d'affaires politiques, et le premier au même peuple assemblé pour rendre la justice. Entre les deux réunions, les différences n'étaient pas fort grandes. Il est vrai que, dans l'assemblée politique, tous les citoyens, c'est-à-dire environ 15,000 personnes, pouvaient siéger; seulement il était rare que le nombre des assistans atteignît le tiers de ce chiffre. L'assemblée judiciaire ne pouvait jamais dépasser 6,000 membres; mais elle atteignait nécessairement ce nombre, car c'était un devoir rigoureux d'y siéger dès qu'on avait été désigné par le sort. Il se trouvait ainsi dans la pratique que l'assemblée judiciaire était ordinairement plus nombreuse que l'assemblée politique.

Pour être inscrit sur la liste, il fallait avoir trente ans accomplis. La sagesse grecque jugeait qu'un homme de vingt ans pouvait bien être capable de voter sur les lois, sur les impôts, sur la guerre, mais qu'il fallait en avoir au moins trente et posséder quelque expérience de la vie pour prononcer un arrêt sur les biens ou sur la vie d'un autre homme. En principe, les six mille juges formaient un tribunal unique. Dans la pratique, il avait bien fallu partager ce tribunal en sections. Chaque section était de deux cents membres au moins, le plus souvent de cinq cents, quelquefois de mille. Il arrivait parfois que, vu l'importance des débats, toutes les sections se réunissaient, et l'héliée siégeait tout entière en un seul corps (1).

Il n'y a presque aucune analogie entre ce grand tribunal athénien et notre jury français. Les héliastes n'étaient pas de simples jurés ayant pour unique mission d'exprimer leur avis sur un fait; ils étaient de véritables juges, et ils l'étaient aussi bien au civil qu'au criminel. Chacune des sections était présidée par un des chefs de la cité, soit archonte, soit stratége; mais ce personnage devait se contenter de convoquer les juges, d'introduire les témoins, de veiller au bon ordre des débats. Ce n'était pas lui qui jugeait. Il n'avait à prononcer ni sur le fait en litige, ni sur l'application de la peine. La sentence n'appartenait qu'aux héliastes; ils décidaient avec une liberté et une souveraineté parfaite, sans recevoir aucune direction étrangère et sans que leurs jugemens pussent être frappés d'appel. Il est donc vrai de dire que tout citoyen était un juge. Le tribunal n'était pas autre chose que la population même; c'était la cité rendant la justice. Comme le peuple se gouvernait lui-même, il se jugeait aussi lui-même. Il jugeait ses procès et ses crimes au même titre qu'il votait ses lois et ses traités de paix.

Assurément cette organisation judiciaire était en accord parfait avec le gouvernement de l'état athénien, et l'on ne pourrait pas imaginer une justice plus démocratique. De là ressortaient plusieurs avantages. D'abord il n'était pas à craindre que l'action de la justice fit échec aux institutions politiques ou les énervât. Elle assurait au contraire et rendait inébranlables la liberté publique et l'égalité. Aucune tyrannie, aucun privilége, ne pouvait songer à s'élever en face d'une justice ainsi constituée. Les droits de tous se trouvaient garantis par tous. Pour les crimes frappant les individus, chaque victime avait pour vengeur la cité tout entière. Les plus pauvres et les plus faibles étaient sûrs d'être puissamment protégés. Qu'on ajoute à cela que la justice était absolument gratuite, que

(1) Sur le détail de cette organisation, voyez l'Essai sur le droit public et privé de la république athénienne, par M. George Perrot.

TOME XCI.

1871.

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les débats étaient publics, qu'enfin il n'existait pas d'emprisonnement préventif, et l'on estimera qu'Athènes avait trouvé quelquesuns des vrais principes d'une bonne organisation judiciaire.

