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sant Aristote, nous avertit qu'Antiphon avait aussi accordé grande attention à la théorie de ces développemens généraux ou lieuxcommuns dont Gorgias avait le premier pressenti l'importance et indiqué le rôle. Le peu que nous possédons des ouvrages d'Antiphon suffit pourtant à justifier l'assertion d'Aristote, à nous donner une idée de ce que notre orateur enseignait à ce sujet, des modèles qu'il offrait à ses élèves. Nous signalerons un développement sur « la sainteté des lois qui punissent le meurtre. » Il figure à la fois dans le discours sur le meurtre d'Hérode (S 14) et dans le discours sur un choreute (§ 2). Il en est de même de réflexions sur le caractère irrévocable d'une sentence capitale; vous les rencontrez, conçues à peu près dans des termes identiques, à la fin du premier de ces deux discours et au commencement du second.

Le plus important des plaidoyers conservés, c'est de beaucoup cette défense écrite pour Hélos, un Lesbien, à propos du meurtre d'Hérode; comme cela arrivait au temps de l'hégémonie athénienne, la cause était venue en appel devant le jury athénien. Quoique la vie même du défendeur soit en jeu dans le débat, il ne faut pas chercher là de pathétique et de passion. On a vu comment le goût athénien, surtout à cette époque, imposait à l'orateur l'obligation de ne paraître s'adresser qu'à la raison des juges; mais, avec ce qui peut nous sembler de la froideur, il y a dans ce discours une logique serrée, un rigoureux enchaînement de preuves, beaucoup d'habileté à prévoir et à déjouer d'avance toutes les attaques de l'adversaire, à ne laisser aucune allégation sans réponse. Rien n'est négligé pour concilier au plaideur la bienveillance des jurés. Le ton est d'une aisance et d'une simplicité parfaites; il faut y regarder de près, faire attention à la qualité et comme au grain de cette belle langue attique, pour se dire que ce ne peut être ainsi que parlerait, abandonné à lui-même, un homme du commun, un étranger. Il y a déjà là, avec moins d'abondance, de souplesse, de variété et de grâce, tous les mérites que nous aurons à faire ressortir chez Lysias et Démosthène, les deux plus éminens représentans de la pure tradition attique.

C'est d'après ce discours et d'après les fragmens conservés par Stobée que l'on peut juger surtout le style d'Antiphon. Il ressemble beaucoup à celui de Thucydide, avec la différence qu'il y a toujours entre le style d'un homme de génie et celui d'un homme de talent: l'un et l'autre, on le sent, ont subi l'influence de Gorgias.

Ce qui frappe tout d'abord, c'est la manière dont Antiphon et Thucydide assemblent leurs phrases. A cet égard, leur style tient le milieu entre celui d'Hérodote et celui d'Isocrate. Chez Hérodote, il n'y a point, à proprement parler, de phrases, mais des membres

de phrase qui se lient l'un à l'autre par des conjonctions copulatives ou disjonctives, comme et, puis alors, ensuite, mais; chacun des détails de l'idée forme un groupe de mots isolé, et semble avoir même valeur que ce qui le précède et ce qui le suit. Tout est, pour ainsi dire, au même plan et sur la même ligne. Les pensées ne sont pas rangées en ordre de bataille; mais, l'une après l'autre, à mesure qu'elles se présentent à l'esprit du conteur, elles viennent défiler devant le lecteur. C'est la conversation avec toute son aisance aimable et toutes ses grâces, comme aussi avec tout son laisseraller, avec sa courte haleine et ses pauses fréquentes, avec ses répétitions qui aident le causeur en lui donnant du temps. Chez Isocrate au contraire, on trouve la période savante, qui forme un ensemble de parties artistement agencées et équilibrées; la place de chacune de ces parties indique dès le premier moment si elle est principale ou accessoire, et on ne pourrait, sans troubler toute l'harmonie, l'enlever du lieu où l'auteur l'a mise, pas plus que dans un corps vivant on n'enlèverait un organe sans jeter le désordre dans toutes les fonctions. Chez Antiphon et Thucydide, les phrases sont déjà plus étendues, bien plus longues et plus pleines que celles d'Hérodote; mais chacune de ces phrases n'est encore qu'une accumulation d'idées qui se produisent saus qu'un art sûr de lui-même ait commencé par les subordonner les unes aux autres et par définir les limites de chaque groupe. Il arrive à tout instant, notamment chez Thucydide, dont l'esprit est beaucoup plus fécond, que de nouvelles pensées, qui semblaient avoir été oubliées, viennent tout d'un coup s'ajouter à lá phrase quand on la croyait finie, ou s'y insérer, par une sorte de parenthèse, là où il n'y avait point d'endroit réservé pour les recevoir. De là résulte tantôt un allongement qui rend le style traînant, tantôt une sorte de pléthore ou de congestion qui le rend embarrassé et obscur.

