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barbares, un seul obstacle en Europe résiste; une seule barrière s'oppose à ce débordement de violence, la France. Il faut donc l'anéantir comme une erreur de la Providence, comme une tache sur la face de la terre, qu'elle empêcherait de ressembler à ce type sublime d'ordre et d'orthodoxie: une immense caserne ou un camp à la prussienne.

Ce n'est nullement notre catholicisme qui excite contre nous ces colères. Loin de là, le catholicisme est peut-être encore ce que nous avons de meilleur aux yeux des ultra-réactionnaires de la Prusse. La raison de cette croisade nouvelle contre nous n'est pas non plus, comme on affecte de le dire, notre légèreté de mœurs et de propos, ni le dévergondage de certaine presse, de certains théâtres, l'éclat de certains procès scandaleux, bénévolement pris pour mesure de la moralité de nos familles. Tout cela n'est que le prétexte; la vraie raison, la plus forte au moins, ce sont nos opinions anti-nobiliaires, anti-cléricales et anti-despotiques. Voilà ce qu'il s'agit de détruire, voilà la Carthage qu'il ne faut jamais perdre de vue pour l'effacer dès qu'on le pourra de la carte du monde. Afin d'y arriver, une véritable conspiration permanente a été ourdie depuis de longues années sur les marches mêmes du trône, et Varnhagen nous la montre s'organisant autour de la personne de Guillaume Ier fort longtemps avant son avénement.

Soif de vengeance et de représailles pour les désastres de la Prusse en 1806, jalousie profonde de notre puissante unité nationale, vives souffrances d'amour-propre sans cesse renouvelées par l'éparpillement des forces allemandes, morgue aristocratique irritée et inquiétée par notre esprit d'égalité et d'émancipation, haine dévote, ambition guerrière, traditions du grand Frédéric, telles sont les causes multiples qui depuis soixante ans faisaient converger les pensées et les efforts de la cour' et de l'état-major vers ce but unique Paris. Nous n'exagérons pas. On en jugera par l'entretien suivant qui eut lieu à Berlin il y a trente ans (le 3 octobre 1840) entre Varnhagen et le général de Scharnhorst, l'héritier du nom et des passions de l'homme éminent qui, après léna, organisa l'armée et fut le véritable père du militarisme prussien.

Le général de Scharnhorst, dit Varnhagen, m'accoste sur la place des Gendarmes; nous entrons dans un magasin de librairie où l'on nous montre des atlas. Il affirme que nous aurons la guerre et sur-le-champ, et que la France succombera, et qu'on se la partagera; les Français, dit-il, représentent le principe de l'immoralité en ce monde; depuis deux cents ans, la France est le foyer du mal; il faut qu'il soit anéanti, et si cela ne se faisait pas, il n'y aurait pas de Dieu au ciel. Les Français ne valent rien; donc ils doivent disparaître. -Certes, lui dis-je, ce qui ne vaut rien doit disparaître;

aussi cette destinée est-elle réservée au monde entier, et non pas seulement aux Français. Il accable les Français d'injures avec une rage insensée, en fanatique aveugle, et il étale un zèle patriotique, une jalousie pour la Prusse, pour l'Allemagne, qui sont choses tout à fait françaises. Il est persuadé que nous battrons tout le monde; il soutient que Frédéric-Guillaume IV est le plus grand des capitaines, un génie militaire égal au grand Frédéric. C'est ainsi qu'il déclame, louant et blâmant tout d'une haleine. Je le rappelle à la raison, lui disant qu'il s'agit pour le moment d'être calme et prévoyant, et il se tranquillise. Je continue de causer avec lui; nous plaisantons, nous parlons en gens sérieux, il redevient l'homme intelligent, aimable, bienveillant, que je connais depuis longtemps, et nous nous séparons les meilleurs amis du monde en nous serrant les mains avec cordialité. Singulier incident et qui me donne fort à réfléchir. Quel délire! quel aveuglement! et que penser quand de tels hommes, quand les meilleurs entre tous en sont saisis? » Le lendemain du jour où il s'est moqué de Scharnhorst, Varnhagen se met à étudier une carte de cette France qu'on veut démembrer, et y cherche les lignes « où les coupures se feraient le plus naturellement. » Cependant il a également en horreur le règne de la caserne et celui de la sacristie, et peut-être, en voyant ces deux hautes puissances coalisées contre la France, sa sympathie pour notre nation n'en devient-elle que plus vive. Cinq jours après son entretien avec Scharnhorst sur la place des Gendarmes, il écrit dans son journal ces lignes qui sont la contre-partie des folles déclamations. de ce bigot en culotte de peau : « Hier, au Théâtre-Français, les plus sérieuses réflexions se présentèrent à mon esprit. Toute la nation se révélait à moi avec ce qu'elle a développé, produit et accompli. Je me disais qu'une Europe où elle manquerait ne pourrait qu'être fragile, qu'on ne peut se passer d'elle, et qu'au cas où elle disparaîtrait, d'autres moins capables de jouer son rôle devraient la remplacer. Ils sont quelque chose, ces Français, et quiconque le nie le fait à son propre détriment. >>

