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calamités dont elle avait presque perdu le souvenir? La force disposait encore en réalité de la destinée des états; mais il s'était développé lentement dans la conscience des peuples un sentiment profond du droit, auquel on ne croyait plus qu'il fût possible de soustraire le gouvernement de la société. Les hommes de bien auront-ils la douleur d'une déception aussi fatale pour le temps présent que funeste pour l'avenir? On s'étudiait à rendre les guerres rares et difficiles; l'opinion publique infligeait un blâme sévère aux velléités belliqueuses, et voilà qu'en peu de temps tous les bienfaits de ce progrès ont été compromis. Gémir sur de pareils malheurs ne suffit pas à l'honnête homme; élever la voix est un devoir pour lui. Nous y convions tous les bons esprits, à quelque peuple qu'ils appartiennent. Le XVIIIe siècle avait déjà offert l'affligeant tableau de cette opposition des faits et des idées. La foi des conventions et la raison publique ont condamné la guerre de la succession d'Autriche. Marie-Thérèse en sortit avec les hommages de l'Europe; mais lorsqu'à son tour elle entra dans une coalition insensée contre Frédéric II, elle donna l'occasion à un adversaire qu'elle voulait écraser de mériter par l'héroïsme une estime qu'il n'avait pas auparavant. Au début de la guerre de sept ans, la Russie, l'Autriche et la France voulaient aussi réduire la Prusse à une telle condition qu'elle ne pût plus, disait-on, troubler la paix de l'Europe. C'était une correction qu'on voulait lui infliger. Frédéric II fut réduit sans doute à de cruelles extrémités, mais l'extermination fulminée contre lui devint la source de sa force et de son indomptable énergie. Il avait toujours su s'arrêter dans la bonne fortune; c'est même son titre à la grandeur dans l'histoire. On ne sut pas s'arrêter contre lui, et une paix glorieuse pour Frédéric fut en fin de compte le terme auquel aboutit l'entreprise téméraire de sa destruction. On apprit de nouveau en cette occasion, après sept ans d'épreuves, ce qu'un peuple digne d'estime peut déployer de vigueur et de ressources lorsque son honneur et son existence sont menacés de certaines atteintes. Il y a cent ans que trois grandes puissances ont partagé la Pologne. Aucune d'elles ne jouit encore en paix de sa part de dépouille. On ne viole pas impunément envers les peuples les lois de la justice et de l'honnêteté. Non, la force ne prime pas le droit.

Que dirai-je du système de réquisitions pratiqué par les armées ennemies, des extorsions d'argent exigées violemment soit des villes, soit des particuliers? On affirme que des tortures ont été imposées pour obtenir de citoyens paisibles leur monnaie ou leurs vivres, et l'on connaît les enlèvemens d'otages pratiqués à l'égard des communes récalcitrantes, ou impuissantes à satisfaire l'âpre et rapace réquisition. L'opinion publique avait déjà, depuis bien des années, flétri ces actes qualifiés de brigandage régulier et collectif,

indignes d'un peuple qui se respecte, lorsqu'au grand étonnement de l'Europe on les a vus se reproduire en 1866 de la part de la Prusse. L'Allemagne si soumise aujourd'hui, victime il y a quatre ans, avait réclamé contre ces abus de la force, et l'honorable M. Bluntschli écrivait dans son Code international: « Le droit des gens refuse aux armées établies sur territoire ennemi le droit d'exiger des villes ou des particuliers d'autres contributions que celles absolument indispensables pour subvenir à l'entretien et aux mouvemens de l'armée. Les lois de la guerre n'autorisent pas les réquisitions purement pécuniaires. » Et, d'accord sur ce premier point avec tous les grands publicistes ses prédécesseurs, le célèbre professeur d'Heidelberg avait le courage d'ajouter : « On n'a pas assez respecté les vrais principes dans plusieurs guerres récentes, même dans la dernière guerre d'Allemagne en 1866, et les Prussiens ont levé sans motifs suffisans des contributions en argent dans quelques-unes des villes qu'ils ont occupées. L'Europe actuelle n'admet plus cette façon d'agir, reste des temps barbares. » Vous l'entendez, c'est un des vôtres qui parle, et des plus autorisés. En effet, dans les usages de la guerre civilisée du XIXe siècle, on ne reconnaissait plus le droit de piller, le droit de détruire, le droit d'extorquer de l'argent pour payer les soldats, remplir les caisses, satisfaire la cupidité des troupes ou des chefs. Ces pratiques appartenaient à un passé hautement répudié. De même que l'ennemi n'avait plus le droit de contraindre les vaincus à recruter ses bandes décimées par la guerre, de même on ne lui concédait plus le droit d'arracher au vaincu son argent pour continuer a guerre contre lui. Le droit de la nature, le droit de la civilisation, qui restreignent la guerre au caractère politique, c'est-à-dire à la relation hostile d'état à état, avaient condamné définitivement ces procédés, car un peuple est tenu d'être honnête tout comme l'homme privé. Allemands et Français, nous étions unanimes pour proclamer ces principes, et je ne crois pas que l'histoire en mette l'oubli à notre charge. Les guerres de 1823 en Espagne, de 1828 en Morée, de 1854 en Crimée, de 1859 en Italie, rendront témoignage pour nous. Si la règle du monde moderne est aujourd'hui bouleversée, rendons-lui son caractère et sa grandeur. C'est un crime contre le droit et l'humanité que de dépasser le but légitime de la guerre; c'est une usurpation de la puissance de Dieu que de prétendre juger et punir un peuple indépendant, souverain, en lui reprochant son caractère, ses mœurs ou son esprit, et de s'attribuer la mission de lui infliger un châtiment; c'est une déplorable aberration que de faire d'un tel dessein l'objet de la guerre; c'est une folie condamnable de transformer un dissentiment politique en une aversion de peuple à peuple, de religion à religion, de race à race,

