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convenir tout d'abord qu'à un peuple non engagé encore dans l'âge chrétien et moderne. Le sentiment surabondant de la nature, auquel ces chants font un si constant et si familier appel, vient confirmer ce caractère. Il est clair que nous sommes en présence d'un monument imposant de poésie mythique, sincère écho des plus anciens souvenirs de toute une vaste nationalité. On ne doit pas non plus s'offenser à l'excès de ce qui se trouve d'incohérent et d'étrange dans les conceptions qui nous sont offertes. Il y a une principale cause pour que toute poésie primitive en général nous paraisse mériter ce reproche: c'est que bien souvent il s'agit de mythes dont nous avons aujourd'hui totalement perdu le sens; de pareils exemples sont communs dans le monde classique lui-même, où toutefois l'imagination se rencontre incomparablement plus vive, mieux réglée, plus plastique.

Ce n'est qu'après ce majestueux préambule qu'on voit commencer la série des épisodes qui seront la trame de l'épopée finlandaise. Il y a deux régions diverses et ennemies : le pays de Kaleva, patrie des héros et des dieux, et celui de Pohjola, demeure des trolls et des mauvais génies. Pohjola recèle cependant une merveille, une jeune fille, dont les héros ennemis brigueront la conquête. « Gloire de la terre, parure de l'onde, elle est assise sur la voûte de l'air, appuyée sur l'arc-en-ciel, resplendissante dans ses vêtemens blancs. Elle tisse un tissu d'or, un tissu d'argent, avec une navette d'or, avec un métier d'argent. » Wäinämöinen le premier tente l'expédition; mais plusieurs épreuves lui sont imposées : il doit fendre dans sa longueur un crin de cheval avec un couteau sans pointe, il doit ensuite construire un bateau magique. Pendant qu'avec sa hache il travaille à ce bateau, il lui arrive de se blesser au genou. Le sang coule; il a beau multiplier les incantations et réciter les runes de la science : il a oublié les paroles spéciales, c'està-dire les paroles révélatrices du fer, celles qui peuvent le maîtriser et guérir les blessures de l'acier bleu. Il va donc trouver un savant vieillard, auquel, pour lui raviver la mémoire, il raconte à nouveau les origines du fer, comment le fer, caché dans la vase humide des marais, a vu sa retraite mise à découvert quand le loup s'est élancé, "quand l'ours a piétiné. Le forgeron divin, Ilmarinen, a découvert le germe du fer, la semence de l'acier : il l'a pris dans sa forge; sous la puissance merveilleuse du feu, le fer s'est liquéfié comme une bouillie, s'est enflé comme une écume, s'est étendu comme une pâte de seigle, puis le forgeron a jeté un peu de cendre dans l'eau qui devait durcir le fer. Il a goûté cette eau avec sa langue, et il a dit: Cette eau ne saurait m'être utile pour former l'acier. Aussitôt Mehiläinen, c'est-à-dire l'abeille, s'est élevée du sein de la terre, l'aile bleue a surgi d'une touffe de gazon. Elle vole, elle se pose

près de l'atelier du forgeron. Ilmarinen lui dit : Mehiläinen, légère créature, apporte-moi du miel sur tes ailes, du miel sur ta langue, du miel extrait du suc de six fleurs, de sept tiges de gazon, pour l'acier qui doit être préparé, pour l'acier qui doit être durci. » Pendant ce temps, Herhiläinen, c'est-à-dire la guêpe, était là qui épiait à travers le toit d'écorce de bouleau l'acier qui devait être préparé, le fer qui devait être durci. Elle se glissa, en assourdissant son bourdonnement, jusqu'au vase destiné à tremper l'acier, à durcir le fer, et y répandit les matières fatales: le venin mortel du serpent, la sanie du ver, la bave brune de la fourmi, les sucs funèbres du crapaud.

