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qu'il n'absorbe pas le sentiment de la patrie. Or c'était là que tendaient, à leur insu ou non, plusieurs des esprits dévoués à la propagande de cette idée. Il s'était créé une sorte de sentimentalisme humanitaire qui n'était ni sans exagération ni sans péril. Il s'exprimait, dans les hautes régions de l'esprit, par une philosophie fort élevée assurément, par des raisonnemens excellens sur le principe et la fin commune de l'humanité, sur la solidarité sacrée qui relie les hommes dans la même œuvre de civilisation et de progrès, dans les mêmes aspirations vers la justice et la science. Dans les régions moins élevées, ce sentiment se compliquait de revendications communes, disait-on, aux classes laborieuses, et qui les unissaient, par-dessus les frontières des différens pays, dans le vague espoir et les programmes plus vagues encore d'une liquidation du capital cosmopolite et de l'affranchissement du travail. — Des deux côtés, d'une part avec l'utopie généreuse de la paix et de la concorde, d'autre part avec la chimère plus dangereuse d'une dernière révolution à faire, la révolution sociale, on battait en brèche les remparts de la patrie. On chantait dans les livres, dans les conférences et dans les rues la Marseillaise de la paix, on s'enivrait de ce refrain sublime: «lés peuples sont pour nous des frères ! »> Nous l'avons vue à l'œuvre, cette fraternité des peuples! Quand elle n'est pas réciproque et garantie, elle n'est rien autre chose qu'une mystification sinistre. Nous l'avons yue, cette fraternité, armée jusqu'aux dents, piller, saccager les pays envahis, renouveler sous nos yeux les violences invraisemblables des plus tristes siècles de l'histoire. Les États-Unis d'Europe! à merveille, quand il n'y aura plus de rois ou d'empereurs pour jeter des millions de vies humaines en proie à leurs ambitions puériles ou à leurs calculs féroces, quand il n'y aura plus des nations de proie qui se disent nées pour la domination universelle, ni des chanceliers pour le leur persuader, ni enfin d'odieuses passions pour diviser les peuples à défaut de ministres et de souverains! C'était l'utopie favorite de l'opposition dans les dernières chambres. On réclamait théoriquement le désarmement universel, et dans le fait on préparait de toutes ses forces celui de la France. Combien mieux avisé se montrait M. Thiers en refusant de s'associer au platonisme sentimental de ses collègues de la gauche! Avec quelle ténacité clairvoyante il pressentait, il traçait d'avance les éventualités formidables de l'avenir! Le regard fixé sur les mouvemens des nations belliqueuses, il voulait que la France restât armée, encore qu'il se défiât de la main qui tenait l'épée de la France. Il ne cessait pas de marquer en traits énergiques et pressans le rôle de notre pays, qui était d'empêcher la force de faire la loi en Europe, d'imposer la justice envers les faibles, la loyauté des sermens, le respect des traités. On a vu par un récent

exemple ce qui arrive dès que cette magistrature de la France s'interrompt ou abdique momentanément. C'est à qui mettra le plus vite à profit cette interruption de la justice active. On en prend à l'aise avec les faibles, soit avec la Turquie, soit avec la Hollande. On dénonce les traités qui gênent, on s'affranchit de la parole donnée et des signatures échangées par quelque grossier subterfuge appuyé par beaucoup de canons. Avec de pareilles mœurs et de tels instincts dans les nations les plus civilisées du monde, à quel siècle lointain ne faut-il pas ajourner ces nobles rêves de fraternité universelle!

La philosophie humanitaire condamne le patriotisme en disant que c'est un sentiment étroit, fait de haine plus que d'amour, et que la haine est stérile et va au néant. Il n'est pas juste de dire qu'il entre de la haine dans l'essence du patriotisme. Cet amour implique une préférence passionnée, une subordination de sentimens, non une opposition nécessaire. La haine n'arrive qu'à l'instant où l'amour offensé se révolte contre l'injure et la violence. En ce cas, comme dans tous les autres, elle n'est que le contre-coup de l'amour irrité. — Travaillons de toutes nos forces à préparer l'ère de la fraternité universelle; mais travaillons-y d'abord en faisant régner la justice sur la terre. Pour cela, exterminons la violence et le crime, déshonorons-les devant l'histoire, ne craignons pas de les détester et de les combattre par tous les moyens sous les noms divers des puissances qui les représentent. - Et puis, ne l'oublions pas, l'humanité est si vaste que le sentiment qu'elle nous inspire risque de se perdre dans sa vague immensité. Habituons-nous à l'aimer à travers cette humanité particulière dont nous faisons intimement partie, à laquelle nous tenons par les racines de notre passé, par toutes les fibres de notre cœur. Ce sera l'initiation naturelle à un ordre plus large de sentimens et de devoirs, si nous avons d'abord bien connu et pratiqué les sentimens précis que la patrie nous inspire et les devoirs positifs qu'elle nous impose. Quand nous nous serons accoutumés à aimer notre patrie dans la justice et dans la paix, il nous sera plus aisé de passer de cette sphère restreinte à la sphère agrandie de l'humanité. Cette méthode est plus sûre que celle qui procéderait dans l'ordre inverse, et s'irait perdre dans d'inutiles et dangereuses rêveries.

