Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

à la fois les plus nobles et les plus sympathiques. La générosité, la bonté, s'y joignent à l'honneur et au courage. Vainqueur ou vaincu, il en coûte d'autant moins de rendre hommage à ces qualités chez un adversaire que c'est une façon de rehausser sa victoire ou d'atténuer sa défaite. L'estime se changera même en un sentiment plus doux, sí, prisonnier ou blessé, on a été l'objet de soins, d'égards, d'attentions délicates. Ici le rapprochement se fera non plus seulement de soldat à soldat, mais de famille à famille, et par là de peuple à peuple. On a beau détester en masse l'ennemi de son pays, on ne peut que faire exception pour le médecin, le prêtre, la sœur de charité, qui ont pansé les plaies et adouci la captivité d'un fils, d'un frère ou d'un mari, et quand de telles exceptions se multiplient, la haine générale s'efface sous les dettes particulières de reconnaissance qui se contractent entre les belligérans. Pour maintenir une animosité durable, il faut une longue série de guerres, et il faut aussi dans la paix elle-même une constante rivalité d'ambition ou d'intérêts. Telle était l'opposition séculaire de l'Angleterre et de la France. Deux fois envahis par une coalition de toute l'Europe, nous n'en voulions qu'aux Anglais de nos revers et de notre amoindrissement. Seuls, i's avaient été nos irréconciliables ennemis des premiers jours de la révolution aux derniers jours de l'empire, et, si nous remontions le cours de notre histoire, nous les rencontrions partout, sous les Bourbons comme sous les Valois, menaçant tour à tour notre indépendance nationale, nos possessions lointaines et notre influence politique dans le monde. Nous n'étions devenus une nation qu'en luttant contre eux, et la haine que nous leur portrons semblait faire partie de notre patriotisme. Toutefois cette haine traditionnelle s'était bien affaiblie depuis une vingtaine d'années. Les esprits positifs étaient fiers de s'en dégager au nom des intérêts de toute sorte qu'elle compromettait. Les esprits libéraux la repoussaient à meilleur titre comme un obstacle aux progrès de la civilisation, qui ne pouvait trouver de plus sûre garantie que dans la cordiale alliance des deux nations les plus éclairées de l'Europe. Reconciliés avec les Anglais, nous ne voyions plus autour de nous que des nations amies, et la France se plaisait à espérer, sinon la paix perpétuelle, du moins des guerres toutes politiques, circonscrites dans leur objet, modérées dans leurs effets, soit pour les populations, soit pour les combattans eux-mêmes, et laissant place des deux côtés à l'espoir d'un prompt et honorable arrangement. La France est tombée tout d'un coup de ces illusions dans une guerre implacable avec l'Allemagne, où elle a rencontré dès le début et où, par un trop juste retour, elle a été entraînée à porter elle-même plus de haine que n'en avaient montré des rivalités de

plusieurs siècles. C'est là un fait sans précédens qui appelle toute notre attention et dont nous devons, autant que possible, sans passion comme sans faiblesse, calculer toute la portée. Rien de plus clair que cette haine couvée par nos ennemis depuis plus d'un siècle et telle qu'elle n'a jamais été certainement partagée par nous avec une égale intensité, même dans ces derniers mois. Essayons de nous rendre compte de ses origines et de ses conséquences futures en recherchant quels peuvent être les griefs respectifs des deux nations.

I.

Les Allemands nous appellent « l'ennemi héréditaire (Erbfeind).» Leur haine érudite trouve des prétextes jusque dans les temps les plus reculés. Un homme d'état positif comme M. de Bismarck veut bien ne nous demander raison que des conquêtes de Louis XIV; mais près de lui des professeurs se font écouter en nous reprochant la victoire de Tolbiac ou le meurtre du dernier des Hohenstaufen. Que les érudits de Berlin réveillent aujourd'hui contre nous de tels souvenirs, qu'ils les fassent entrer dans l'éducation aussi vindicative que pédante qu'ils donnent à leurs compatriotes, cela n'est pas douteux; mais ils faussent singulièrement l'histoire. Jusqu'au XVIIIe siècle, il n'y a point de haine entre l'Allemagne et la France. ! Des querelles, des guerres, ont pu se produire entre des Français et des Allemands, elles n'ont jamais armé l'un contre l'autre les deux peuples pris dans leur ensemble, et presque toujours quand ils comptaient des soldats dans des camps opposés, ils en comptaient dans les mêmes camps. Notre ennemi constant dans les trois derniers siècles, ce n'était pas l'Allemagne, c'était l'empire, que l'Allemagne prétend rétablir aujourd'hui, mais contre lequel elle ne cessait pas alors d'invoquer notre appui, bien loin d'épouser sa cause et de se confondre avec lui. « Le plus brillant et le plus vain ornement de l'Allemagne, disait encore Herder à la fin du XVIIIe siècle, fut la couronne impériale. Seule, elle a fait plus de mal à ce pays que toutes les expéditions des Tartares, des Hongrois et des Turcs (1). » L'ancienne Allemagne n'a connu que des guerres civiles, et si son territoire a sans cesse été dévasté par les armées étrangères, dont aucun parti ne se faisait alors scrupule d'invoquer le concours, elle ne pouvait leur imputer aucun excès dont ses propres enfans, dans les mêmes guerres, n'eussent donné l'exemple.