Mais, si ces écrivains ne savent pas encore subordonner l'accident à la loi, le secondaire au principal, ils savent déjà établir un rapport entre les idées, les coordonner au moyen de particules copuÎatives, adversatives ou disjonctives. Quand tous leurs plans ne sont pas dérangés, comme cela arrive souvent chez Thucydide, par l'intervention inopinée de pensées qui se jettent tout d'un coup à la traverse, la phrase observe une symétrie qui se présente sous deux formes préférées ou les idées se groupent sur deux lignes parallèles, ou elles s'opposent comme en deux fronts ennemis. Dans l'un et l'autre cas, il y a une exacte correspondance des deux phrases ou des deux parties de la phrase; à chaque côté est assigné le même nombre de mots, et, autant que possible, de mots qui sonnent à peu près de même à l'oreille. Cela rappelle la symétrie raide et le pa

TOME XCI.

1871.

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rallélisme de mouvemens qui règnent dans les ouvrages anciens de la sculpture grecque.

Si, de la manière dont les mots sont disposés, l'on passe au choix même de ces mots, on trouve encore cette même ressemblance entre Antiphon et Thucydide. Ce que l'un et l'autre recherchent par-dessus tout, c'est une exacte propriété dans le choix des termes. Obéissant aux leçons de Prodicos, qui avait le premier donné l'exemple de ces recherches et de cette insistance, ils font un visible effort pour distinguer nettement jusqu'aux expressions synonymes: ceci, chez Antiphon, va souvent jusqu'à l'exagération. Cette justesse et cette précision, voilà ce qui passe avant tout pour ces écrivains; aussi ne faut-il pas leur demander l'élégance et la richesse de l'âge suivant. C'est ce qui fait que les critiques de l'antiquité citent Antiphon et Thucydide comme les maîtres du style ancien ou sévère. Ce qu'il faut entendre par là, ce n'est point une rudesse et une âpreté que l'on chercherait vainement dans l'œuvre de ces esprits si cultivés et si polis. Ce qui fait la différence entre ce style d'Antiphon, le premier venu des orateurs athéniens, et celui de Démosthène, en qui l'art s'achève et se résume, c'est qu'il n'y a pas ici l'ampleur et les libres allures, les belles proportions de la période; c'est aussi qu'à côté de ce que les grammairiens appellent les figures de mots, on n'y rencontre pas les figures de pensée, le cri de l'indignation, la question ironique et railleuse, la répétition énergique et violente de la même idée reproduite sous plusieurs formes, la gradation qui frappe sur l'intelligence comme une suite de coups toujours de plus en plus forts. Non, rien ici ne trahit la passion. L'orateur va droit au but sans jamais courir, d'un pas ferme, égal, cadencé. Il est tout occupé de saisir et de mettre en lumière toutes les faces de la pensée, de trouver des mots qui en rendent les moindres nuances. Alors même que l'éloquence attique se sera échauffée et colorée, elle gardera pourtant toujours ce caractère qui frappe chez elle à ses débuts; plus que ne l'a jamais fait celle d'aucun autre peuple, elle prétendra ne parler ou ne paraître parler qu'à la raison.

Ce ferme propos de serrer près la pensée et d'égaler toujours le mot à l'idée, c'est ce qui, malgré l'absence de grâce, de poésie et de sentiment, rend si intéressans ces premiers maîtres de la prose attique. Chez eux bien mieux que chez des écrivains appartenant aux époques où la facilité acquise sait jouer le talent, on voit travailler l'intelligence, on suit ses mouvemens et ses démarches avec la même curiosité que l'œil d'un statuaire les muscles tendus d'un lutteur nu; on jouit de cette activité infatigable, de cette élasticité de l'esprit, du plaisir qu'il semble éprouver à comprendre les choses et à montrer, en les exprimant, qu'il les a comprises.

