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avec Paris tombe aux pieds du vainqueur le peu qui reste de liberté politique et de justice sociale depuis Hambourg jusqu'à Munich.

Varnhagen était trop éclairé pour ne pas redouter les triomphes du militarisme prussien. « On ne regarde plus, disait-il, la Prusse comme une patrie. On maudit ses succès au dehors, on déteste la vieille gloire de ses armes, qui n'est plus qu'un instrument d'oppression. » Et il se plaignait de ce que le militarisme de son pays était non pas même un esprit d'officier, mais de sous-officier. Il est certain que l'esprit dont les Prussiens sont animés est souvent un esprit méticuleux, technique, insolemment dédaigneux. C'était un sujet d'étonnement pour nos parlementaires et pour les délégués de nos ambulances qui ont eu des rapports avec les avant-postes prussiens que la servilité des inférieurs et la hauteur des chefs envers leurs subordonnés; c'est là un spectacle blessant pour la dignité humaine. Toute la politesse voulue, étudiée, des officiers pour les Français qui se trouvent en relation momentanée avec eux n'ôte rien à ce que cette façon d'entendre la subordination des rangs a d'humiliant. Il est évident que la distance de l'homme libre à l'esclave dépasse à peine dans leur esprit celle de l'officier au soldat ou même celle du militaire, quel qu'il soit, au bourgeois ou au paysan. A leurs yeux, l'uniforme fait le soldat; aussi un Français qui, sans avoir l'honneur d'être enrôlé sous les drapeaux, tire pour défendre sa femme ou son enfant sur le saint uniforme de l'armée royale mérite la peine capitale; c'est un misérable qu'on doit fusiller sans pitié.

Un dernier trait achève d'éclairer d'une sinistre lumière ce système militaire trop vanté. En effet, tandis que les uns ne cessent de louer et de donner en exemple cette exacte discipline par laquelle nous avons été vaincus, d'autres accusent hautement l'armée allemande d'exigences exorbitantes, - d'une froide barbarie, d'actes odieux, incompatibles avec la civilisation moderne, et qui révoltent l'humanité. Faisons la part de l'exagération, celle de la vérité n'en restera pas moins accablante pour nos ennemis. La rapacité, la cruauté inflexible du soldat de la Prusse envers nos ouvriers des champs et des villes n'est pas douteuse; mais tout cela se concilie, et Varnhagen, ancien officier prussien, va encore nous l'expliquer. « Les soldats, dit-il, sont de plus en plus rigoureusement assujettis au service et à la discipline militaires. En revanche, on ferme les yeux sur toutes les autres transgressions, particulièrement sur les violences contre les bourgeois, contre le peuple; elles restent presque toujours impunies, non avenues. Il y a là-dessus des instructions qui viennent d'en haut, mais qui ne sont jamais communiquées que de vive voix; les ordres écrits et officiels continuent à se tenir dans les termes généraux, et ne font d'exception

pour aucune espèce de désordre. » Quelques excès commis de loin. en loin par des militaires paraissent utiles, s'ils font envier aux simples citoyens de la Prusse l'impunité du soldat, plus encore s'ils le font redouter. A plus forte raison en temps de guerre, un certain nombre d'exécutions calculées peuvent servir. Le triomphe de la discipline tant vantée des Prussiens, c'est de déchaîner méthodiquement ou de contenir à volonté les passions cruelles, les mauvais instincts, même l'oppression. Tout ce qui se fait systématiquement est chez eux scientifique et trouve des admirateurs.

Une accusation banale sans cesse renouvelée contre notre littérature, nos arts, notre langage, est celle de frivolité; mais en Prusse on n'a pas l'air de se douter que le pédantisme lui-même n'est qu'une forme prétentieuse et pesante de la frivolité. Aussi est-il sujet, comme elle, aux variations de la mode. Il n'y a pas longtemps que, dans la société des piétistes prussiens, il était de bon goût d'émailler de mots français la conversation et les correspondances, sans que personne parût s'apercevoir du singulier effet que produisait cette bigarrure. D'ailleurs on ne germanisait pas seulement ces mots de notre langue pour la prononciation et l'accent; on les estropiait soit systématiquement, soit au hasard. Plus d'un Français en voyage a dû être étonné de se voir, dans tous les bons hôtes de Berlin, accueilli par un personnage galonné, armé d'une canne à pomme d'or, qui lui disait : Ich bin der Portier. Il a pu lire, non sans quelque surprise, en grosses lettres d'or sur la façade d'une caserne ces deux mots gauchement réunis : pompier-corps. J'ai copié aussi cette enseigne d'un perruquier : Rasir-Frisir, und haarschneide cabinet. Berlin est partout décoré d'échantillons de ce goût fantasque et de cette grammaire hybride. Ce qui est plus frappant encore, c'est que l'art militaire (disons, par une concession courtoise, la technique militaire) des Allemands ne parle guère que le français. La plupart des mots consacrés à cet art qui s'évertue à nous détruire nous sont empruntés. J'ai sous les yeux un paquet d lettres et de papiers recueillis sur des morts allemands après la bataille de Villiers-sur-Marne. Il s'y trouve plusieurs de ces car.es de correspondance que les feuilles d'outre-Rhin ont envoyées par milliers à leurs fils sous les armes. Elles portent toutes des indications imprimées qu'il ne reste qu'à compléter avec des noms et des chiffres. En tête on lit: Feldpost-correspondenz-karte (carte-correspondance de la poste de guerre). Plus bas se trouvent les mots suivans, tous français: te armée-corps, te division, et (infanterie ou cavalerie) regiment, et compagnie, te batterie.