Parmi les conditions imposées à Wäinämöinen était comprise encore la construction d'un instrument ou d'un objet symbolique destiné à jouer un grand rôle dans le poème, et qu'il faut considérer probablement comme une sorte de corne d'Amalthée ou de palladium répandant autour de soi toutes prospérités et toute richesse. « Peux-tu me forger un Sampo, un Sampo au couvercle splendide? peux-tu le forger avec les pointes des plumes d'un cygne, le lait d'une vache stérile, un petit grain d'orge, un flocon de la laine d'une brebis féconde? » Wäinämöinen n'était pas forgeron: il promit d'envoyer le second héros, Ilmarinen, le forgeron divin. A peine arrivé dans le pays de Pohjola, Ilmarinen s'acquitte avec succès et de la fabrication du merveilleux talisman et de trois autres entreprises que la reine de ces lieux lui impose labourer un champ rempli de vipères, museler les deux monstres du séjour des morts, capturer le grand poisson du fleuve infernal. La jeune fille l'a secouru dans ces travaux par ses utiles avis, elle l'accepte comme époux. Bientôt donc on procède à la célébration des noces, et le chant du Kalevala qui les raconte offre un morceau célèbre, souvent récité à part, aussi bien que le fragment sur les semailles et les strophes sur l'origine du fer que nous venons de citer. C'est de l'origine de la bière qu'il s'agit ici. « La bière est issue de l'orge, l'illustre boisson est née du houblon; mais elle ne serait pas venue au monde sans le concours de l'eau, sans celui de la flamme ardente. Le houblon a été planté tout petit dans la terre, la jeune plante a grandi, la verte tige s'est développée, elle a grimpé le long d'un arbrisseau et s'est élevée jusqu'à sa cime. L'orge a été semée, l'épi a germé merveilleusement, la plante a poussé d'une façon admirable au milieu du champ défriché par le feu. Après quelque temps, le houblon a murmuré du haut de l'arbrisseau, l'orge a soupiré au milieu du champ, l'eau a parlé du fond de la source, et ils ont dit : « Quand nous unira-t-on? quand serons-nous à côté l'un de l'autre? La vie solitaire est triste: il vaut bien mieux s'unir à deux, s'unir à trois. La fille prit six grains dans une

gerbe d'orge, sept boutons de houblon, huit pots d'eau, puis elle fit cuire son mélange durant tout un long jour d'été à la cime d'un promontoire nébuleux, à l'extrémité d'une ile ombragée. Elle en prépara plein un vase nouvellement fabriqué, plein une cuve en bois de bouleau. Ainsi elle brassa la bière, mais il lui manquait de quoi la faire mousser. Elle envoya donc l'écureuil chercher des pommes de pin; elle envoya Mehiläinen, l'agile abeille, recueillir le miel d'une fleur d'or qu'elle lui révéla. Les pommes de pin et le miel à peine jetés dans la cuve, la bière se mit à mousser, la fraîche boisson commença d'écumer. Elle s'enfla jusqu'aux bords en s'écriant: «Oh! s'il venait maintenant, mon buveur! s'il venait, celui que je dois nourrir, et s'il chantait gaîment quelque bonne chanson! Si l'on ne m'amène tout de suite un bon chanteur pour que j'entende ses chants joyeux, je briserai tous mes liens, je bouillonnerai de telle sorte que les parois de la tonne voleront en éclats! >> Cependant la possession du Sampo avait valu au pays de Pohjola richesse et prospérité. Les héros du pays de Kaleva résolurent donc de l'aller ravir. Ils s'adjoignirent pour compagnon Lemminkäinen,. qui avait, lui aussi, recherché, mais en vain, la main de la jeune fille. La lutte engagée contre le pays de Pohjola, dont la reine opposait inutilement sa magie et ses sortiléges, se termina par la destruction du Sampo, dont un seul fragment put être sauvé par ceux qui le possédaient naguère tout entier. De là vient, suivant le poème, la misère d'une partie des populations de l'extrême nord.

L'épisode final dont se compose le dernier chant du Kalevala, et qui semble seulement juxtaposé, est très évidemment d'inspiration chrétienne c'est l'histoire de l'enfantement d'une vierge, nommée Mariatta, au milieu d'une crèche, dans le dénûment et l'abandon. Elle élève parmi les mépris son nouveau-né; mais à peine a-t-il dépassé son second mois que l'enfant divin fait la leçon au vieux Wäinämöinen, et, après avoir été baptisé, il devient roi de la Carélie. Quant à Wäinämöinen, saisi de colère et de honte, il s'en va errant le long du rivage. Par la vertu de son dernier chant, il se crée un esquif. Il s'assied au gouvernail, se dirige vers la pleine mer, et disparaît parmi les horizons lointains... Mais il a laissé son kantele mélodieux à la Finlande, c'est-à-dire des runes sublimes aux fils de sa race, une joie éternelle à son peuple.

Telle est dans ses principaux traits l'épopée nationale dont la Finlande est si fière aujourd'hui, et avec raison, car nul témoignage plus durable ne saurait mieux démontrer l'originalité et la perpétuité d'une race intelligente. Nous avons omis plusieurs épisodes, par exemple le plus curieux de tous, celui qui raconte l'histoire du triste Kullervo, sur qui pèse une horrible fatalité; réduit à l'esclavage, il répand partout le malheur autour de lui, et finit,

comme OEdipe, par commettre involontairement un inceste, qu'il ne lui est pas permis d'expier ensuite par une mort volontaire. Notre analyse n'en aura pas moins suffi sans doute pour donner un aperçu du sujet et de la trame du poème, pour faire apprécier les allures et le mode familiers à ces chants populaires, et pour servir enfin de point de départ à ce que l'étude peut suggérer ici d'observations critiques.

III.

