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pris dans les mœurs modernes, non sans exagération, la place qu'avait la vie publique dans les mœurs des anciens, elle ne le doit pas à quelque influence germanique; elle le doit avant tout au christianisme, qui lui a donné un prix infini par la médiation d'un Dieu dont le royaume n'est pas de ce monde, et par la promesse d'une récompense immortelle pour l'accomplissement des plus humbles devoirs.

Le sentiment chrétien a eu aussi une grande part dans le développement de l'idée chevaleresque, et, si l'on remonte à l'origine de cette idée, Hegel lui-même en fait honneur à l'Orient musulman plutôt qu'à la Germanie païenne. Ç'a été d'abord une idée toute poétique, et, quand les mœurs s'en sont emparées, elles n'ont fait que suivre, souvent par jeu, les ficions des poètes. Or ces fictions appartiennent en propre à la double Flance des trouvères et des troubadours. L'Allemagne ne les a connues qu'en s'appropriant ou en imitant nos chansons de geste, et il ne semble pas qu'elle y ait puisé les qualités brillantes que rappelle le nom de chevalerie. Ce ne sont pas les qualités qui se présentent le plus naturellement à l'esprit, lorsqu'on pense à ses princes ou à ses capitaines les plus illustres, et ce n'est pas la façon dont elle fait aujourd'hui la guerre qui les lui fera jamais attribuer.

Le christianisme s'est transformé en Allemagne avec Luther; mais il a gardé tous ses principes, et cette transformation même ne s'est présentée que comme un retour à l'institution primitive. Un seul principe nouveau lui a été infusé, le libre examen. Or le libre examen était déjà dans l'esprit de la renaissance, dont l'Allemagne n'a été ni le premier ni le principal foyer. La réforme l'a maintenu dans les limites des questions religieuses, et par là elle l'a rendu plus accessible à toutes les ames. Elle lui a valu l'adhésion naïve des humbles et l'appui intéressé des puissans. Toutefois elle n'a accompli son œuvre que dans une partie de l'Europe, et le Français Calvin y a contribué autant que l'Allemand Luther. L'Allemagne elle-même s'est partagée à peu près par égales moitiés entre le protestantisme et le catholicisme. La réforme y a été une nouvelle source de divisions qui ont eu pour effet, pendant plus d'un siècle, la guerre civile, l'invasion et la conquête étrangères, et qui sont encore aujourd'hui le principal obstacle à la réalisation de l'unité allemande.

Si le libre examen a inauguré en Europe une ère nouvelle à partir du XVIe siècle, c'est beaucoup moins par l'esprit particulier de la réforme que par l'esprit général de la renaissance, en renouvelant toutes les idées dans les lettres, dans les sciences, dans la philosophie, dans la politique, aussi bien que dans l'ordre religieux. OEuvre immense et pleine de périls, qui avait ses martyrs en Italie, alors que la réforme, en Allemagne, s'appuyait sur des armes et dictait des traités de paix à ses adversaires! Elle est loin d'être achevée; mais l'esprit qui l'anime

devient de plus en plus l'esprit universel. Nulle nation ne lui est fermée; il modifie partout les institutions en dehors de tout principe théologique. Les hommes éclairés de toutes les religions lui font sa part en ne lui demandant que de ne pas envahir tout entier le domaine de la foi. Et ce suprême envahissement est même déjà un fait consommé dans une partie du protestantisme, où se confondent, sous le nom de rationalisme, les deux formes du libre examen.

La part de l'Allemagne a été considérable dans l'émancipation philosophique de l'esprit moderne; mais elle a moins consisté dans la production spontanée que dans le développement systématique des idées. Quoique Hegel mette Jacob Boehme presque sur le même rang que Descartes (ce qui a fait rire, même en Allemagne) (1), il n'y a pas eu de grand philosophe allemand avant Leibniz. Or Leibniz procède directement de Descartes. Kant à son tour procède de Hume pour les négations de sa métaphysique, et de Rousseau pour les affi. mations de sa morale. Les successeurs de Kant procèdent non-seulement de Kant luimême, mais de Bruno et de Spinoza, et on a pu leur trouver d'autres précurseurs dans la France philosophique du xvIIe siècle (2). Tous ces grands esprits sont d'admirables architectes de pensées; ce ne sont pas, dans le sens prop:e du mot, des créateurs.

