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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

31 décembre 1870.

Nous pouvons l'ensevelir en silence, nous ne l'oublierons plus, cette année sinistre que rien n'effacera désormais de l'histoire, qui restera éternellement l'année de la plus terrible guerre, d'une invasion implacable, du siége de Paris, de l'effondrement d'un empire, et aussi du réveil, de la régénération virile de la France sous le coup des malheurs les plus éclatans, les plus imprévus. Aux premières heures de 1870, qui aurait pu entrevoir un tel avenir? qui aurait pu imaginer qu'elle finirait ainsi, cette année que nous avons vue commencer au milieu de nos manéges intérieurs de révolutions pacifiques et de résurrections parlementaires?

En ce temps-là, la grande affaire, c'était le ministère du 2 janvier, le programme libéral du 2 janvier, l'alliance du centre droit et du centre gauche, et bien d'autres choses encore! Il n'y a que quelques mois de tout cela, et on dirait qu'il y a des siècles, tant cette histoire tourbillonne au plus lointain de nos souvenirs comme dans un rêve incohérent. Ah! c'étaient là de singuliers personnages, qui s'étaient mêlés d'entreprendre la régénération libérale et nationale de notre pays. Ils ont bien travaillé en peu de temps, ils ont étrangement conduit nos affaires! Têtes vaines et présomptueuses au service d'une décrépitude couronnée, ils sont allés à l'aventure, laissant la guerre échapper de leurs mains comme ils laissaient échapper un programme ou un plébiscite. Ils ont trouvé au bout ce profond abîme où ils ont disparu tout à coup, et ils ont failli entraîner la France avec eux. Heureusement, aux bords et déjà sur le penchant de cet abîme, la France s'est raidie dans une convulsion désespérée, elle s'est redressée d'un mouvement de révolte patriotique, elle s'est cherchée pour ainsi dire à tâtons dans ces ténèbres de la déroute où on l'avait plongée, et s'est bientôt retrouvée ellemême, elle a frappé le sol du pied et en a fait sortir des armées nouvelles. Vaincue, mutilée, envahie, menacée dans son unité et dans sa

!

puissance d'action, paralysée dans ses ressorts les plus intimes, la France a tout surmonté, elle a tout accepté, les levées en masse, la' ruine de ses campagnes et de ses industries, les rigueurs d'un siége extraordinaire.

Assurément ces cinq mois de notre histoire sont à la fois douloureux et fortifians. Moins de trente jours avaient suffi à l'empire pour conduire notre malheureux pays aux dernières extrémités, à ce point où l'on aurait dit qu'il ne lui restait plus qu'à subir l'impitoyable loi du vainqueur. Depuis quatre mois, ce pays, rendu à lui-même, retrempé au feu des vieilles inspirations nationales, résiste, se débat et tient tête à un ennemi qui croyait qu'il n'avait qu'à s'avancer en victorieux pour mettre la main sur sa grande proie. La lutte ne finit point avec l'année, elle s'étend au contraire, elle trompe tous les calculs des envahisseurs, et si, dans un esprit de dénigrement qui trouve toujours de l'écho parmi tous les envieux de l'Europe, on nous accuse encore de forfanterie, d'illusions obstinées, est-ce que nos ennemis n'ont pas eu aussi leurs fanfaronnades? Est-ce qu'ils n'ont pas rempli le monde de leur jactance, de leurs prédictions de victoires démenties par la réalité? A les entendre, notre armée de la Loire n'était qu'un ramassis de bandes indisciplinées auxquelles ils ne laisseraient pas le temps de se former, qui se disperseraient aussitôt qu'ils paraîtraient; elle a tenu pourtant, cette armée, devant leurs chefs les plus renommés et devant leurs forces les plus aguerries; elle s'est battue pendant dix jours, disputant le terrain pied à pied, et si elle a essuyé des échecs, elle n'a été ni détruite ni sérieusement atteinte, ni surtout ébranlée dans sa résolution patriotique. L'armée prussienne, disait-on, n'avait qu'à se montrer devant Paris, elle devait prendre deux de nos forts quand elle le voudrait; nos forts sont toujours debout, prêts à recevoir toute attaque, et ceux qui seront tentés de les serrer de plus près sauront probablement ce qu'il leur en coûtera. Paris devait inévitablement tomber d'un jour à l'autre aux pieds du roi Guillaume, on l'avait promis à l'Allemagne tout au moins pour Noël; Noël vient de passer, Paris tient toujours après trois mois et demi de siége, et par le fait on pourrait dire que les assiégeans ont plutôt reculé qu'avancé dans leurs lignes d'investissement. Sans doute, nous en convenons, dans cette grande cité qui était accoutumée à une autre vie et qu'on s'est flatté de réduire par l'action dissolvante de ses factions intérieures ou de la famine, dans cette vaillante ville qui compte déjà plus de cent jours de défense, on ne fait plus de festins, les vivres sont comptés, toutes les pensées sont sérieuses, et cette dernière heure de l'année qui finit ne sonne pas précisément comme une heure de fête; mais cette heure sonne-t-elle donc si joyeuse pour nos ennemis? Est-ce que tout n'est pas un danger pour l'envahisseur, et la ténacité d'une résistance inattendue, et les rigueurs de la saison, et les difficultés crois