(1) Idées sur la philosophie de l'histoire, traduction de M. Edgar Quinet, t. III, p. 336.

Si Heidelberg maudit notre Turenne, Magdebourg ne se souvient qu'avec horreur du Bavarois Tilly. Des provinces allemandes ont plus d'une fois été le prix des services rendus par l'étranger; mais de telles conquêtes n'avaient rien d'odieux pour des populations qui n'avaient pas encore l'idée d'une nationalité allemande, qui ne connaissaient que le droit féodal, l'assimilation d'un pays, avec tous ses habitans, à une propriété qui se transmet des pères aux enfans, que les filles en se mariant portent dans d'autres familles, et qui se prête indifféremment à toute espèce de cession à titre gratuit ou onéreux. L'incendie du Palatinat même n'éloigna pas de l'alliance française les peuples allemands; ils n'ont pas cessé jusqu'à notre siècle de la considérer comme la plus sûre garantie de leurs libertés, et ceux qu'en détachait momentanément une fausse politique ne laissaient voir à l'égard de la France elle-même aucune trace d'inimitié.

C'est seulement vers le milieu du XVIIIe siècle que se sont produits les premiers germes de la haine dont nous ressentons aujourd'hui les effets. Cette haine, à son origine, a été toute littéraire; elle est née avec la littérature allemande, dont elle n'a fait d'abord que préparer l'émancipation. Le goût français régnait sans partage en Allemagne. Il n'y avait de lecteurs ou de spectateurs que pour les œuvres traduites ou imitées de nos classiques. Les princes et leurs courtisans dédaignaient la langue allemande; ils affectaient de s'exprimer en français, de s'entourer de Français, de ne lire que des livres français. Frédéric II se faisait l'imitateur et le flatteur de Voltaire; il n'était pas moins ambitieux de prendre rang parmi nos poètes que de vaincre nos généraux. Cette invasion de l'Allemagne tout entière par notre littérature eut plus d'efficacité pour provoquer un mouvement national que ne l'avait fait la politique de Louis XIV. La réaction commença en Suisse, sans grand éclat, avec l'honnête Bodmer; deux hommes de génie, Klopstock et Lessing, s'en emparèrent bientôt, et en peu d'années lui gagnèrent toute la jeunesse lettrée dans tous les pays de langue allemande. Le premier a donné à l'Allemagne une poésie nationale; le second a créé de toutes pièces la critique allemande, avec toutes les qualités qui l'ont honorée, et aussi, il faut bien le dire, avec la passion qui n'a pas cessé de l'animer la haine de l'esprit français.

Cette haine se montre partout dans Lessing. Compose-t-il ses fables, il en fait une critique en action de celles de La Fontaine, et, pour que ses coups portent plus sûrement, il y joint une théorie de la fable qui n'est d'un bout à l'autre qu'une polémique acerbe et dédaigneuse contre notre grand fabuliste. Écrit-il ce beau livre de Laocoon, où il a marqué si profondément les limites propres des