C'étaient d'autres rêveries de ce genre qui nous empêchaient de voir clair dans les intérêts et les droits de la France, au cours des intrigues diplomatiques ou des aventures armées de ces derniers temps. Une des idées fausses qui ont fait le plus tort au sentiment de la patrie, c'est le principe mal compris, indiscrètement appliqué, sur lequel on édifiait la théorie toute nouvelle des nationalités. On n'a pas oublié l'étrange et funeste faveur que cette théorie a ren

contrée auprès des esprits les plus divers de tendance et d'origine, assurément au grand détriment de la France. Cette idée, tout abstraite, nous désintéressait insensiblement d'une cause très évidente et très claire, celle de la patrie, sacrifiée dans sa sécurité à des bouleversemens politiques d'une utilité et d'une moralité douteuses. Sous le prétexte mal à propos invoqué de droits naturels et de justice imprescriptible, on livrait aux railleries cette vieille politique de l'équilibre européen, la politique de Henri IV et de Richelieu, qui se connaissaient bien pourtant en matière de patriotisme. Des esprits distingués eux-mêmes, séduits par cette chimère, partaient pour la croisade, la plume à la main. Nous devenions les don Quichottes des nationalités souffrantes. Seulement on n'avait jamais pu s'entendre sur le principe; encore aujourd'hui l'incertitude reste la même. Où commence, où finit la nationalité? A quelles limites doit expirer ce prodigieux principe, susceptible d'une extension menaçante à laquelle il importe de marquer un terme? Quel est l'élément constitutif de la nationalité? Est-ce la race, la langue, la littérature, la religion? Est-ce un seul de ces élémens, ou bien en faut-il plusieurs? faut-il même qu'ils soient tous réunis pour former cette chose rare? Personne encore n'a pu le dire clairement; mais voyez quel abus on a fait de ce principe, quel abus on en peut faire pour légitimer toutes les usurpations, toutes les violences! A l'aide de ce principe, vous avez, il est vrai, fondé l'unité italienne, et j'y applaudis volontiers, si l'avenir montre que ce n'était pas là une unité factice, obtenue à l'aide de circonstances et de passións momentanées, et que de ces élémens divers, Naples, Rome, Turin, il puisse sortir une nation homogène, un état durable. Si cet espoir se réalise, c'est une preuve que le principe agit au hasard, faisant le bien comme le mal, organisant ici des unités naturelles qui se seraient fort bien organisées sans lui, là des unités factices et instables, le tout aveuglément et sans savoir ce qu'il fait. Prenez garde cependant. Si la nationalité constitue le droit à l'unité, à quel titre vous opposerez-vous à l'unité slave? Voilà du coup une des plus grosses questions soulevées, un des plus formidables périls. de l'avenir bien légèrement provoqué par vous. Voulez-vous avoir sur les bras 84 millions de Slaves rassemblés sous la forte discipline et dans la puissante unité de la Russie? Poussez le principe à bout. S'il est juste, comment prétendrez-vous retenir une seule de ses conséquences? L'unité germanique élève aussitôt ses préten tions. On les connaît; mais, si elle a le droit historique pour elle, pourquoi vous opposer à la force dont son droit est armé? Et voici les provinces baltiques menacées dans l'avenir, l'Alsace et la Lorraine dans le présent, le Luxembourg pris en attendant le tour de

la Hollande. Qu'avez-vous à dire? Le principe des nationalités a prononcé contre vous.

