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nous imposait dans la paix les charges de la guerre sans nous servir efficacement pour la guerre elle-même : quand il ne serait pas jugé par ses fruits, nous ne pourrions plus de longtemps le supporter. Nous saurons, en évitant l'excès du militarisme, armer et discipliner la nation entière. Nous ne serons plus simplement «< un pays qui a une armée, » et nous ne voudrons pas davantage être «< une armée qui possède un pays; » nous serons tout ensemble un peuple de citoyens et de soldats, réunissant sans les confondre et sans en sacrifier une seule toutes les mâles vertus qu'impliquent ces deux noms. En attendant l'heure propice, nous ferons à nos rivaux la seule guerre honorable que comporte l'état de paix ou de trêve, la guerre d'émulation. Ils ont voulu devenir une grande nation, et la fortune a souri à leurs efforts : nous mettrons toute notre intelligence et toute notre ardeur à nous élever de notre infortune présente, par le progrès continu de nos institutions, de nos mœurs, de notre industrie, de tous nos arts, de notre influence dans tous les genres, à un point de grandeur que nous n'avions pas encore atteint, auquel ils ne sauraient prétendre, et, puisque la lutte entre eux et nous a été surtout une lutte d'orgueil, si jamais nous devons nous sentir suffisamment vengés, ce sera quand nous leur aurons arraché l'aveu de notre supériorité reconquise. Nous avons encore assez de ressources matérielles et morales pour que cette suprême espérance ne soit pas la dernière chimère d'un joueur ruiné. Nous n'avons qu'à continuer ce que nous avons su faire depuis cinq mois et ce qui nous eût peut-être sauvés dès à présent, si nos chefs avaient moins douté de notre sagesse et de notre fermeté : ne pas nous abandonner nous-mêmes.

ÉMILE BEAUSSire.

LA JUSTICE

PENDANT LE SIÉGE

I.

Le 3 novembre de chaque année, après deux mois de repos, la magistrature reprend ses travaux dans toute la France; c'est là une tradition séculaire. Lorsque l'assemblée constituante voulut congédier les parlemens, ce fut à cette date qu'elle leur enjoignit de rester en vacance; ceux-ci comprirent sans peine que la vacance cette fois pourrait bien être éternelle, et ils ne se trompaient pas. Ils protestèrent, on le sait, avec énergie; mais l'ordre fut maintenu, et une institution nouvelle sortit des mains du législateur. De tout temps, la rentrée judiciaire a été entourée d'une certaine solennité. A la cour de cassation et dans les chefs-lieux de cour d'appel, elle est l'occasion de harangues prononcées par les membres du parquet en présence des chambres réunies siégeant en robes rouges. Cette année, les portes du Palais se sont ouvertes à Paris comme à l'ordinaire, mais sans apparat et sans bruit. On pouvait se demander si les audiences devaient tenir pendant le siége. Qui voudrait plaider? A quoi bon d'ailleurs, puisqu'un décret avait permis de suspendre toute mesure d'exécution contre les débiteurs pour la durée de la guerre? Mais on comprit que, même dans une ville investie, il convient que la justice soit à son poste, parce qu'elle est au nombre des grands services publics qui ne doivent s'arrêter que devant la force. C'était d'un bon exemple et d'un salutaire effet pour nous-mêmes. L'activité de notre esprit ne connaît point le rationnement, et c'est un malheur, car elle nous dévore; elle ne saurait donc avoir trop d'aliment dans les heures douloureuses que nous traversons.

TOME XCI.