Il ne nous a été conservé de l'œuvre d'Antiphon qu'une faible partie, et il nous manque celui de tous ses discours qui avait donné à ses contemporains la plus haute idée de son mérite. C'en est assez cependant pour apprécier la netteté et la vigueur de cet esprit. Avec cette habitude des débats judiciaires, avec cet art de manier et d'ordonner les idées, avec la profonde connaissance qu'il avait de toutes les ressources et les finesses de la belle langue attique, un pareil homme, animé par les émotions d'une lutte où il s'agissait de son honneur et de sa vie, a pu, comme l'atteste Thucydide, avoir son jour de grande éloquence. Cette éloquence, on ne peut en trouver dans les plaidoyers qui nous sont parvenus qu'un lointain reflet; mais ils suffisent pour expliquer la place qui avait été assignée à Antiphon en tête de la liste des orateurs attiques, et la réputation qu'il avait laissée. Comme rhéteur, Antiphon, en abandonnant une portion du terrain qu'avaient cultivé les sophistes, sut faire porter au reste un meilleur fruit; il délaissa les argumentations philosophiques et les sujets de fantaisie pour appliquer aux débats judiciaires toute la sagacité de son esprit; il en créa la langue et en agrandit le cadre tout ensemble par les leçons qu'il donnait à ses élèves et par les exemples qu'il leur fournit en écrivant le premier des discours judiciaires. L'éloquence politique, dont Démosthène, moins d'un siècle plus tard, offrit les plus nobles modèles qui aient jamais été proposés à l'admiration des hommes, devait elle-même profiter de ces progrès : les luttes du barreau ont toujours été l'école où se sont formés les maîtres de la tribune. Comme moraliste, Antiphon est un des prédécesseurs de Platon et d'Aristote avec un goût plus sûr et plus sévère que Gorgias, il travailla comme lui à rendre la prose attique capable d'exprimer les idées générales, de résumer en termes à la fois vrais et vivans les jugemens que l'intelligence, d'année en année plus curieuse et plus éveillée, porterait sur l'homme et sur les choses. Enfin si, comme l'attestent à la fois la tradition de l'antiquité et la comparaison des styles, Antiphon a contribué à nous donner Thucydide, c'est là son plus bel ouvrage et son titre le plus glorieux.

GEORGE PERROT.

LE DROIT DES GENS

ET

LA GUERRE DE LA PRUSSE

Trois siècles de progrès avaient enfin accrédité en Europe un droit des gens dont elle s'enorgueillissait à juste titre, qui faisait l'honneur de l'ère moderne. Grâce à ce droit tutélaire, le cercle des hostilités de peuple à peuple devait être dorénavant borné aux nécessités de la conservation et de la défense, et le xvIIe siècle avait traduit cette règle générale en une science raisonnée et positive. Gustave-Adolphe, ce parfait modèle des princes de l'époque, ce grand capitaine enlevé prématurément à l'admiration publique et mort dans tout l'éclat d'une renommée sans tache, trouvait le loisir de feuilleter un livre célèbre qui avait paru de son temps, le Traité du droit de la guerre et de la paix, dont les pages savantes contenaient l'exposition de la théorie nouvelle, et frappaient vivement les esprits, souvent attristés alors par les violences de la guerre. L'auteur de ce livre avait essayé de faire entendre aux hommes que la guerre avait ses lois comme la paix, et qu'il n'était pas permis aux princes de légitimer des méfaits à la seule condition de rester le plus fort; il fondait le droit des gens, et le jeune vainqueur de Leipzig se faisait gloire d'y accommoder ses pratiques. Aujourd'hui le spectacle offert à l'Europe a été bien différent. Le ministre d'un prince chrétien n'a pas craint de proclamer qu'en temps de guerre la force primait le droit, et une armée est à nos portes qui semble chargée d'appuyer l'application de cette doctrine. Et en quel temps cette atteinte à la morale universelle s'est-elle produite? A la fin du XIXe siècle, qui a condamné pendant cinquante ans les actes contraires d'un autre âge, après les guerres de Crimée et d'Italie, où de grands peuples se sont honorés par l'adoucissement des effets désastreux de la guerre, — après le traité de 1856, où l'accord des puissances

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