En face de ces confusions d'idées spécieuses, de faux principes et de droits mensongers, plaçons l'idée de la patrie. Comme cette idée est claire, comme le sentiment qu'elle éveille est précis et profond! Et cependant la difficulté est tout autre pour un grand pays moderne de se définir lui-même qu'elle n'était pour ces patries antiques qui se confondaient avec la cité, qui avaient un corps mesurable, des frontières visibles, un horizon limité, embrassé du regard par le citoyen, comme Athènes ou Rome. Malgré cette difficulté, qui de nous ne conçoit et ne sent ce que c'est que la patrie? La race est un élément secondaire. Il y a plusieurs races en France, des Gaulois, des Romains, des barbares, des Allemands. La langue n'est pas davantage l'élément essentiel. Le Breton, qui parle comme parlaient ses ancêtres les Celtes, s'estime Français au même titre que l'Alsacien, qui parle allemand. La religion n'est pas non plus le trait dominant. A l'heure où nous sommes, qui pourrait dire chez qui le patriotisme est le plus vif, chez les catholiques ou les protestans? laquelle des deux religions a le plus souffert des malheurs du pays? Qui pourrait mesurer ces douleurs? L'unité de l'état, accomplie dans un certain organisme d'institutions, donne bien certainement un corps, une réalité solide à l'idée de la patrie. Cela ne suffit pas cependant. Voyez la Pologne réfractaire à toutes les tentatives d'assimilation de la Russie, et après un siècle d'histoire en commun, imposée par la force, refusant encore comme au premier jour d'entrer dans l'organisme préparé pour la recevoir. C'est qu'à tout cela il manque quelque chose, la flamme qui seule peut fondre tous ces élémens réfractaires dans l'indissoluble unité. L'amour, voilà le vrai principe; l'amour, c'est-à-dire l'unité acceptée, voulue, consacrée par des souffrances communes et des dévoûmens réciproques, l'unité cimentée par le sang et les larmes des générations, voilà la patrie. Elle n'est pas ailleurs. Ainsi se fonde l'intime solidarité des familles placées sur le même territoire; ainsi se réalise, par un sentiment d'une énergie que rien ne peut abattre, cette âme collective, formée par toutes les âmes d'un pays, et qui, plus heureuse que le territoire lui-même, échappe aux prises de la force et défie la conquête:

II.

Nous avons montré sous quelles influences le patriotisme s'était énervé dans ces dernières années. Il n'est pas nécessaire, au moment où la France porte au sein la blessure de l'invasion, à l'heure même où des quartiers de Paris s'abîment sous les bombes, de montrer comment a disparu cette mortelle langueur, comment la

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patrie, qui ne représentait plus pour beaucoup qu'une sorte de raison sociale, pour d'autres qu'un préjugé suranné, pour quelquesuns enfin qu'un vague souvenir ou une pâle abstraction, est devenue tout d'un coup une réalité sublime, digne de toute notre piété et de tous nos sacrifices, pour qui le dévoùment absolu de chacun n'est que le simple devoir. C'est le miracle de la force brutale de provoquer l'explosion des forces morales qu'elle méprise, et de susciter l'instrument de son châtiment. A coup sûr, quand il forgeait les foudres de la justice divine dans l'atelier de M. Krüpp, le bon roi Guillaume n'avait pas pensé qu'il allait réveiller l'âme à demi éteinte de la France, et qu'une fois éveillée, cette âme, au service du droit, deviendrait invincible. Si ce réveil avait eu lieu plus tôt, si la France avait pu se mettre d'accord avec l'Angleterre il y a six ans, elle eût empêché l'attentat commis sur le Danemark, ce crime révélateur par lequel s'essayait la politique de la Prusse. Cette fois au moins la France aurait déclaré, on nous l'accordera, la plus juste des guerres. Elle eût été, aux yeux de l'Europe et de l'histoire, le soldat désintéressé du droit, et aujourd'hui le canon prussien ne déshonorerait pas nos remparts. Touchante solidarité que crée la justice entre les peuples modernes! le Danemark protégé contre l'injure, c'était la France épargnée, l'Europe garantie pour un demi-siècle contre les attentats, le monde en paix. Et voilà comment s'expie non-seulement le mal que l'on fait, mais celui qu'on n'a pas empêché.

Si tardif qu'il soit, ce grand phénomène moral s'est accompli : la France, sous le coup terrible dont elle a manqué être foudroyée, s'est ressaisie tout entière dans la conscience de sa vivante unité. Elle a senti ce que c'était qu'un compatriote en subissant l'injure de l'étranger. Tous les vains rêves et les systèmes se sont évanouis devant la raison publique, en face de la réalité. Je fais aux penseurs transcendans et à nos grands critiques l'honneur de croire qu'ils ont ressenti je ne sais quel trouble nouveau dans la paix divine de leurs idées. Quant aux philosophes humanitaires, ils avouent qu'il faut bien ajourner de quelques années l'ouverture des ÉtatsUnis d'Europe, de peur qu'il ne prenne fantaisie au terrible chancelier du nord de présider la séance. Les intérêts eux-mêmes ont compris le tort qu'ils se faisaient en s'isolant dans leur indifférence. D'ailleurs, il faut bien le dire à la gloire de notre race, l'égoïsme n'est jamais chez nous qu'à la surface. Il y a dans notre fait bien plus de légèreté que de corruption: vienne une circonstance grave, une crise, on est émerveillé de voir comme ces frivolités ou ces scepticismes de parade disparaissent et se fondent sous les souffles meilleurs qui viennent d'en haut pour laisser voir le fond du cœur, qui est bon, et l'instinct, qui est droit. Cet épicurien, ce sceptique

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