La première question à résoudre au sujet d'une œuvre comme le Kalevala a trait à son authenticité. Cette poésie est-elle nationale, ancienne, transmise jusqu'à nous, comme on le dit, par la seule tradition orale, ou bien ne serait-ce par hasard qu'une production artificielle et mensongère, œuvre de quelque imposteur? Posé en termes si généraux, le problème est fort simple. On a vu comment ces chants ont été recueillis depuis le xvIIIe siècle jusqu'à nos jours: les Finlandais avaient pu les entendre réciter par les chanteurs populaires avant de les lire fixés par l'écriture. C'était en des contrées finlandaises très éloignées et très diverses que les mêmes noms de héros ou de divinités étaient invoqués et leurs exploits célébrés en strophes d'une même mesure, d'un mème rhythme musical. Différens rapports, émanés d'hommes aussi respectés que Lönnrot et Castren, nous apprennent, comme on l'a vu, que les modernes rhapsodes affirmaient tenir ces chants de leurs pères, qui les tenaient eux-mêmes de leurs aïeux. Nul prodige ne doit nous étonner quant à l'incroyable constance de la tradition orale. On en a rappelé cent fois les merveilleux exemples nous n'en citerons qu'un, très précis, très concluant et très authentique. Il y a quelques années encore, et peut-être cela continue aujourd'hui, - les religieuses d'un certain couvent de Versailles ajoutaient chaque jour, en récitant à haute voix la prière, à la suite des mots sacramentels: libera nos a malo, ces autres paroles et a furore Normannorum. Ce n'était certes pas qu'elles crussent avoir rien à redouter de nos chers compatriotes du Havre ou de Rouen; mais elles répétaient sans y rien comprendre une imprécation d'il y a dix siècles contre les invasions scandinaves! Si un pareil fait de transmission orale a pu se perpétuer en France, dans le voisinage de Paris, jusqu'à la seconde moitié du XIXe siècle, à travers de tels foyers de circulation vive et lumineuse, on doit croire sans beaucoup de peine que d'anciens chants célébrant des héros et des dieux traditionnels aient pu durer pendant mille années chez des tribus presque constamment isolées du mouvement général. Les chants du Kalevala portent d'ail

leurs en eux-mêmes leurs preuves d'authenticité : les plus frappantes sont ce commerce intime et familier avec la nature et ce redoublement continuel d'expressions qui paraissent étrangères aux temps modernes. Maintenant, si nous admettons qu'à première vue et considéré dans son ensemble, le Kalevala paraisse évidemment authentique, cela ne veut pas dire que chacun des chants transmis n'ait pu subir des transformations ou des modifications même récentes; les variantes qu'on en a recueillies ne permettent guère d'en douter. Il faudrait, pour que la démonstration d'authenticité fût complète à l'égard de toutes les parties, pouvoir déterminer par qui et dans quel temps ces poésies ont été composées. Par qui? Il est inutile même de le demander, si nous sommes, comme c'est le cas, en présence de poésies vraiment nationales et populaires, issues d'époques primitives, c'est-à-dire ayant leurs racines dans la conscience des peuples et devant rester anonymes. En quel temps? Comment arriverait-on à le préciser? Tout ce que nous pouvons reconnaître, c'est que nous avons là, sauf quelques additions ultérieures, un legs de l'époque païenne, qui s'est prolongée pour les Finlandais tout au moins jusqu'au xIe siècle. Certaines adjonctions chrétiennes sont trop aisément visibles.

Le temps n'est probablement pas venu d'ailleurs d'appliquer au Kalevala les procédés d'une critique vraiment scientifique. Si les chants qui le composent nous étaient arrivés par des manuscrits plus ou moins anciens, nous aurions recours aux moyens ordinaires. Cherchant d'abord à établir la généalogie de ces manuscrits, nous parviendrions à savoir lesquels seraient les plus voisins du texte primitif. Une série de tels monumens nous eût permis, suivant les dates, de suivre le progrès de la tradition. On ne peut s'empêcher tout au moins de regretter que M. Lönnrot ne nous ait pas fait connaître ces poésies sans rien changer à la forme sous laquelle il les recueillait. Mac Pherson a causé un grand dommage à sa propre réputation et à la postérité, s'il est vrai qu'il ait détruit les manuscrits gaëliques d'Ossian, dont il se faisait le très imparfait traducteur. M. Lönnrot n'a pas eu à traduire, cela est vrai, il n'a voulu être que transcripteur fidèle; cela n'empêche pas qu'il a rempli le rôle difficile de diascévaste, sans nous mettre à même d'apprécier la manière dont il s'en acquittait. Ce furent les diascévastes, chez les anciens Grecs, qui se chargèrent de mettre en ordre les poésies homériques, de choisir parmi les variantes, d'instituer des divisions, de disposer des séries. Comment éviter en une fonction si délicate tout soupçon d'arbitraire? qui a inventé le titre sous lequel nous apparaît aujourd'hui l'épopée finnoise? qui a divisé cette épopée en un certain nombre de chants, vingt d'abord, cinquante ensuite? qui a disposé les matières selon un plan qui

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