comme au temps des croisades ou des invasions des barbares, et de convertir la lutte armée d'un moment en une guerre qui n'aurait pas de fin.

Les grandes puissances européennes, y compris la Prusse, déclaraient au congrès d'Aix-la-Chapelle, le 15 novembre 1818, leur invariable résolution de ne jamais s'écarter, ni entre elles, ni dans leurs relations avec d'autres états, de l'observation la plus stricte des principes du droit des gens, principes, disait-on, qui peuvent seuls garantir efficacement l'indépendance de chaque gouvernement, un état de paix durable, et la stabilité de l'association humaine. Le congrès de Paris en 1856 semblait avoir converti cette résolution en une loi positive de l'Europe moderne. Tous ces bienfaits, conservateurs de la fraternité des peuples,s eront perdus, si l'Europe n'y avise. Espérons que la réclamation du monde civilisé y ramènera un jour et bientôt des peuples égarés; mais en attendant que d'autres violations du droit et du bon sens nous pourrions signaler! Cet enlèvement d'un magistrat de Versailles traduit devant un conseil de guerre d'Allemagne pour avoir donné de ses nouvelles à sa mère, demeurée à Paris, en une lettre qui avait dû franchir les lignes ennemies! Ici l'opinion a déjà triomphé; l'ennemi n'a pas osé faire juger M. Raynal par le conseil de guerre, comme il en avait annoncé la volonté. Et l'enlèvement inqualifiable de M. Thénard, en Bourgogne, à titre d'otage responsable du sort de marins prussiens légitimement amenés par nos croisières à Cherbourg! Je dis légitimement, car la loi prussienue est à cet égard textuellement la même que la loi française, et la garantie de la régularité des prises maritimes exige même qu'il en soit ainsi, afin que le témoignage des marins capturés puisse être entendu par les juges chargés de prononcer sur la légalité des prises. Suivant les lois française, anglaise, hollandaise et italienne, un capitaine capteur serait même en délit, s'il n'amenait pas devant le juge des prises ces témoins du fait de la capture, et s'il leur donnait une liberté qui priverait la justice d'un moyen d'enquête et de vérification. La Prusse a teuu une étrange conduite dans cette affaire; elle a voulu terrifier, il n'y a pas d'autre explication possible. Je ne parlerai point de cette variété inouie d'otages qui consiste à placer des prisonniers ou des Français enlevés à leur domicile comme une sorte de blindage humain sur des wagons menacés du feu des francs-tireurs. J'aime à croire que l'accusation est aventurée. Je n'ai découvert aussi aucun renseignement digne de confiance sur l'imputation plus grave d'une exécution militaire pratiquée en masse, a-t-on dit, sur les prisonniers de Soissons: je veux douter de l'exactitude des détails donnés à ce sujet; mais puis-je taire la prétention de faire juger par des

TOME XCI. - 1871.

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conseils de guerre, et à 300 lieues de leur patrie, les aéronautes échoués en pays occupé par l'ennemi, comme si en pareil cas il y avait une autre analogie applicable que celle des naufragés, ou celle des contrevenans à la déclaration de blocus, c'est-à-dire la peine d'être retenus comme prisonniers de guerre? La mise des francs-tireurs hors la loi de la guerre n'était pas mieux fondée. Ce n'est que depuis qu'ils s'étaient fait craindre qu'on les avait admis à la participation dn droit commun.

