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GOETHE

ET

LE SIEGE DE MAYENCE

Un peuple paraît toujours suspect lorsqu'il parle de ses souffrances ou de son courage. Ses voisins le soupçonnent volontiers, en l'entendant s'admirer lui-même, de céder, comme les particuliers, à ce penchant général de la nature humaine qui nous pousse à exagérer notre mérite en grossissant nos épreuves; mais si l'éloge vient de l'étranger et surtout d'un ennemi, ce témoignage prend aussitôt dans une bouche impartiale une autorité très supérieure aux complaisances intéressées ou aux illusions naïves du patriotisme. L'histoire de France la plus flatteuse pour nous serait celle où l'on prendrait soin de recueillir tout le bien qui s'est dit de notre pays hors de nos frontières, pendant que quelque redoutable crise ébranlait notre existence nationale. La justice qu'on nous rend alors nous honore d'autant plus qu'il ne s'y mêle aucun désir de nous être agréable, et que c'est la vérité seule qui force nos voisins ou nos adversaires à reconnaître nos qualités. Quand un Allemand, entré sur notre territoire avec l'armée d'invasion, pendant la campagne de 1792, parle de l'énergie de notre résistance, de la fière attitude de nos soldats, de ce que souffrent nos paysans, de ce que la population civile garde de dignité et montre de courage au milieu des épreuves inattendues de la guerre, personne ne l'accusera de vouloir nous flatter, de travailler à notre gloire aux dépens de celle de son pays. On sent que, s'il écrit ainsi, il ne le fait que pour obéir aux scrupules de sa conscience, au besoin d'impartialité et de justice que l'acharnement de la lutte n'étouffe pas dans les âmes généreuses. Ce simple témoignage, arraché à un esprit sincère par

l'évidence des faits, en dit plus en notre faveur que tous les éloges patriotiques que nous pourrions nous décerner à nous-mêmes.

C'est ce qui donne tant de prix à la relation que Goethe nous a laissée de la campagne de France (1). Peu de chapitres de notre histoire ont été écrits dans de meilleures conditions de sincérité. La qualité d'Allemand et de volontaire au service de la Prusse défend l'auteur contre le soupçon de nous être trop favorable, en même temps que sa véracité bien connue nous assure de l'exactitude de ses récits, et que son estime pour nous, jointe à son équité naturelle, l'empêche de partager les préjugés nationaux de ses compatriotes. En racontant fidèlement ce qu'il a vu, il ne se fait le flatteur d'aucune passion populaire, le complice d'aucune haine aveugle; il entend ne servir d'autre cause que celle de la vérité, il n'écrit pas pour satisfaire l'opinion des Allemands, fort divisés du reste, et dont une partie fait des vœux contre l'armée du duc de Brunswick, mais avec la pensée plus haute de les éclairer sur le véritable état de la France, de leur apprendre les véritables causes de l'échec de la coalition. On reconnaîtra la même indépendance de jugement, la même élévation de vues dans le récit du siége de Mayence, auquel il assista l'année suivante, où il allait rejoindre, comme il l'avait fait en France, le régiment au service de Prusse commandé par le duc de Weimar. On y retrouvera également l'exemple instructif de l'énergie que déployaient alors nos armées. Il ne sera peut-être pas inutile à notre génération de reporter les yeux vers de tels spectacles, de se rappeler quelle opinion les premiers soldats de la république inspiraient de leur audace et de leur patriotisme aux ennemis de la France.

I.

Les choses étaient bien changées depuis le jour où le duc de Brunswick, précédé de son insolent manifeste, mettait le pied sur le territoire français à la tête des 80,000 hommes de la coalition. Quelques heures de combat et quelques jours de mauvais temps avaient suffi pour réduire à l'impuissance cette belle armée, ces généraux qui se croyaient invincibles et qui se préparaient à une marche triomphale vers Paris. Après la bataille de Valmy, il ne leur restait plus d'autre ressource que de battre en retraite péniblement sur des routes défoncées et d'aller se reformer derrière le Rhin. Le même désastre qui leur arrachait leurs rapides conquêtes de la Lorraine et de la Champagne déplaçait le champ de bataille, et reportait la guerre en pleine Allemagne en les forçant à défendre leur

(1) Voyez la Revue du 1er janvier.