Ce piétisme belliqueux a ceci de commun avec les diverses orthodoxies anglaises et américaines, que, par respect pour l'inspiration divine de toute l'Écriture, il place l'Ancien Testament sur la même ligne que le nouveau. Ce que Jésus lui-même a censuré et condamné chez les Juifs se trouve ainsi au même rang de sainteté et demeure aussi obligatoire pour nous que ce qu'il a commandé à ses disciples. Il est vrai que Jésus a béni les pacifiques et réprouvé la violence; mais Jéhovah, dira-t-on, n'a-t-il pas commandé aux Juifs d'exterminer les Amorrhéens et les Amalécites? C'est ainsi que Cromwell et ses têtes-rondes, pour exterminer leurs ennemis en bonne conscience, leur appliquaient les noms des tribus cana

néennes. Voilà comment on en vient à se croire essentiellement évangélique et envoyé par Dieu pour bombarder dans Strasbourg Du dans Paris des milliers de femmes et d'enfans, de vieillards et de malades. Si l'on demandait à un Prussien orthodoxe ce que ces itrocités ont d'évangélique, en quoi elles rappellent l'esprit du Christ et sa morale, il vous prouverait doctoralement que Josué a fait bien pis, et voilà comment une stricte orthodoxie sait imposer silence à la conscience et à l'humanité elle-même.

Ce n'est pas seulement pour ses ennemis du dehors que cette société piétiste, aristocratique, guindée, gourmée, est très dure. Le rigorisme précis de ses doctrines, l'exaltation mystique de son dogmatisme officiel, lui tiennent lieu amplement de toutes les vertus chrétiennes, et avant tout de justice, d'humilité et de charité. Ici encore Varnhagen est un témoin accablant ou plutôt un redoutable juge pour ce monde officiel de la Prusse dont il faisait partie par sa naissance et ses relations.

« Je suis aujourd'hui, écrivait-il dans son journal le 26 octobre 1848, encore étonné et effrayé des expressions inhumaines et impies dont on n'a pas honte d'user dans les hautes classes en parlant des classes inférieures; je rougirais de parler des bêtes sur ce tonlà. Un ouvrier, un pauvre, s'il ne se couvre pas d'un uniforme, est par lui-même un drôle, un gibier de potence, qui mérite de mourir de misère ou sous le sabre. Sa femme et ses enfans sont une engeance maudite. Le droit et la liberté ne sont point faits pour ce ramassis de gueux... Qu'ils meurent de faim sans se plaindre et sans troubler les grands dans l'étalage de leur luxe et de leur orgueil! Et ces grands osent se vanter d'avoir part à la religion de Jésus-Christ. Ils croient trouver grâce devant lui. Ils blasphèment plus grossièrement en invoquant ce nom que ne feraient les plus impies en le chargeant d'outrages. Pour moi, je ne doute point qu'il n'y ait chez ces aristocrates, dans leur fureur et leur dureté, quelque chose de plus diabolique dix fois que dans les plus affreuses explosions du courroux populaire. »

Ce dernier trait est sanglant pour quiconque sait avec quelle méprisante horreur on parle en Prusse des excès de la révolution française, et ce qu'il y a de plus terrible, c'est que ce trait sanglant est juste. Les emportemens les plus détestables d'une foule ignorante, poussée au paroxysme de la violence par les plus terribles périls, seront toujours moins inexcusables aux yeux de tout moraliste sans prévention que les vieilles rancunes dévotement et méthodiquement fomentées pendant soixante ans par l'esprit de domination, la haine envieuse et la rapacité.