Quant à cette autre résolution de ne considérer comme légitimes belligérans que les individus revêtus d'uniforme, elle est absurde dans une guerre d'invasion et de bombardement, où le bourgeois, le paysan, l'ouvrier, sont atteints dans leurs foyers, obligés de garantir leur champ, leur maison, de défendre leur pain et leur argent contre un assaillant armé d'obus et de réquisitions de tout genre. Un peuple envahi et bombardé est mis individuell ment dans le cas de légitime défense; chacun de ses membres est soldat et doit être traité comme tel. La Prusse n'a-t-elle pas fait appel elle-même à cette participation de tous ses sujets à la résistance et aux hostilités? On a produit les édits prussiens de 1813, qui exaltaient alors ce qu'ils condamnent aujourd'hui. Je citerai un autre exemple de son histoire, et je le prends dans la guerre de trente ans de Schiller. On y trouve que « l'électeur de Brandebourg, sans armée pour defendre son pays,... publia un édit par lequel il ordonnait à ses sujets de repousser la force par la force, et de tuer sans ménagement tout soldat impérial surpris en rase campagne. Les vexations étaient arrivées à ce point et la détresse du gouvernement était telle qu'il ne restait plus au souverain que la ressource désespérée de légitimer la vengeance personnelle. » Qui a donné l'exemple aujourd'hui même d'armer une nation entière, non pour défendre son territoire, mais pour la jeter, la ruer, comme on a dit, sur une autre nation, et prendre part à une sorte de mêlée générale? N'est-ce pas la Prusse, n'est-ce pas l'Allemagne? Les populations errantes de l'Asie prochd nt-elles autrement que de se ruer en masses plus ou moins bien disciplinées sur des peuples voisins? La discipline intérieure et trop vantée des armées allemandes change-t-el e le caractère de l'invasion? La landwehr et le landsturm ne devaient avoir d'emploi, d'après le droit du pays, que pour la defense du sol allemand. La Prusse les conduit à l'invasion extérieure; c'est un peuple qu'elle précipite sur un autre pour l'écraser. Le peuple envahi use donc d'un droit naturel en se défendant par l'arme de tous les citoyens, et quand l'arme n'a été prise que pour la défense du sol natal, du foyer, de la famille, de la propriété, immoler froidement celui qui la porte après l'avoir désarmé, c'est un acte de cruauté qu'aucun sophisme ne peut excuser, c'est un assassinat. Le malheureux ha

bitant de la rue Mouffetard naguère atteint dans sa mansarde par les projectiles que lui envoyait la batterie de Châtillon n'aurait-il pas usé du plus légitime des droits naturels, s'il avait pu atteindre à son tour de son fusil l'artilleur, l'officier, le général, qui massacraient sa femme et ses enfans dans son paisible réduit? Fallait-il qu'il eût un uniforme pour exercer son droit de défense et de représailles? Restreignez-vous dans les limites de la guerre régulière et politique, ou cessez d'invoquer des maximes de civilisation dont vous méconnaissez vous-mêmes la pratique. J'ai vu vos bombes frapper le Panthéon, elles visaient sa croix dorée; j'ai vu frapper des monumens pieux, chefs-d'œuvre de l'art chrétien, la Sorbonne, les écoles. Cinq enfans ont été tués dans les classes des frères de la rue de Vaugirard; les tombes de nos familles ont été dévastées au Mont-Parnasse, et cela e présence du souverain à qui l'on attribuait la désapprobation des actes dévastateurs de l'armée de siége de Strasbourg. C'est à rester confondu d'étonnement et de douleur. On a pu lire dans tous les journaux allemands la dépêche suivante, adressée à une princesse dont l'esprit délicat et la bonté sont connus de toute l'Europe : « le bombardement de Paris a commencé auiourd'hui par un splendide soleil d'hiver! »

Une autre atteinte au droit naturel des populations éclairées ne manquerait pas de se produire, atteinte qui touche au droit même de la pensée, et qui menacerait la liberté de la transmission intellectuelle, si, ce qu'à Dieu ne plaise, l'Alsace pouvait être enlevée à la patrie française, et ramenée à coups de bombes et de boulets dans le bercail germanique. La Prusse travaillerait alors par tous les moyens à défranciser l'Alsace, et l'entreprise est même déjà commencée. Les actes publics, jadis imprimés et rédigés dans les deux langues, ne sont plus affichés aujourd'hui qu'en allemand. Le Times nous apprenait dès le 15 octobre qu'on voit partout l'indice que la langue française était destinée à être proscrite en Alsace dans le plus bref délai possible. Le journal officiel du nouveau gouvernement d'Alsace ne contient pas u mot de français. Dans les correspondances envoyées de Strasbourg, il n'y a plus de rue, plus de place qui conserve son nom français. Et cependant deux siècles et demi de possession française avaient rendu notre langue usuelle à Strasbourg, à Mulhouse, dans toutes les autres villes du pays. Une partie même de la population rurale avait été amenée de France en Alsace après la paix de Westphalie. La Prusse commencerait donc en Alsace la triste campagne de la Russie en Pologne. « Les Prussiens ont raison, disait le Times, et le premier moyen de regermaniser l'Alsace est de bannir la langue française comme un élément étranger et hostile. » Ainsi une violence conduirait à une autre, et l'oubli du droit à la persécution. Verrons-nous encore ce nouvel outrage

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