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héros n'eût paru plus fait pour l'épopée que le vainqueur du Granique, d'Issus et d'Arbelles, la Grèce ne vit pas naître une seconde Iliade, mais ces extraordinaires aventures n'inspirèrent même pas un historien qui méritât ce titre; Alexandre n'eut que des historiographes. Dans toute cette littérature de journaux militaires et de mémoires qu'a compulsée et résumée Arrien, il n'y avait pas un ouvrage qui pût même rivaliser avec l'Anabase de Xénophon. Quant à ceux qui concurent de plus hautes ambitions, comme Clitarque, ils restèrent encore bien plus au-dessous de leur tâche, ils se mirent à l'école des rhéteurs, élèves d'Isocrate, tels que Éphore et Théopompe; ils ne surent tirer d'un si beau thème que des amplifications où manquaient la critique, la mesure et le goût. Toutes les œuvres de l'esprit, vers cette époque, portent la trace de ce même affaiblissement. Après Aristote, Théophraste, Epicure et Zénon, il n'y aura plus de philosophes, il n'y aura, pendant des siècles, que des professeurs de philosophie, ce qui est bien différent. La grande éloquence, elle n'a plus de place dans le monde macédonien, elle est morte avec la liberté. La poésie, malgré la réputation dont jouirent auprès de leurs contemporains les Apollonius, les Callimaque et les Philétas, elle n'existe plus que de nom; tous ces hommes ne sont que des érudits, gens d'esprit qui savent bien faire les hexamètres ou les ïambes. Seul, au milieu de tous ces versificateurs, Théocrite est un vrai poète : l'idylle, entre ses mains, possède une grâce et une couleur dont la vivacité et le charme n'ont jamais été égalés par aucun de ses imitateurs; mais lui non plus n'est pas exempt de quelque recherche, et là même où il approche le plus de la perfection, encore n'est-ce que dans un cadre étroit et dans de courtes pièces. L'idylle, ce petit tableau, comme le dit son nom même, ne peut, à elle seule, suffire à compenser ce qui manque à la littérature alexandrine du côté des genres supérieurs, l'épopée, l'ode et le drame.

Cette décadence du génie grec, on l'a parfois attribuée aux conquêtes mêmes d'Alexandre; on a dit qu'il avait vu diminuer sa force pour être sorti de chez lui, pour être entré en contact avec l'esprit étranger, pour avoir inondé l'Égypte, la Phénicie, l'Assyrie et la Perse. Tel un beau fleuve qui, après avoir roulé à grand bruit, entre de hautes berges, ses eaux limpides, arrive à des terrains plats où il peut se répandre en tout sens sur de vastes espaces; il perd alors en profondeur ce qu'il gagne en étendue; la poussière le trouble, le soleil l'échauffe, le courant devient lac ou marais. Il y a dans cette explication une part de vérité; mais là n'est pourtant point la cause principale de ce changement. A y bien regarder, cette fatigue du g nie grec se trahissait déjà par plus d'un grave symptôme avant qu'Alexandre n'eût ouvert à la Grèce les portes de l'Asie. La Grèce

avait subi la loi à laquelle sont soumis tous les êtres vivans, les peuples comme les individus : elle touchait à la vieillesse. Ses jours n'étaient point comptés avec un sage régime, elle pouvait vivre encore de longues années; mais elle n'avait plus cette jeune séve qui aspire à se répandre au dehors et à donner la vie, elle avait passé l'âge d'enfanter. Il y avait six ou sept siècles que la Grèce avait produit son premier chef-d'œuvre, l'épopée homérique; à partir de ce moment, ç'avait été une suite ininterrompue de merveilles; après l'épopée étaient venues la poésie didactique, l'ode et l'élégie, puis le drame athénien avec la riche diversité de ses formes, d'Eschyle à Euripide, d'Aristophane à Ménandre. Au moment où baissait le souffle poétique, la prose était née : on avait eu l'histoire, l'éloquence et la philosophie. Les arts plastiques, pour ne s'être développés qu'après les lettres, n'avaient pas été moins féconds: architectes, peintres et sculpteurs s'étaient montrés les dignes émules des poètes dont ils traduisaient les conceptions, et ce qui reste de leurs ouvrages n'a depuis lors cessé de faire l'admiration et le désespoir de la postérité. Chaque saison, on le voit, avait eu sa récolte. Le tronc puissant de ce grand arbre avait poussé en tout sens, l'une après l'autre, des branches vigoureuses qui, chacune à son tour, s'étaient couvertes de fleurs et de fruits; puis, peu à peu, tout en gardant un vert feuillage qui prouvait que la vie n'était pas éteinte au cœur du vieux chêne, elles étaient toutes devenues stériles. Plus tard, à la faveur de la paix romaine, il devait même y avoir une sorte de renaissance. Comme ces marronniers que l'on voit parfois, quand l'automne est beau, prendre le mois d'octobre pour le mois d'avril, et faire une seconde fois leur toilette de printemps, la Grèce devait avoir encore, sous les empereurs, sinon des poètes, sinon même des prosateurs qui égalassent les anciens maîtres, tout au moins des artistes distingués, des historiens intéressans, de profonds philosophes, d'éloquens orateurs; mais il lui fallait, avant ce regain de vitalité féconde, un repos de deux ou trois siècles.