L'Alemagne a eu, la dernière entre les nations lettrées de l'arope, son siècle intellectuel où elle a conquis une sorte de prééminence dans tous les domaines de l'esprit; mais, dans les lettres comme dans la philosophie, cette prééminence tardive atteste plutôt un effort de volonté pour s'approprier d'illustres exemples que l'épanouissement spontané d'une race heureusement douée. Les Allemands n'ont senti le besoin d'une littérature nationale qu'à la suite et à l'imitation des autres peuples. Ils ont cherché leurs inspirations en France d'abord, puis en Angleterre; même dans la période du génie original, comme l'appelle M. Gervinus, dans la période illustrée par les noms de Goethe et de Schiller, l'influence anglaise domine, jusqu'au moment où la beauté grecque se révèle pour la première fois à l'esprit et à l'érudition germaniques, et remplace pour quelques années tous les autres modèles. Bientôt, avec l'école romantique et avec Goethe lui-même, commencent les pastiches des légendes du moyen âge et des poésies orientales. Toutes les littératures modernes se sont enrichies par l'imitation : nulle ne s'y est prêtée aussi aisément, avec une faculté d'assimilation aussi (1) « Je devrais naturellement parler aussi de Jacob Bohme, car il a également appliqué la langue allemande à des démonstrations philosophiques; mais je n'ai pu me dé cider encore à le lire, même une seule fois je n'aime pas à me laisser duper. Je soupçonne fort les pròneurs de ce mystique d'avoir voulu mystifier les gens Henri Heine, De l'Allemagne.

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(2) Voyez la Revue du 1er juillet 1865, un Précurseur français de Hegel, par M. Paul Janet.

complète, aussi large, que la littérature allemande. De là son prompt effacement. Les hommes de génie n'ont pas laissé de successeurs, et l'Allemagne lettrée ne compte plus dans le monde que par ses érudits. Or l'érudition ne demande que des investigateurs patiens, pénétrans, attentifs aux moindres faits; elle ne vise pas aux idées, et elle y trouve - même un péril, comme l'attestent par trop d'exemples les plus illustres érudits allemands. Les sciences positives sont depuis longtemps cultivées avec succès en Allemagne, et l'esprit allemand n'a pas aujourd'hui de gloire plus solide; mais, comme l'érudition, les sciences positives recherchent les faits plutôt que les idées. Ce sont d'ailleurs de toutes les applications de l'intelligence les plus cosmopolites, celles qui prennent le moins la forme du génie particulier d'un peuple.

Parlerons-nous des arts? Il y a juste un siècle, Goethe, qui venait d'achever son droit à Strasbourg, et qui gardait encore tout l'enthousiasme dont l'avait rempli la cathédrale si outrageusement traitée cette année par les bombes allemandes, écrivait un essai sur ce qu'on est convenu d'appeler l'architecture gothique, et qu'il appelait, lui, « l'architecture allemande. » Plus tard, . après avoir vu de près les chefsd'œuvre de l'art antique, il goûta beaucoup moins l'art du moyen âge, et il n'en trouva plus la paternité aussi glorieuse pour son pays; mais, glorieux ou non, le fait même de cette paternité n'appartient en rien à l'Allemagne. Ses cathédrales se sont élevées après les cathédrales françaises; elles s'en sont inspirées, et ne les ont pas surpassées. L'Allemagne n'a pas plus de titres sur les autres branches des beaux arts. Ses peintres et ses sculpteurs les plus éminens n'ont ni précédé ni égalé les grands artistes de l'Italie. Aucun des progrès, aucune des révolutions de l'art ne porte leur nom. Les tentatives qui se sont produites de nos jours en Allemagne pour mettre la peinture au service de la foi avec Overbeck, de la métaphysique avec Cornélius, ont eu pour effet de nobles œuvres, mais dont tout le mérite est étranger à la peinture ellemême. La musique allemande est aujourd'hui la musique classique par excellence, mais elle n'a fait que perfectionner un art que l'Allemagne est loin d'avoir créé, et qui pendant longtemps n'y a trouvé qu'un sol inclément. Ses maîtres les plus illustres allaient chercher fortune au dehors, Hendel en Angleterre, Glück en France, et leurs exemples out encore de nos jours plus d'un imitateur. Lors même qu'ils se passaient d'un patronage étranger, les compositeurs allemands n'arrivaient le plus souvent au succès qu'en s'appuyant sur des idées étrangères, en associant leurs inspirations à des paroles italiennes ou françaises.

Dans leurs travaux immatériels, comme dans leurs émigrations lointines, les Allemands ne s'aventurent jamais que sur un sol déjà défriché. Ce sont des colons de seconde main, pour ainsi dire, superposant leur patiente industrie à l'œuvre ébauchée, avec moins d'habileté peut

Ĉtre, mais avec plus de courage, par de hardis pionniers. La spontanéité fait également défaut à ce qu'on appelle en Allemagne l'idée nationale. Dans un fragment d'article qui n'a été publié que depuis la chute de l'empire, Sainte-Beuve distingue « deux sortes et comme deux races de césars, les césars par nature et par génie, et les césars par volonté. » Il y a aussi des nations « par nature et par génie, » et des nations par « volonté. » Malgré l'unité de la race et de la langue, la nation allemande est de cette dernière sorte. C'est une nation voulue, et qui n'est voulue que d'hier. Les Allemands n'ont paru comprendre ce qui leur manquait comme nation que lorsqu'ils se sont trouvés en présence d'une autre nation qui venait de mettre le sceau à son organisation séculaire en s'emparant de ses destinées, et qui s'affirmait encore dans son unité et dans sa force après s'être donné un maître. L'idée de l'unité allemande n'est d'abord entrée dans les esprits que sous une forme indécise, avec toute sorte de compromis et de réserves. Elle serait loin encore d'être une idée mûre, si la fondation de l'unité italienne par l'action du Piémont et avec le concours de la France ne lui avait servi de modèle, et si elle n'avait trouvé dans l'ambition prussienne un instrument d'autant mieux disposé qu'elle était elle-même un instrument utile pour l'ambition prussienne.