différens arts, il s'arrête à comparer une mauvaise pièce de Châteaubrun avec un des chefs-d'œuvre de Sophocle pour se donner le plaisir de s'écrier: « O le Français, à qui ont manqué absolument et l'intelligence pour comprendre et le cœur pour sentir de telles beautés ! » C'est surtout dans la Dramaturgie de Hambourg que Lessing fait au goût français une guerre à outrance. On sait l'origine de cet ouvrage. Les promoteurs de l'émancipation littéraire de l'Allemagne avaient compris de bonne heure que cette émancipation ne pouvait être assurée que par un théâtre national. Différentes tentatives avaient échoué, quand une entreprise qui semblait offrir des chances plus sérieuses de succès s'annonça en 1767 à Hambourg. Lessing fut appelé pour rendre compte des représentations et appeler sur elles l'attention sympathique de l'Allemagne tout entière. La réunion de ses feuilletons dramatiques, comme nous dirions aujourd'hui, a formé la Dramaturgie. Le théâtre de Hambourg, dans la pensée des fondateurs, faisait appel aux pièces allemandes elles ne vinrent pas, ou furent médiocrement goûtées du public. Il fallut se rabattre sur les seuls ouvrages qui, en Allemagne comme dans le reste de l'Europe, fussent en possession de plaire au lieu de signaler à ses compatriotes des chefs-d'œuvre nationaux, Lessing fut réduit presque toujours à critiquer des pièces françaises. Il n'y perdait rien pour le but qu'il poursuivait. La Dramaturgie lui fut une occasion pour attaquer le goût français sur le terrain où sa domination était le plus incontestée, dans l'art dramatique. Toujours partiales, ses critiques sont souvent très pénétrantes. Nous en avons profité comme les Allemands eux-mêmes. Lessing a été, depuis les dernières années du XVIIIe siècle, un de nos maîtres, nous l'avons reconnu sans mauvaise grâce et mème avec une sorte d'empressement; mais nous pouvons lui appliquer l'épithète du pédagogue d'Horace plagosus Orbilius. Ses coups. tombent sans ménagement sur tout notre théâtre classique; ils n'épargnent pas plus un chef-d'œuvre de Corneille qu'une comédie de Sainte-Foix ou de Legrand. Si même son ton s'adoucit quelquefois, c'est à l'égard des écrivains de troisième ordre; il n'en veut qu'à ceux qui règnent sur les théâtres de l'Allemagne comme sur ceux de la France, et avant tout au plus puissant, sinon au plus grand, à Voltaire. Ce n'est pas contre l'ambition de Louis XIV au XVIIe siècle, c'est contre la royauté de Voltaire au XVIIIe qu'un véritable cri d'indépendance a été poussé pour la première fois en Allemagne. Il semblait que le génie allemand ne pût se déployer en liberté qu'après avoir détrôné cet arbitre du goût, qui souhaitait aux Allemands plus d'esprit et moins de consonnes. Lessing revient sans cesse à la charge contre Voltaire; quand il ne le critique pas comme

poète, il prend à tâche de réfuter ses théories littéraires, et il le poursuit jusque dans ses idées philosophiques. Il était pourtant en philosophie assez près de Voltaire : il détestait l'intolérance, et son Dieu n'était celui d'aucune église exclusive; mais l'irréligion dans les sentimens et surtout dans le langage lui était antipathique, et il éprouvait d'ailleurs le besoin de protester contre l'envahissement du scepticisme français par le même esprit d'indépendance qui lui faisait repousser en littérature la domination du goût français.

Tel est en effet le point de vue constant de Lessing. Il n'a rien du patriotisme étroit et jaloux qui s'est produit plus tard dans son pays. C'est un cosmopolite, comme tous les grands esprits du XVIIIe siècle; c'est l'indépendance de la pensée humaine, non de la pensée allemande, qu'il prétend défendre contre la suprématie intellectuelle de l'esprit français. Il se console aisément de ne pouvoir opposer à cette suprématie des chefs-d'œuvre allemands en l'abaissant devant la perfection du génie grec ou la puissance créatrice du génie anglais, en exaltant un Sophocle ou un Shakspeare aux dépens d'un Corneille ou d'un Voltaire. Tel est aussi le point de vue de la jeune génération qui marcha bientôt sur ses traces avec un jugement moins sûr. Ce qu'elle hait surtout dans l'esprit français, c'est le culte de la règle et la passion des idées générales. L'indépendance qu'elle réclame est celle de la fantaisie individuelle, du génie sans frein comme sans loi. La fièvre de Werther commence avec sa double antipathie pour le philistin (bourgeois) allemand et pour l'homme de goût français. La première s'affirme avec éclat au dedans; la seconde saisit toutes les occasions de rompre des lances avec l'ennemi du dehors. De tout temps, les étudians allemands ont recherché l'hospitalité des universités françaises. Avec ce mélange d'esprit pratique et de sentimens systématiques dont leur race a le secret, ils savent tirer profit de nos écoles en gardant un profond dédain pour la science qu'on y enseigne. Ce dédain se montrait déjà sans réserve dans la petite colonie allemande que possédait, il y a une centaine d'années, l'université de Strasbourg. Les idées et les sentimens que se plaisaient à étaler ces étudians en face de leurs condisciples français nous ont été exposés par l'un d'eux qui allait devenir la personnification la plus brillante et la plus complète du génie allemand. Goethe n'avait pas à vingt ans cette sérénité olympienne qui se refusait, quarante ans plus tard, aux entraînemens d'un patriotisme haineux. Il partageait toute l'effervescence de cette période des tempêtes et des efforts (Sturm-und-Drang-Period). Il reconnaît que nulle université d'Allemagne ne lui eût permis de se préparer aussi sûrement et aussi vite à ses examens de droit qu'il ne le fit dans une université française; mais cet avantage tout pra

« ZurückWeiter »