Pourtant, si nous regardons de près comment cette justice était appliquée et comment ce bel organisme fonctionnait, bien des défauts se laissent apercevoir. C'en était un d'abord qu'il fallût un si grand nombre de juges, et que la justice ne pût être rendue qu'à la condition que la moitié des citoyens y emploieraient toutes leurs journées d'un bout de l'année à l'autre, au grand préjudice de leurs affaires et de leurs travaux. C'en était un autre de confier la justice, cette mission si difficile et si délicate, à des hommes à qui l'on ne demandait aucune instruction préalable, aucune aptitude particulière. Il ne suffit pas d'avoir du bon sens et un cœur droit pour bien juger, encore faut-il connaître les lois. Ce n'est même pas encore assez, et l'on ne peut être un bon juge, si l'on n'a pas fait une étude suffisante du cœur humain, de ses passions, de ses travers, de ses hypocrisies; il faut s'être rendu capable de discerner la vérité du mensonge dans les dépositions des témoins ou dans les plaidoiries; les faits connus, il faut démêler encore les intentions. Parmi ces juges improvisés, combien il devait être facile de trouver des dupes! Athènes croyait naïvement que les tribunaux auraient d'autant plus de sagesse que leurs membres seraient plus nombreux; mais dans de telles foules chacun compte sur l'ensemble. Augmentez le nombre des juges, vous n'augmentez pas le soin que le tribunal apporte à l'examen des affaires, et la somme d'attention sera peut-être moindre chez cinq cents juges qu'elle ne le serait chez douze. Peut-être Athènes, en multipliant les juges, avait-elle compté que la vénalité et la corruption seraient plus difficiles et plus rares. En ce point, elle se trompait encore; l'intrigue s'exerce plus aisément sur des foules irresponsables qu'elle ne s'exercerait sur un petit nombre d'hommes se surveillant l'un l'autre. Les comédies d'Aristophane et mieux encore les plaidoyers des orateurs attiques prouvent que les tribunaux d'Athènes n'étaient pas au-dessus du soupçon.

Les assemblées nombreuses ont un autre désavantage, l'éloquence et l'habileté de parole y ont trop d'empire. C'est une vérité que chacun connaît par expérience; on sait que la même affaire, suivant qu'elle sera examinée par une quinzaine d'hommes ou qu'elle sera débattue devant une assemblée de plusieurs centaines de membres, sera presque toujours jugée différemment. L'âme humaine n'est pas exactement la même quand elle est seule ou quand elle se trouve au milieu d'une foule. Seule ou presque seule, elle a la réflexion et le calcul. Enveloppée de la foule, elle n'a presque que des entraînemens et des passions. Il se passe dans toute multitude réunie des faits incompréhensibles qui sont comme des contagions; ils boule

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versent et transforment chaque esprit, ils lui enlèvent sa vue et sa pensée propre. Ce ne sont plus des hommes que vous avez devant vous, c'est un être collectif, d'une nature particulière et indéfinissable; il ne ressemble nullement à ce que serait chaque individu pris à part, il pense autrement que chacun d'eux, il veut autre chose, il a une autre intelligence et un autre cœur. Jetez aux oreilles de cet être étrange certains mots, certaines phrases, et le voilà qui s'agite comme enivré; il tourbillonne d'abord au gré de l'orateur; bientôt l'orateur même n'en est plus maître, et il roule comme une mer furieuse sous l'action de je ne sais quel souffle. Athènes pouvaitelle espérer que de telles multitudes auraient le sang-froid et la sérénité qui conviennent à l'action judiciaire? De nos jours, les assemblées politiques, qui sont forcément assez nombreuses, prennent du moins la précaution de confier à des commissions l'examen sérieux de toutes les affaires. Athènes au contraire confiait à des foules le soin si délicat de décider de la culpabilité d'un homme, de prononcer sur sa vie. Supposez une douzaine de juges éclairés, ils n'eussent pas condamné Socrate; mais le tribunal comptait plus de cinq cents membres des orateurs y vinrent parler de religion outragée, de jeunesse corrompue, de cité trahie, et l'honnête homme fut condamné à mort.