1871

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L'œuvre de la justice trouverait-elle cependant un secours suffisant dans le personnel des magistrats que le blocus enfermait à Paris? On se compta, et l'on reconnut que les vides pourraient être remplis. A la cour de cassation, vingt-huit magistrats étaient absens, à la cour d'appel trente-cinq, au tribunal dix-sept. Les absences à la cour suprême s'expliquaient en partie par la mesure que le gouvernement avait prise dès le 9 septembre. Le désastre de Sedan n'avait que trop annoncé le siége de Paris. Or il n'existe pour le pays qu'une seule cour de cassation. Après l'investissement, que deviendraient les pourvois en cassation de la province, sans compter que les affaires criminelles intéressent en général la liberté des plaideurs, et ne peuvent subir ni lenteur ni interruption? Aussi, dans la prévision malheureusement trop fondée du blocus, le gouvernement avait-il autorisé le ministre de la justice à transférer à Tours la chambre criminelle de la cour de cassation. Malgré l'absence de la moitié de son personnel, cette cour s'est néanmoins constitue à Paris, et les trois chambres dont elle se compose, la chambre des requêtes, la chambre civile et la chambre criminelle, ont pu chacune tenir une audience par semaine. La chambre criminelle, que le garde des sceaux avait la faculté d'installer à Tours, n'y fut point transférée. Il parut plus prudent de lui donner pour siége la ville de Poitiers. C'est là qu'elle ouvrit ses audiences le 3 novembre. Bientôt elle était obligée de se rendre à Pau, où elle siége encore sous la présidence de M. Legagneur. Là sont jugées par elle les affaires civiles urgentes et les affaires criminelles en général. Les avocats et les avoués de la ville peuvent être autorisés à remplir devant cette chambre le rôle qui est conféré à Paris à un barreau spécial. Le grand service de la cour régulatrice se trouve donc par la force des choses réparti en deux sections, la section de Paris, la section de la province, et nulle part il n'a souffert d'interruption.

A la cour de Paris et au tribunal civil, toutes les audiences ont pu s'organiser, et elles s'ouvrent un jour par semaine. La cour d'assises a été fermée, non, il est vrai, faute de magistrats, mais faute de jurés, ceux-ci ayant de plus impérieux devoirs à remplir en face de l'ennemi. On conçoit qu'il eût été bien rigoureux de retenir sous les verrous jusqu'à la fin du siége des accusés qui peut-être cuss ut obtenu un acquittement du jury. Le président des assises a reçu la mission toute d'humanité de mettre en liberté provisoire ceux des accusés qui, à raison des faits relevés contre eux par l'accusation, leur paraîtrai nt mériter cette immunité. La vieille et belle salle des assises où passèrent tant de criminels, où se livrèrent de si mmorables débats, où furent discutés pendant tout un règne les droits du pouvoir et ceux de la presse à une époque où le jury interven tit dans ces disputes, où vinrent s'asseoir des êtres comme Papavoine

et Pourmann, où furent appelés des hommes comme Chateaubriand, Carrel, Lamennais, cette vénérable enceinte qui entendit Berryer, Dupin, Paillet, Jules Favre, Chaix-d'Est-Ange au temps de la grande éloquence des assises, qui la reconnaîtrait aujourd'hui? Toutes les boiseries en sont enlevées. Trente lits d'hôpital sont alignés le long des murailles nues et blanchies à la chaux, et ces lits, hélas! ne sont pas inoccupés. Seul, le christ de Philippe de Champaigne, qui reçut les regards supplians de tant d'aflligés, est encore à sa place, comme s'il devait être l'éternel témoin de toutes nos misères. La chambre du conseil où se retirait la cour pour délibérer sur ses arrêts est devenue le triste laboratoire où se font les opérations chirurgicales. On prétend que cette ambulance est une des mieux organisées de la ville. Une commission composée de magistrats, d'avocats, d'avoués, la dirige et pourvoit à tout. Le grand ambulancier, le brancardier, l'infirmier par excellence, est le premier président Gilardin à Champigny, au fort de la mêlée, il releva les blessés sous une grêle de balles; mais tous d'ailleurs, à toute heure, sont au lit des blessés, multipliant les soins qui peuvent adoucir leurs souffrances. Un magistrat éminent, un avocat célèbre se fait au besoin l'écrivain public, le secrétaire du fils, du frère, de l'ami, qui veulent donner un souvenir à ceux qui sont au loin, et dont la main ne peut encore ou ne peut plus soutenir la plume. Si le soldat prussien refuse de prendre la potion qu'on lui présente parce qu'il la croit empoisonnée, un des honorables ambulanciers boit le premier, et d'un geste, lui montrant l'image du Christ, lui fait comprendre mieux que par la parole peut-être que l'humanité chez nous ne sait pas distinguer entre les combattans tombés avec honneur au poste du devoir.