santes des communications, et la nécessité de s'étendre au milieu de populations exaspérées? Est-ce que les Prussiens, malgré leurs avantages, sont si assurés d'une victoire définitive? Pour eux comme pour nous, tout est incertitude; pour ceux qui sont en apparence victorieux comme pour ceux qui sont réduits à se défendre, l'année nouvelle s'ouvre pleine de mystère et d'inconnu.

A mesure cependant que cette lutte se prolonge, il y a un sentiment qui grandit dans tous les cœurs; on se demande où est le terme d'une telle guerre, pourquoi on combat encore, ce que signifient ces effroyables effusions de sang humain et ces exterminations qui dépassent toute mesure. Pourquoi la Prusse s'obstine-t-elle dans la guerre? Ce n'est plus certainement désormais pour la sûreté, pour la grandeur et le prestige de l'Allemagne. L'Allemagne est en sûreté pour longtemps, son indépendance et sa liberté sont à l'abri de toute atteinte; son vrai bouclier, c'est la puissance qu'elle vient de manifester. Est-ce parce qu'elle n'a eu ni les moyens ni l'occasion de faire la paix que la Prusse s'obstine dans cette implacable guerre? Ni l'occasion ni les moyens ne lui ont certes manqué depuis quatre mois; elle a pu en finir honorablement, équitablement, de ce désastreux et inutile conflit. Une première fois M. Jules Favre est allé à Ferrières, non point sans doute en plénipotentiaire humilié, mais en représentant d'une nation fière qui peut avouer ses défaites, offrir à M. de Bismarck la plus belle occasion de réconcilier la France et l'Allemagne dans une juste et généreuse transaction; il a essuyé le refus hautain et ironique de la force qui se croit tout permis. Une seconde fois les puissances neutres de l'Europe, avec la modestie qu'elles semblent mettre désormais dans leur politique, ont cru devoir faire arriver au camp prussien une proposition d'armistice qui pouvait devenir un acheminement vers la paix; M. de Bismarck a eu tout au plus l'air d'écouter ce qu'on lui disait, et il a bientôt soufflé sur cette dernière espérance pacifique. Ce n'est donc ni pour la grandeur légitime de l'Allemagne, ni parce qu'elle n'a pas pu arriver à une paix honorable, que la Prusse se fait un jeu cruel de prolonger cette lutte ruineuse. Il n'y a désormais qu'un mobile, une cause et un but, c'est la conquête; M. de Bismarck ne veut pas se retirer sans avoir dévoré un morceau de territoire, et il lui faut à tout prix des annexions, un démembrement de la France. Que les provinces qu'il convoite résistent à ses séductions comme à ses violences, qu'elles tiennent avant tout à rester françaises, peu lui importe, il les occupera, il les ravagera, il les domptera, s'il peut, et les traitera comme la Russie traite la Pologne; l'essentiel pour lui est qu'il garde cette proie qu'il s'est promise, et à l'aide de laquelle il s'est assuré l'alliance des âpres convoitises allemandes. C'est pour cela, et uniquement pour cela, qu'il continue cette guerre, qu'il a poussé ses bataillons sur nos provinces. C'est pour satis

faire cet appétit de conquête qu'il n'a pas craint d'entreprendre une invasion odieuse, de prolonger une lutte où tant de sang doit être versé

encore.

Et quel caractère donne-t-on à cette guerre? C'est le délégué de notre ministère des affaires étrangères en province, c'est M. Chaudordy qui vient de le dire d'une façon saisissante dans une circulaire faite assurément pour retentir en Europe. Que font en effet ces armées qui sont venues inonder la France? Elles ne se bornent plus à épuiser nos villes de réquisitions, à incendier de malheureux villages, à ruiner nos campagnes; elles ne respectent plus même la propriété privée, elles envahissent les maisons, et les familles sont obligées de leur livrer tout ce qu'elles possèdent: argenterie, bijoux, montres, vêtemens. Au besoin, on crochète les secrétaires pour enlever l'argent. Il est tel propriétaire qui a été arrêté dans son château et condamné à payer une rançon de 80,000 francs. Un autre s'est vu réduit à livrer les fourrures, les robes de soie de sa femme. Tout cela, nous en convenons, se fait avec un certain ordre. On pille méthodiquement, on étiquète le butin, et on a des fourgons pour l'expédier soigneusement en Allemagne. C'est ce qui s'appelle faire la guerre en gens pratiques qui ne négligent pas les petits avantages de la conquête. D'un autre côté, la Prusse ne se contente pas de bombarder des villes ouvertes, de fusiller de malheureux paysans qui se défendent, ou même des soldats réguliers revêtus d'uniformes reconnus; au moindre signe de résistance ou d'hostilité dans une ville, dans un village, elle prend des otages qui ont à répondre sur leur fortune et sur leur vie d'actes auxquels ils sont étrangers. L'autre jour, sous prétexte que la France n'a pas mis aussitôt en liberté quarante capitaines de navires allemands, retenus d'ailleurs selon les lois de la guerre, les autorités prussiennes ont pris en otage quarante habitans notables des villes de Dijon, Gray et Vesoul, qu'ils ont expédiés en Allemagne, et parmi lesquels se trouve M. le baron Thénard, membre de l'Institut.