propre pays au lieu d'attaquer le nôtre. Dès le 30 septembre 1792, pendant qu'ils reprenaient lentement la route de Coblentz, une pointe hardie de Custine menaçait leurs derrières mal gardés, et jetait une armée française à Spire, puis à Worms, dans la direction de Mayence. Cette place forte elle-même, qui assurait seule leur ligne de retraite et où dans leur imprudente confiance ils n'avaient laissé qu'une faible garnison, tombait entre nos mains le 21 octobre, grâce à la connivence d'une partie de la population. Ce n'étaient pas seulement nos armes qui pénétraient en Allemagne, nos idées y pénétraient avec nos soldats et y commençaient la propagande révolutionnaire. Tandis que le manifeste royaliste du duc de Brunswick n'avait excité en France qu'un sentiment de colère et de dégoût, l'appel qu'adressait le peuple français aux peuples étrangers, en invoquant les principes méconnus de la liberté et de l'égalité humaines, nous créait des alliés et des amis sur les bords du Rhin, dans la classe moyenne, parmi les jeunes gens, partout où l'on souffrait de l'inégalité des conditions, où des esprits ardens* accueillaient avec enthousiasme la prochaine espérance d'une régénération sociale. Si Custine avait su profiter de cette disposition des esprits et des faciles succès qu'il venait de remporter, si Dumouriez, gardant avec lui Kellermann, avait poursuivi les Prussiens sans leur laisser de repos jusqu'au-delà de notre frontière, pour descendre ensuite le long du Rhin et prendre à revers l'armée ennemie qui opérait contre nous dans les Pays-Bas, une seule campagne eût anéanti toutes les forces de la coalition et porté les limites de la France jusqu'à la rive gauche du fleuve, de Strasbourg à Dusseldorf. Malheureusement nos généraux opérèrent isolément, sans concert préalable, et la négligence des uns, l'incapacité des autres, permirent aux coalisés de reprendre l'offensive dès les premiers jours du printemps de 1793. Mayence, il est vrai, demeurait en notre pouvoir, mais comme une sentinelle avancée et compromise, exposée aux coups les plus dangereux de l'ennemi. Custine, si heureux l'année précédente, ne réussit ni à prévenir l'investissement de la place, ni à la secourir. Beauharnais, son successeur, ne se montra ni plus habile ni plus entreprenant. On laissa le roi de Prusse et les Autrichiens franchir le Rhin sans obstacle et enfermer dans Mayence 20,000 Français qui allaient s'y couvrir de gloire sous le commandement de Kléber, d'Aubert - Dubayet, de l'ingénieur Meunier, et sous l'énergique direction des deux représentans du peuple Rewbell et Merlin de Thionville.

Le 14 avril 1793, l'investissement de la ville fut complet malgré les efforts que, le 11 du même mois, les assiégés avaient faits pour enfoncer les lignes ennemies sur la rive droite du Rhin. On connaît la forte position de Mayence, qui s'étend en demi-cercle sur la rive

gauche du fleuve: à l'est, le fleuve lui-même la couvre, et au-delà du pont de bateaux le faubourg fortifié de Cassel la défend contre toute attaque venant de ce côté. Au nord, à l'ouest et au sud, depuis le ruisseau de Zalbach jusqu'à Weissenau, des fossés, une double enceinte, des forts, une citadelle, en rendent les approches très difficiles. Ces fortifications, qui ont été très augmentées depuis, pendant l'occupation française au commencement de ce siècle, auxquelles Napoléon fit travailler jusqu'en 1812, et dont lui-même surveilla plus d'une fois les travaux, constituaient déjà en 1793 une ligne de défense formidable. C'est cependant cette citadelle, rendue plus forte encore par les nouveaux ouvrages qu'y ont élevés les Allemands depuis 1815, pourvue d'un matériel de guerre considérable, que nous nous flattions d'emporter au commencement de la campagne de 1870, si nous avions réussi à pénétrer sur le territoire prussien. Voilà l'entreprise qu'on réservait à nos 200,000 soldats éparpillés sur la frontière, en leur demandant par-dessus le marché d'écraser 1 million d'Allemands. On verra par l'histoire du siége quelles difficultés attendaient notre armée dans le cas où elle aurait pénétré jusqu'au Rhin. En investissant la place, les assiégeans s'étaient partagé les rôles. Sur la rive droite, 10,000 Hessois, commandés par le général Schoenfeld, entouraient le faubourg de Cassel; sur la rive opposée, où sont accumulés les grands obstacles, un corps d'armée autrichien formait l'aile droite de l'attaque, tandis que les Prussiens occupaient le centre et la gauche. Le quartiergénéral du roi de Prusse, installé d'abord à Bodenheim, fut établi plus tard à Marienborn, position centrale et d'une grande importance. Pendant ce temps, deux autres armées, sous les ordres de Wurmser et du duc de Brunswick, tenaient la campagne pour surveiller les Vosges, pour barrer le chemin aux troupes de secours qui tenteraient de débloquer Mayence. La première période du siége fut marquée, du côté des Français, par une série de combats acharnés que Meunier dirigea contre les îles de l'embouchure du Mein, où il voulait empêcher les batteries ennemies de s'établir. Mayence n'est en effet défendue du côté du fleuve, même aujourd'hui, que par une simple muraille en briques percée de meurtrières et d'embrasures. L'assiégeant qui parviendrait à s'emparer de l'embouchure du Mein, au sud de Cassel, sur la rive droite, couvrirait la ville de feux, sans rsncontrer de ce côté de grands obstacles. L'intrépide Meunier recommença plusieurs fois ses attaques contre les points dangereux, les prit, les perdit, et, dans un de ces engagemens, reçut au genou une blessure grave à laquelle il succomba quelques jours après. Blessé, il ne se consolait pas de ne pouvoir continuer cette guerre de surprises et d'escarmouches perpétuelles qui lui paraissait la véritable tactique de l'assiégé, par laquelle il