La Prusse a donné à l'Allemagne au xvme siècle ce dont un peuple est toujours fier, de grandes victoires, et ce dont s'enorgueillissent surtout les peuples modernes, des victoires remportées sur la France. Dès lors a commencé à se produire au profit de la Prusse une sorte de patriotisme allemand, première forme, encore inconsciente, des aspirations actuelles. Celui qui était l'idole de ce patriotisme y était lui-même indifférent. Frédéric II voulait de toute son âme la grandeur de la Prusse; mais la grandeur de l'Allemagne ne lui disait rien. Il n'avait que mépris pour la seule gloire nationale de l'Allemagne : la nouvelle littérature qui dès le milieu de son règne s'honorait des noms de Lessing, de Klopstock, de Wieland, et qui avant sa mort pouvait s'honorer déjà de celui de Goethe. Ses successeurs ne négligèrent pas cette force nouvelle qui ne demandait qu'à se donner à eux. La capitale de la Prusse devint peu à peu le centre intellectuel de l'Allemagne, centre infécond malheureusement, car, depuis que Berlin a remplacé Weimar, la décadence a commencé pour le génie allemand. Berlin a vu disparaître tour à tour tous les grands poètes allemands sans avoir eu l'honneur de les retenir dans ses murs. Fichte, Hegel, Schelling, avaient achevé le cercle de leur évolution philosophique lorsqu'ils vinrent professer à Berlin, et ils ont été les derniers grands métaphysiciens de l'Allemagne. Les érudits, les savans, les penseurs plus ou moins illustres, ne manquent pas plus à Berlin que dans le reste de l'Allemagne; mais les idées allemandes dont se nourrit encore la civilisation universelle appartiennent toutes aux générations disparues.

La Prusse a-t-elle mieux servi l'idée de l'unité allemande? Toute jeune qu'elle est, cette idée n'a rien que de légitime. C'est le droit de l'Allemagne de la réaliser à ses risques et périls; mais c'est aussi le droit des autres nations de l'observer avec un intérêt sympathique ou défiant selon la forme qu'elle tend à revêtir. Ce peut être en effet non une révolution purement germanique, mais un des grands événemens de l'histoire, un foyer plus vif et plus rayonnant de la civilisation, ou le! point d'appui d'une ambition envahissante. Or la Prusse n'a entendu jusqu'à présent l'unité allemande que comme l'œuvre de la violence et la conquête. Sa politique extérieure, en Allemagne et en Europe, ne reconnaît que le droit du plus fort. D'un autre côté, ses institutions intérieures, malgré un vernis libéral, appartiennent à l'ancien régime, et son influence sur les idées est restée à peu près nulle. La suprématie de l'Allemagne ne serait pour l'Europe l'accomplissement d'aucune loi historique, la condition d'aucun progrès dans les institutions ou dans les idées; la suprématie de la Prusse ferait reculer l'Europe. Quoi qu'en dise Hegel, la force ne prime pas le droit, même quand elle représente une civilisation supérieure. Quelle philosophie pourrait l'absoudre quand elle ne représente que son propre triomphe?

N'accusons ni Hegel ni la philosophie d'avoir préparé au XIXe siècle ce triomphe de la force pure. La réalité fait toujours tort aux systèmes philosophiques. Ils ne l'expriment jamais tout entière, et elle-même ne s'en inspire jamais sans en altérer plus ou moins les vérités et sans en grossir les erreurs. C'est en eux-mêmes qu'il faut les juger, dans les pensées qui les animent, dans l'intelligence dont ils portent l'empreinte. Ainsi considéré, le système de Hegel abonde en vues profondes, même dans les théories auxquelles une politique détestable fait de si tristes emprunts. Malheureusement pour sa gloire, ces emprunts, qu'il eût peut-être désavoués, sont le principal hommage dont ses compatriotes honorent aujourd'hui son centième anniversaire. Ils appellent forcément l'attention sur ses idées les plus inauvaises, et ils l'appellent d'une telle façon qu'il est impossible de les discuter froidement. Nous avons essayé du moins de les discuter sans prévention et sans amertume; mais combien eût mieux valu pour le centenaire de Hegel, comme pour la paix du monde et pour l'honneur de l'Allemagne elle-même, la fête plus modeste à laquelle se préparaient, il y a quelques mois, tous les admirateurs, à des titres divers, du grand philosophe, ne voulant se souvenir que des services qu'il a rendus à l'esprit humain !

ÉMILE BEAUSSIRE.

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TOME XCI. - 1871.

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