Un dernier jugement de Varnhagen est une vraie prophétie de ce qui s'accomplit et de ce qui va, nous n'en doutons pas, se passer

sous nos yeux. Il compare les effets moraux et politiques qu'aurait sur chacune des deux nations une grande guerre, quel qu'en fût d'ailleurs le résultat immédiat et matériel. Il est persuadé qu'en un sens le peuple français, vainqueur ou vaincu, y gagnerait plus que ses ennemis, « car, dit-il, en France une guerre donne le plus libre essor à toutes les forces populaires; chez nous, il n'en est pas de même, nous pouvons simultanément avoir la guerre et voir l'esprit du peuple enchaîné. » C'est ce que toute l'Allemagne éprouvera bientôt. Elle a trahi toutes ses libertés et les a livrées à un despote pour qu'il réalisât le vieux rêve de l'unité nationale. L'Allemagne est faite, mais elle est asservie. C'est ainsi que la France contre-révolutionnaire s'était livrée à Napoléon III pour qu'il écrasât la liberté et trahît la république. Il l'a fait, il a joui pendant vingt ans de sa proie, et il a fini par tout perdre.

Mais est-il besoin de le dire? La coterie militaire, pédante et piétiste, à laquelle l'Allemagne a remis ses destinées, n'est pas plus l'Allemagne elle-même que la coterie qui siégeait naguère aux Tuileries n'était la France. Ce que nous avons essayé de caractériser, c'est ce qui règne en ce moment de l'Elbe au Danube, c'est le parti des hobereaux. Ce que nous avons montré, tel que l'a dépeint un Allemand de beaucoup de sens et d'une âme élevée, c'est cette étroitesse farouche et peu scrupuleuse de la caste dominante, que la malignité populaire désigne par un mot hybride à peu près intraduisible, bien que français à demi: die Junckerbornirtheit (l'esprit borné des hobereaux).

Quant à l'Allemagne véritable, elle est enivrée aujourd'hui par toutes les fumées de la gloire militaire. Les âcres odeurs de la poudre, les émanations du champ de bataille, lui montent au cerveau. Elle ne sent pas le mal immense qu'elle s'est fait, comme les pauvres blessés ne sentent pas le fer du chirurgien tant qu'ils sont sous l'influence du chloroforme; mais elle se réveillera bientôt grande et unie comme elle l'a voulu, dépouillée de toutes ses libertés, esclave d'une secte rigoriste et d'un parti altier, responsable devant elle-même et devant le monde du bombardement de Strasbourg et de Paris, des ravages de cette guerre et des rudes exigences du vainqueur. Nous ne lui envions pas ce réveil. La France, à demi vaincue par surprise, justement fière de sa résistance et des ressources qu'elle a su trouver, a un rôle moins éclatant, plus noble après tout et plus véritablement digne. Elle ne s'abandonnera point elle-même, elle continuera de se relever et de grandir.

ATHANASE COQUEREL.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

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31 janvier 1871.

Il y a des heures d'une indicible amertume pour tous les cœurs fidèles à leur pays. Nous sommes à une de ces heures d'angoisse patriotique, à un de ces instans où la réalité cruelle et décevante produit l'effet d'un rêve sinistre. La fatalité qui nous poursuit n'avait point épuisé ses coups, elle nous réservait une nouvelle épreuve. Paris à son tour, Paris lui-même a été obligé d'entrer en négociation avec son terrible ennemi, et de s'avouer impuissant à rompre le cercle de fer qui l'entourait; Paris n'est pas tombé, il est vrai, devant une attaque de vive force, il a été réduit à traiter, à demander un armistice, parce qu'il n'avait plus de vivres. Plus de cent trente jours de siége n'avaient pu avoir raison de sa constance. Un mois de bombardement meurtrier n'avait pu ébranler son courage, et avait à peine altéré sa sérénité; il avait supporté toutes les privations et ce supplice, plus cruel que toutes les privations matérielles, de se voir séparé de la France, du monde, de n'avoir plus de nouvelles de tous ses absens; il avait tout souffert sans se plaindre, dans l'espoir d'un secours prochain, sachant bien qu'il était le porte-drapeau de la France, qu'il donnait au pays le temps de se relever, et il aurait tenu encore, s'il n'avait fallu que de la résolution. Il n'a rendu les armes que devant la faim redoutable qui s'approchait, lorsqu'il s'est vu en face du dernier morceau de pain qui lui restait.

Alors a sonné cette heure douloureuse des résolutions suprêmes. La défense s'est sentie vaincue avant d'avoir épuisé tout ce qu'elle avait de vivace énergie. Il a fallu aller au camp prussien négocier pour sauver de l'horrible famine une population de deux millions d'hommes, de femmes et d'enfans, que toutes les extrémités de la guerre n'avaient pu réduire, et cette négociation, dernier mot de la résistance parisienne, est devenue par le fait même le préliminaire d'un armistice qui suspend les hostilités sur tous les points, en laissant à la France le temps de nommer une assemblée chargée désormais de dénouer souverainement par la paix ou par la continuation de la guerre cette situation tragique

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