Voilà comme on procède! voilà ce qu'on fait de ce que dans le bon temps de nos sympathies prodigues nous avions la simplicité d'appeler la grande Allemagne! On en fait un foyer de pillards, d'exacteurs, de reîtres sans scrupules pouvant dire, eux aussi, comme les chasseurs de Friedland dans le Wallenstein de Schiller: « C'est ici comme dans les anciens temps où le sabre décidait de tout. Il n'y a que contredire les ordres qui soit une faute, et qui soit puni; tout ce qui n'est pas défendu est permis... Nous passons hardiment partout à travers champs, dans les semailles et les moissons. Au milieu de la nuit, nous entrons dans les maisons comme le feu quand personne ne veille; il n'y a pas tant à se défendre et à fuir... La guerre est sans pitié. »

La guerre sans pitié, la guerre avec les grandes mutilations nationales et les petits profits de la rapine organisée, voilà donc le mot

d'ordre donné à une armée au XIXe siècle!- Allons, braves mères d'Allemagne, mères de la Souabe, de la Thuringe ou de la Bavière, tâchez de vous réjouir, si vous le pouvez. Il est vrai, cette année vous avez fait Noël toutes seules, sans vos enfans; bon nombre d'entre eux sont couchés pour jamais sous la neige et le givre autour de Paris, beaucoup sont destinés à trouver le même sort avant qu'on ait terminé cette horrible lutte. Vous ne les reverrez pas plus à la Noël prochaine que vous ne les avez vus à la Noël qui vient de passer; mais tâchez de vous consoler, l'armée allemande vous enverra les fruits opimes de ses victoires, des pendules ou des robes de soie. Et puis il faut la guerre à ceux qui disposent de vos enfans. M. de Bismarck est libre à cette condition de poursuivre ses plans de conquête, M. de Moltke peut déployer ses talens de tacticien, le prince Frédéric-Charles peut faire ses pointes audacieuses et ses mouvemens tournans, contre lesquels on commence à s'aguerrir. Le roi Guillaume enfin a besoin de la guerre, il lui faudrait bien Paris pour mettre sur sa tête le bonnet d'empereur; en échange, il coiffera du casque prussien l'Allemagne de Goethe et de Schiller, de Kant et Schelling. Il fera l'unité allemande par la caserne : digne prix de tant de sang allemand versé dans cette guerre qu'on poursuit à outrance pour la gloire d'un âpre et implacable orgueil!

Après cela, s'il est vrai qu'en toute chose on doive considérer la fin, nous ne sommes point certainement au bout. Tout n'est pas fini, et le roi Guillaume lui-même, dans une récente proclamation à ses soldats, est obligé d'avouer que « la guerre entre dans une phase nouvelle; » il a des étonnemens presque naïfs de ce qu'il appelle l'effort extraordinaire fait par les Français, de l'empressement des habitans à courir aux armes; il trouve que, malgré tous les prisonniers qu'on fait, «< il reste encore beaucoup de mobiles. » Naturellement le souverain prussien assure toujours à ses soldats qu'ils vaincront, qu'ils triompheront par la valeur et la discipline du nombre des Français, qu'ils conquerront une paix glorieuse proportionnée aux sacrifices de l'Allemagne. Ce qui est certain, c'est que cette proclamation n'a plus tout à fait l'accent d'une confiance sans mélange, que le roi Guillaume ne peut promettre à ses soldats que des luttes prolongées, qu'il ne se trompe pas quand il dit que la guerre est entrée dans une phase nouvelle, et que l'armée allemande n'a pas encore conquis cette paix qu'on lui laisse entrevoir. Sans doute il y a une triste et bien cruelle réalité dont nous sentons le poids; l'étranger foule notre sol; l'invasion, puissante encore de cette force d'impulsion qu'elle a eue dès l'origine, s'est répandue dans plus d'un tiers de la France. Tout n'était malheureusement pas faux dans les nouvelles que nos ennemis nous transmettaient l'autre jour, quoique la vérité fût arrangée à la prussienne. Il est bien certain qu'il y a eu des combats autour d'Amiens, sans qu'on sache précisément à quelles

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