Mais depuis six mois la mode a bien changé. Il n'est plus patriotique de mêler du français à l'allemand. Des puristes d'un genre tout nouveau, des précieuses que Molière n'a pas prévues, font au

jourd'hui la chasse aux termes empruntés à notre langue. On a trouvé plaisant dans certains cercles de Berlin et autres lieux de faire payer pour les frais de la guerre contre la France un pfennig (un centime) à quiconque prononce un mot français. On se venge ainsi de notre vieille influence littéraire, et on fait servir, autant qu'on peut, à notre châtiment ce qu'il en reste. On amuse même les soldats, qui trouvent le temps bien long sous nos murs, en leur faisant part des plaisanteries de boudoir qui circulent à ce propos dans le beau monde teutonique. J'ai vu un billet, écrit par une dame allemande à l'une de ses amies, où l'auteur s'était volontairement frappé d'une amende de 30 pfenningen pour avoir laissé échapper par mégarde en quelques lignes trente mots français. Combien sont tristes ces espiègleries de salon ainsi ramassées sur des cadavres sanglans!

C'est en Prusse surtout que bien des gens naissent officiers ou fonctionnaires. Il est facile d'en conclure que ce qu'on appelle le monde est souvent aussi monotone et dénué d'intérêt qu'une journée de grande revue ou quelques heures de faction. Varnhagen en gémissait. «Nous n'avons pas, dit-il, de vie politique; la vie sociale n'est plus ce qu'elle était, la vie littéraire est comprimée, la science est contrainte à se renfermer dans ses plus étroites limites comme dans les murs d'un cloître; le goût est perdu, le théâtre dégénéré; les beautés de notre nature sauraient-elles nous tenir lieu de tout? O Berlin! Berlin! »

La beauté champêtre des bords de la Sprée ne peut suffire, nous en convenons, à consoler de tant d'ennuis. Ces lamentations nous rappellent les plaintes non moins éloquentes de Mendelssohn contre la société berlinoise, dont il essaya en vain de supporter la sécheresse, l'excès de pruderie et les prétentions outrecuidantes; il ne put y tenir, abandonna sa place, qui était considérable, et retourna à Leipzig. Quant à Humboldt, quiconque a entendu ses sarcasmes intarissables contre Berlin, sa cour et ses habitans, ne peut s'étonner que ce génie si vaste, si libre, si mordant, trouvât souvent trop lourde à porter sa clé de chambellan. Alors il s'enfuyait à Paris, s'établissait dans ce même Observatoire que viennent de bombarder ses doctes compatriotes, et amusait son ami Arago et bien d'autres aux dépens de Berlin, petite ville, intellectuellement déserte, infatuée d'elle-même et creuse. Ni Berlin, ni sa chambre de Potsdam, tendue de coutil et meublée de manière à représenter sa tente de voyageur, où il couchait à côté de son vieux domestique, compagnon de ses courses lointaines, ne pouvaient le retenir. Excellenz von Humboldt, comme l'appelaient les ciceroni de Potsdam, étouffait dans la pesante atmosphère officielle et militaire de son pays; le nôtre seul et Paris offraient assez d'alimens à son es

prit de savant encyclopédiste et de brillant causeur. Nous avons entre les mains beaucoup de ses lettres inédites et autographes, souvent pétillantes de malice et de verve, mais toujours pleines de doléances quand son service et son roi le rappellent dans sa morne et sèche patrie.

Nous pardonnera-t-on d'appliquer ici aux Prussiens un mot naïf et populaire, qui est suisse et non français, mais qui n'a d'équivalent dans aucune langue? Le peuple moqueur de Genève a fait du verbe grimper une épithète dédaigneuse pour les aristocrates d'étage inférieur, toujours ambitieux de s'élever d'un cran sur une échelle imaginaire; il les nomme les grimpions. Cette épithète, toute la Prusse la mérite, depuis le soldat qui veut être sergent jusqu'au roi qu'on a voulu voir passer empereur. Ce titre impérial a conservé dans les vagues imaginations germaniques un reflet de la grandeur romaine, à demi classique, à demi feodale, telle que se la représentait le moyen âge. Spire est célèbre par sa magnifique cathédrale, récemment restaurée à grands frais et qui porte le nom pompeux de Kaiserdom, cathédrale des empereurs. Il nous semblait naguère, en la parcourant, que Dieu, Jésus-Christ, la Vierge, y étaient de trop, que les empereurs d'Allemagne seuls s'y trouvaient chez eux et y recevaient un culte. Quelques-uns ont été la nullité même, d'autres n'ont mérité que le blâme; n'importe, une érudition confuse, une superstition retrospective et populaire les a tous couronnés d'une sorte d'auréole nationale et religieuse.