Ce repos, dont la Grèce avait besoin, ne fut pas d'ailleurs l'inaction. L'imagination était lasse; elle se sentait incapable de plus rien créer de simple et de grand, et jamais pourtant l'esprit grec ne se donna plus de mouvement, ne fut plus actif et plus curieux. Ce fut Alexandrie qui, pendant toute cette période, grâce à sa situation et aux établissemens scientifiques dont la dotèrent les premiers Ptolémées, fut la vraie capitale intellectuelle de l'hellénisme; sans méconnaître les titres de Pergame, de Rhodes et d'Athènes, qui eurent aussi leurs bibliothèques et leurs chaires, nous nous conformerons donc à l'usage généralement reçu: Alexandrie résu

mera pour nous tout l'effort, tout le travail de la Grèce macédonienne.

La partie utile et vraiment féconde de cet effort, de ce travail, elle est tout entière dans ce que nous appelons aujourd'hui l'érudition et la critique. Arrivée au terme de son évolution, la race grecque, qui, depuis six siècles environ, n'a cessé de multiplier les œuvres originales, a l'idée de classer ses richesses. Comme l'industriel ou le négociant qui songe à la retraite, elle veut mettre ses comptes en ordre, faire ce que dans la langue commerciale on nomme son inventaire. Les ouvrages qui ont survécu au temps qui les vit naître sont d'inégale valeur : il s'agit de reconnaître ceux qui méritent le mieux d'être conservés et étudiés. Bien des livres ne portent pas le nom de leur véritable auteur, d'autres ont été altérés par des interpolations plus ou moins graves; enfin, même pour les chefs-d'œuvre, comme les poèmes d'Homère et les drames des trois grands tragiques, c'est à peine si tout récemment on a commencé à se préoccuper de les lire dans un texte exact et correct. Entre toutes ces recherches, les savans hommes qui se groupèrent autour du Musée d'Alexandrie n'avaient que l'embarras du choix; l'admirable collection de livres qu'y avait formée la munificence des Ptolémées facilitait singulièrement leurs études et leurs travaux. Quelques-uns de ces érudits, comme Zénodote, Aristophane de Byzance, Aristarque, furent surtout des éditeurs; on connaît leurs récensions d'Homère et de différens auteurs célèbres. D'autres, comme par exemple Callimaque, paraissent s'être occupés plutôt de dresser le bilan du passé, de déterminer les genres, de vider les questions d'authenticité, de signaler, parmi ces milliers d'auteurs dont on avait recueilli les ouvrages, ceux qui dans chaque genre étaient le plus dignes de servir de modèles. Le Musée était aussi une université en même temps qu'une bibliothèque et une académie : il y avait là des chaires de grammaire, de critique verbale, d'histoire littéraire. C'est pour répondre aux exigences de l'enseignement, pour guider les maîtres et les élèves, que Callimaque rédigea un livre qui n'est point arrivé jusqu'à nous, mais d'où proviennent une foule de renseignemens qu'on trouve épars chez les lexicographes et les scoliastes. On le rencontre cité tantôt sous ce titre : Tableau de toute espèce d'écrits, tantôt sous cet autre, qui n'est que le développement du premier : Tableaux de ceux qui ont brillé dans les lettres et des ouvrages qu'ils ont laissés.

C'est, à ce qu'il semble, la première histoire littéraire qu'ait vue paraître le monde ancien. Elle était distribuée en cent vingt livres, par ordre de matières. Chaque livre comprenait un genre ou plutôt une subdivision de tel ou tel genre. Au nom de chaque auteur s'a