Mais, si je ne me trompe, voici le plus grand vice de la justice athénienne. Le tribunal, avons-nous dit, était la cité même. En théorie, cela paraît fort beau; dans la pratique, d'incalculables dangers sont inhérens à cette sorte de justice. Que dans un régime démocratique le peuple juge lui-même les procès et les crimes, c'est exactement la même chose que si, dans un état monarchique, le roi était seul investi du droit de juger. Tous les pouvoirs étant ainsi réunis dans les mêmes mains, que reste-t-il pour la liberté? L'individu a des droits à part, il a des droits vis-à-vis de l'état; il en a même qui peuvent se trouver parfois en opposition avec l'état. Comment ces droits individuels seront-ils protégés par le juge, si le juge est l'état lui-même? Il nous paraîtrait sans doute monstrueux que dans une monarchie les procès et les crimes politiques fussent jugés par le monarque. C'est précisément ce qui avait lieu dans la démocratie athénienne, où le peuple souverain jugeait tous les procès et tous les débats, même ceux où il était partie. On sait quels sentimens l'animaient alors, et quels étaient ses passions ou ses préjugés, ses engouemens ou ses colères. Représentons-nous Démosthène accusé deux fois devant de tels tribunaux; l'un, dans le procès sur la couronne, l'absout glorieusement; l'autre, dans l'affaire d'Harpale, lui inflige une condamnation ignominieuse. Croirons-nous que dans ces deux cas les juges aient examiné avec un soin scrupuleux les faits et la légalité? Nullement; dans l'un et

l'autre cas, l'esprit de parti et les dispositions actuelles du peuple ont déterminé l'arrêt. La première fois, ces mille ou quinze cents juges se sont laissés aller à leur enthousiasme patriotique; la seconde fois, ils ont obéi à la peur, au soupçon, à l'envie. Justice variable suivant les opinions, suivant les partis, suivant les passions! La démocratie athénienne, nous le savons, était fort soupçonneuse. Que devenait l'homme accusé de trahison ou seulement d'incivisme devant cette cité qui jugeait ? Que devenait l'homme suspect de tendances aristocratiques devant cette démocratie érigée en tribunal? Cette sorte de justice protégeait sans nul doute le pauvre contre les violences et les ruses du riche; mais protégeait-elle aussi efficacement le riche contre la jalousie et la convoitise du pauvre? Il y a dans les plaidoyers des orateurs attiques une chose qui frappe: c'est le soin avec lequel chaque plaideur cherche à prouver aux juges qu'il est pauvre, et que son adversaire est riche. C'était donc une recommandation d'être pauvre, et nous sommes bien forcés de croire que, devant de tels tribunaux, la richesse était déjà un commencement de culpabilité. La justice, dans cette démocratie envieuse, était souvent une manière indirecte de faire la guerre à la richesse. Il faut dire aussi que ces juges devaient éprouver une tentation bien forte de frapper les riches. En effet, la loi athénienne, qui infligeait rarement la mort ou la prison, prodiguait les amendes et la confiscation des biens. Déclarer que le riche était coupable, c'était donc servir les intérêts du trésor public. Or le trésor public était le trésor de tous les citoyens en général et des juges tout particulièrement. Si les juges ne se chargeaient pas d'enrichir l'état, comment l'état leur paierait-il leurs trois oboles de chaque jour? Combien d'arrêts de confiscation ne fallait-il pas pour indemniser ces 6,000 juges!

En résumé, les principes de la justice athénienne étaient fort beaux; mais l'application en fut mauvaise en beaucoup de points. Cette justice exercée par le peuple était nécessairement subordonnée aux intérêts ou aux passions populaires. Elle ne garantissait suffisamment ni la liberté individuelle, ni le droit de propriété, ni la conscience de l'homme, ni sa vie. Elle condamna Anaxagore, Socrate et Phocion.

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LA JUSTICE DANS UNE RÉPUBLIQUE SANS LIBERTÉ. ROME.

A Rome, l'organisation de la justice a varié avec la constitution de l'état; mais on n'a jamais songé à la séparer de la politique. Tout au contraire, le principe romain était que la justice émanait nécessairement de l'autorité publique et ne faisait qu'un avec elle. On n'imaginait point à Rome que la fonction de juger dût appartenir à

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