Que les goûts les plus belliqueux s'allient à l'esprit de système et à cette lourdeur de pensée qu'on appelle le pédantisme, on le conçoit; mais il est peut-être plus difficile de comprendre l'intime alliance du piétisme avec la passion de la guerre. Essayons cependant d'expliquer cette alliance très réelle. Il faut bien nous en rendre compte, quelque étranger que nous soit cet ordre d'idées, si nous voulons connaître l'ennemi auquel nous avons affaire. Cet ennemi n'est pas seulement sabreur et pédant, il est dévot, il est piétiste. Le piétisme allemand représente de longue date une tendance funeste et envahissante qu'il est nécessaire de combattre sans relâche sous peine d'en être débordé et anéanti. Et pourtant, car il faut être juste, le mot piétisme n'est pas nécessairement synonyme de fana isme. Le premier auquel on appliqua la dénomination de pietiste fut un homme excellent, médiocrement éclairé, mais d'un grand cœur, d'une parfaite simplicité et de la droiture la plus irreprochable. Né en Alsace avant que cette province fût cédée à la France, Spener était un pasteur sans talent oratoire, sans prétention savante, mais plein de devoûment et de zèle. Quand il se fit connaître, vers

TOME XCI.

1871.

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1760, l'église luthérienne était tombée dans une sécheresse officielle et une sorte de marasme qui le désolait. La prédication, très généralement délaissée par le public, ne roulait que sur les subtilités dogmatiques les plus abstruses et les plus rebutantes; l'enseignement de la jeunesse était dédaigné par les pasteurs et abandonné à des subalternes. Spener se dévoua modestement et avec un zèle admirable à l'instruction des enfans, et tint chez lui des conventicules ou réunions de piété où il répondait aux questions sérieuses de ses auditeurs, écartant avec soin les abstractions dogmatiques qui étaient en vogue, insistant sans cesse sur le côté pratique du christianisme, et substituant la lecture des Évangiles à celle des traités de dogme diffus et scolastiques. Ces réunions reçurent bien vite du pédantisme allemand un nom latin; on les appela collegia pietatis, et de là vint le nom de piétistes donné à ceux qui les fréquentaient. Du reste, l'institution d'abord toute morale et religieuse de Spener ne tarda pas à dégénérer. Les piétistes se firent remarquer par des exagérations ridicules, une odieuse intolérance, le rigorisme le plus outré et une exaltation souvent affectée. Ces excès affligeaient le pauvre Spener, qui naïvement y voyait des ruses de Satan pour entraver son œuvre. Malgré sa douleur, ses infatigables efforts, les cent cinquante ouvrages qu'il écrivit et les nombreuses éditions. qu'il donna de divers écrits édifians de Luther, de Tauler, etc., le bon Spener laissa derrière lui non-seulement une large et utile réforme dans les mœurs et les idées du public religieux, mais un parti sectaire et bigot très éloigné de l'esprit du fondateur. Ce parti piétiste, représenté par la trop fameuse Gazette dite de la Croix (Nouvelle gazette de Prusse), est un des fléaux de l'Allemagne moderne.

Pour définir ce parti, nous pourrions dire, en empruntant à Varnhagen sa méthode arithmétique : Prenez un quart de la dévotion âpre et outrée des jansenistes, un quart de la hauteur à la fois inflexible et doucereuse de la cour de Rome, un quart de la virulence de certains journaux dévots de Paris, et un quart au moins de l'esprit d'intrigue et de domination peu scrupuleuse des jésuites, vous aurez un parfait piétiste. Si ce parti ne dit pas précisément que la forme prime le droit, il paraît croire que le droit divin a naturellement et surnaturellement la force en main, qu'il faut que tout lui cède, que le fer et le feu sont les instrumens légitimes de son avénement et de son règne. Devant lui, tout doit plier, tout doit obéir. Auprès de lui, la bonté, l'art, le goût, ne sont que des faiblesses; la science est un outil, la politique un moyen un peu lent; le sabre, le canon, le bombardement, sont les moyens directs d'asseoir sur l'Allemagne d'abord, sur l'Europe et le monde ensuite, la prédominance, l'hégémonie de la Prusse: Dieu le veut! A ces desseins

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