L'absence d'un certain nombre de magistrats à l'heure de l'investissement a été diversement appréciée. On a fait remarquer qu'après Sedan la marche des armées prussiennes laissait à chacun le temps de revenir à son poste des points les plus excentriques de la France. Il faudrait prendre garde cependant de manquer de justice envers ceux qui, s'étant appliqués toute leur vie à la rendre aux autres, auraient le droit assurément de demander avant tout qu'on voulût bien les entendre. Tant de motifs peuvent être dès à présent envisagés! Un des vice-présidens du tribunal manquait aussi à l'appel le 3 novembre. Eh bien! depuis quelques jours seulement on connaît sa triste odyssée. Parti de Rouen, où il laissait sa femme et ses enfans, il a vainement essayé à deux reprises de franchir les lignes prussiennes. Il était à Neauphle le 5 octobre; le 6, il tentait de gagner Versailles. Depuis, a-t-il été fait prisonnier? faut-il s'arrêter à de plus funestes conjectures? Deux choses restent certaines, les

efforts qu'il a tentés pour rentrer à Paris, sa disparition depuis cette époque.

En définitive, le service de la cour d'appel et celui du tribunal n'auront pas plus souffert de l'absence des magistrats que celui de la cour suprême. Qu'est-ce donc après tout que le Palais à cette heure? L'aspect général est celui des lieux où d'ordinaire se porte la foule, et dont la solitude n'était hier encore troublée que par le bombardement. Sous ces voûtes sonores, l'éclat strident des obus qui tombaient à quelques pas de distance sur les blessés du Val-deGrâce, sur les amphithéâtres de l'École de droitet de l'École de médecine, sur le Collège de France, sur toute la population du quartier latin, était à chaque instant répercuté d'une façon sinistre. De rares avocats circulent des chambres de la cour et du tribunal à celles des conseils de guerre de la garde nationale et du conseil de révision. Suivons-les dans ces tribunaux que nous a faits l'investissement, et qui remplacent en quelque sorte pour le moment les juridictions ordinaires. Dans le dur et glorieux service qui lui a été confié, la garde nationale est assimilée à l'armée et astreinte aux lois qui la régissent en face de l'ennemi. Pendant la durée du blocus, les crimes et les délits commis par les gardes nationaux, même en dehors du service, sont jugés par des conseils de guerre conformément au code de justice militaire. Ces conseils, au nombre de neuf, un par secteur, se tiennent alternativement dans les chambres civiles du tribunal. C'est à coup sûr un spectacle nouveau pour l'habitué du Palais que celui de ces audiences, où brille sur les siéges ordinaires des magistrats l'uniforme des différens grades de la garde nationale auxquels est empruntée la composition des conseils de guerre. Le ministère public et le capitaine-rapporteur ont euxmêmes l'uniforme du grade que leur confère la fonction auprès du conseil, bien qu'ils appartiennent au barreau. Pour instruire les affaires et soutenir l'accusation à l'audience, il fallait des hommes qui eussent la connaissance exacte des lois qui règlent les poursuites criminelles. C'était au commandant supérieur de la garde nationale à les désigner; il s'adressa au conseil de l'ordre, et le pria de lui signaler les avocats qui pourraient le mieux remplir ces fonctions. Or les avocats portés sur la liste du conseil, jeunes encore, étaient dans les rangs de la garde nationale et désiraient y rester. Ils furent néanmoins requis par le commandant de la garde nationale. Ils s'adressèrent à leur tour au gouverneur de Paris, et le sollicitèrent d'arrêter son choix avec le commandant de la garde nationale sur d'autres candidats. « Que voulez-vous qu'on fasse? leur fut-il répondu. Il s'agit d'instruire des affaires, souvent délicates, conformément aux lois; voulez-vous qu'on prenne des maçons? » L'argument, tout militaire, était sans réplique; chacun se mit à l'œu

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