joutaient des renseignemens chronologiques et biographiques avec l'indication des ouvrages authentiques, douteux ou apocryphes qui lui étaient attribués. C'était là, on le devine d'après le titre, plutôt un manuel destiné aux bibliothécaires, aux professeurs, aux étudians, qu'une composition semblable à nos cours de littérature, où l'on pût chercher quelque intérêt et quelque agrément. Tout ce que l'on pouvait demander à l'auteur, c'était la solidité de l'érudition et la sûreté de la critique. Quelle coufiance Callimaque méritait-il à cet égard? Il est difficile de répondre à cette question. Nous savons qu'Aristophane de Byzance, un des maîtres de la science alexandrine, avait écrit un livre où il discutait et réfutait beaucoup des assertions de Callimaque. Ce qui paraît probable, c'est que toutes les parties de ce vaste ensemble étaient bien loin d'avoir la même valeur; un seul homme n'aurait pu suffire à cette immense tâche. Poète lui-même, Callimaque avait étudié avec le plus grand soin les épiques, les hymnographes, les élégiaques, les lyriques, qu'il imitait avec un art ingénieux; il était moins compétent pour ce qui regardait l'éloquence attique. On a lieu de croire que c'est lui qui a rangé les discours dont se compose la collection des orateurs dans l'ordre et sous les rubriques où nous les trouvons dans nos manuscrits; or, pour ne parler que de Démosthène, la collection des discours qui portent son nom contient un certain nombre de pièces à propos desquelles le doute n'est point permis, qui ne peuvent évidemment pas lui appartenir. Callimaque, dans ce chapitre de son encyclopédie, aurait donc fait preuve de quelque insuffisance et de quelque légèreté.

Pour chaque genre, Callimaque, dont l'exemple fut suivi par ses successeurs, avait dressé la liste des auteurs qui l'avaient cultivé avec le plus de succès, qui étaient ce que nous appellerions les classiques. Ces listes portaient le titre, sous lequel on les apprenait par cœur dans les écoles, de canons ou règles. Il y eut le canon des poètes épiques, celui des lyriques, celui des orateurs. Il va de soi que l'arbitraire dut jouer un grand rôle dans la rédaction de ces listes; le désir d'atteindre ou de ne pas dépasser un certain chiffre, d'aider la mémoire et d'obtenir l'uniformité, dut ici faire admettre parmi les classiques tel auteur médiocre, et là au contraire exclure et exposer ainsi à l'oubli tel écrivain distingué. Le nombre dix revient souvent dans ces tables, qu'ont reproduites les grammairiens postérieurs. C'est celui qui nous est donné pour les orateurs attiques. Ils y sont ainsi rangés, par ordre chronologique : Antiphon, Andocide, Lysias, Isocrate, Isée, Eschine, Lycurgue, Démosthène, Hypéride et Dinarque. Nous nous proposons aujourd'hui d'étudier l'homme remarquable qui figure en tête de cette liste,

Antiphon c'est à la fois un type curieux d'aristocrate athénien et un écrivain d'une haute valeur, le maître et le modèle du plus grand historien de l'antiquité, de Thucydide.

I.

Antiphon, fils de Sophilos, était du bourg de Rhamnunte, situé sur la côte septentrionale de l'Attique, en face de l'Eubée, au milieu d'âpres montagnes. Ce canton sauvage et privé d'eau, avec sa plage qui n'a point de ports, avec les profonds ravins qui le coupent en tout sens, n'a jamais dû être très peuplé, ni posséder une ville florissante par l'agriculture ou le commerce maritime. C'était surtout comme centre religieux, comme domicile d'un culte antique et particulier, celui de la vieille déesse Némésis, c'était aussi comme position militaire sur cette pointe avancée d'où l'on surveille toute l'entrée de l'Euripe que Rhamnunte avait dû attirer l'attention des Athéniens. Toujours est-il que, dans le cours du ve siècle et du temps même où vivait Antiphon, on construisit là une acropole tout en marbre blanc, qui, par la perfection de l'appareil, est un des plus beaux modèles aujourd'hui conservés de l'architecture militaire des Grecs. Au-dessus de cette citadelle, qui domine le rivage, se dressaient deux temples, portés sur une terrasse qui, comme l'un de ces édifices religieux et comme la forteresse, est aussi construite en belles assises régulières de marbre. Des deux temples, le plus petit, bâti en pierre, doit, avec son appareil polygonal, être le plus ancien; on l'a cru parfois antérieur aux guerres médiques. Quant à l'autre, d'après les architectes qui l'ont étudié de près, il rappelle à certains égards le temple de Thésée; il appartiendrait donc, comme la terrasse qui le soutient, comme la citadelle qui en défendait les abords, à l'âge classique de l'art athénien, à l'époque de Cimo et de Périclès.

Aujourd'hui tout ce district est presque désert; seuls, quelques archéologues et quelques artistes affrontent ces gorges pierreuses et ces scabreux sentiers; on prend alors ce chemin pour aller de Marathon à Chalcis et revenir à Athènes par Décélie, entre le Pentélique et le Parnès. Ces monumens de Rhamnunte offrent des traits curieux qui les rendent intéressans pour le voyageur érudit; mais de plus les ruines mèmes et le site ont assez de beauté pour dédommager de leur peine ceux qui recherchent surtout le pittoresque. Je n'oublierai jamais les quelques heures que j'ai passées là, il y a déjà quelque temps, par une radieuse matinée d'avril. Pendant que nous examinions ce qui restait des anciens sanctuaires et de leurs défenses, notre guide songeait au déjeuner; il avait

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