espérait déconcerter, décourager peut-être les assiégeans. Toute la garnison assista aux funérailles de Meunier; le roi de Prusse ordonna de suspendre le feu pendant qu'on lui rendait les derniers honneurs, et le fit saluer d'une salve d'artillerie. Telle était l'estime qu'inspiraient déjà aux ennemis de la France les soldats de notre jeune république.

⚫ Goethe arriva au camp prussien le 27 mai, quatre jours avant le combat dans lequel Meunier allait trouver la mort. Il rejoignait là ses anciens camarades du régiment de Weimar, les officiers avec lesquels il avait partagé et supporté les souffrances de la retraite l'année précédente. Il leur paraissait doux d'échanger à l'abri et en sûreté les souvenirs d'une expédition où chacun d'eux aurait pu laisser sa vie. Par une belle saison, sous de bonnes tentes, ils se rappelaient avec le contentement que l'homme éprouve au sortir d'un désastre les angoisses par lesquelles ils avaient passé ; le vin de Champagne, qu'il leur avait été interdit de goûter dans le pays même, mais dont on avait fait provision pour le siége, égayait leurs souvenirs, et lorsque la conversation devenait plus grave, chacun rendait hommage à la perspicacité avec laquelle le poète avait jugé les événemens le soir de la bataille de Valmy en annonçant qu'une nouvelle ère historique daterait de cette journée mémorable; mais bientôt l'image de la guerre allait apparaître là aussi aux yeux de Goethe dans sa sanglante réalité. Animés par l'activité héroïque de Merlin de Thionville, qui en costume militaire prenait sa part de toutes les sorties, les assiégés n'étaient pas d'humeur à laisser beaucoup de repos aux assiégeans. Dans la nuit du 30 au 31 mai, pendant que Meunier préparait son attaque contre une des îles du Mein, 6,000 hommes, guidés par un paysan d'Oberulm, traversaient les retranchemens ennemis et pénétraient jusqu'au quartiergénéral du prince Louis-Ferdinand de Prusse. Goethe, qui campait à Marienborn, fut réveillé par le bruit de la fusillade, courut à cheval vers la tente du duc de Weimar, d'où les domestiques se préparaient à emporter déjà les bagages. Vers le point du jour, les Français se retirèrent après une lutte acharnée, et le soleil levant éclaira le champ de bataille. « Je vis, dit Goethe, étendues les unes à côté des autres les victimes de la nuit. Nos cuirassiers gigantesques, parfaitement vêtus, contrastaient avec les sans-culottes à la taille de nains et en haillons; la mort les avait indistinctement moissonnés. » Ce court tableau peint les deux armées. Les Allemands avaient tout pour eux, la supériorité de l'équipement, la haute stature des troupes d'élite, l'expérience de la guerre, la solidité des vieux soldats; les volontaires de la révolution, hier encore ouvriers des faubourgs de Paris ou paysans de nos plus pauvres villages, défenseurs improvisés de la cause nationale, mal vêtus,

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