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Le réalisme excessif de Hegel n'est nulle part plus manifeste que dans sa théorie des grands empires appelés à représenter tour à tour dans le monde, par une domination effective, le progrès des idées. Il justifie à peu près cette théorie pour l'antiquité. Il y montre l'empire du monde passant de l'Orient à la Grèce, de la Grèce à Rome. Les premiers siècles de l'histoire ancienne nous offrent en effet des empires orientaux, empires tout matériels, ne reposant que sur la force et renversés successivement par la force. On peut admettre un empire grec, empire tout moral, sans unité politique, et dont l'influer. ce n'a pas été pour ce'a moins vaste et moins durable. Quant à l'empire romain, c'est lui surtout, et l'on pourrait dire lui seul, qui a fait entrer dans l'histoire l'idée d'un empire universel, en embrassant dans l'unité à la fois matérielle et morale d'un même pouvoir, des mêmes lois, d'une civilisation commune, tout ce qu'on appelait alors le monde; mais dans les temps modernes le progrès des idées repousse de plus en plus la forme impériale, si l'on peut ainsi s'exprimer. Nulle nation n'a pu garder sur les autres une domination de quelque durée, soit par la force, soit par l'intelligence, soit par l'industrie ou le commerce. Une idée nouvelle devient vite le patrimoine indivisible de toutes les nations civilisées; les seuls liens qu'elles supportent entre elles sont des liens tout moraux, ou, si elles tendent à un rapprochement plus sensible, ce ne peut être que par une sorte de fédération sous la garantie d'une égale indépendance.

Hegel veut cependant que les temps modernes aient eu leur empire, et cet empire, il n'hésite pas à en investir l'Allemagne. Rien de grand, suivant lui, ne s'est fait dans le monde, depuis la chute de l'empire romain, sans l'impulsion de l'esprit germanique. C'est l'invasion des Germains qui ouvre la première période de l'ère moderne. La seconde pćriode donne aux peuples de l'Occident l'unité imparfaite, mais universellement reconnue, d'un grand empire sous les lois d'un Germain, Charlemagne, et de ses successeurs, également Germains. Cette unité se brise, il est vrai, dans l'anarchie féodale et dans la rivalité de l'ordre spirituel et de l'ordre temporel; mais au commencement d'une troisième période un autre Germain, Luther, rapproche les deux ordres au sein du christianisme rajeuni, et prépare, sur les ruines de la féodalité, la fondation de la monarchie moderne.

Un seul fait considérable paraît embarrasser Hegel : c'est la révolution française, dont l'initiative ne saurait sans doute être revendiquée par l'esprit germanique. La révolution politique en France, remarque-t-il, a coïncidé avec une révolution intellectuelle en Allemagne. Le premier pays, encore courbé sous le joug du catholicisme, a cru s'affranchir en changeant ses institutions. Le second, émancipé depuis longtemps,

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grâce à Luther, n'a senti que le besoin de développer ses idées. Les deux révolutions se sont faites au nom de la liberté, et l'une et l'autre n'ont eu d'abord souci que de la liberté de l'individu, là pour l'action, ici pour la pensée; mais la philosophie allemande s'est élevée peu à peu à l'intelligence de la vraie liberté, que Hegel place dans la conciliation de la liberté personnelle et de la liberté générale. La révolution française, faute d'avoir opéré cette conciliation, est restée impuissante partout où elle a porté ses principes; elle n'a créé que des conflits, soit entre les individus et l'état, soit au sein de l'état lui-même entre ses divers pouvoirs, soit enfin entre l'état et l'église, qui est restée catholique en dépit ou par l'effet même des persécutions qu'elle a subies. Toutefois Hegel veut bien reconnaître que la révolution française a propagé d'heureuses réformes dans la sphère des institutions civiles, et que l'Allemagne en a profité comme le reste de l'Europe. Elle n'a échoué, selon lui, que dans l'ordre politique, où elle n'a su s'approcher nulle part de l'idéal de l'état moderne, qui n'est qu'une monarchie de droit divin, entourée de certaines garanties constitutionnelles, mais sans porter atteinte à la souveraineté directe et personnelle du monarque. Si Hegel eût vécu davantage, il eût vu une dernière initiative germanique réaliser son idéal en Prusse, et en poursuivre la réalisation dans un nouvel empire allemand. Le succès d'une telle entreprise donnerait une conclusion à sa philosophie de l'histoire; mais, trop prudent au milieu des témérités de sa dialectique pour faire autre chose que la théorie du passé ou du présent, il s'est abstenu d'énoncer cette conclusion; il a montré la voie à M. de Bismarck, il n'a pas voulu être son prophète.

Nous ne prétendons pas plus que lui à ce rôle de prophète. Le fatalisme seul pourrait nier absolument, au nom des lois nécessaires de l'histoire, la possibilité d'un grand empire germanique. Bornons-nous à affirmer, et nous croyons pouvoir le faire avec certitude, que rien dans le passé de l'Allemagne n'appelle un tel empire, et que, s'il réussissait à se fonder sur le plan qu'a tracé Hegel et que M. de Bismarck s'est chargé d'exécuter, ce ne serait pas au profit, ce serait au détriment de la civilisation européenne.

Les Germains ont fondé sur les ruines de l'empire romain non un empire nouveau, mais des états divers, chez lesquels s'est produit tantôt un morcellement presque à l'infini, tantôt un groupement partiel, sans nulle tendance à l'unité. Dans la plupart, les envahisseurs se son laissé plus ou moins dominer par les institutions, par les mœurs, par la langue des vaincus. Quant à la Germanie elle-même, elle est restée longtemps un chaos, où se heurtaient sans cesse soit les peuples qu'elle avait gardés dans son sein, soit de nouveaux envahisseurs partis du monde slave ou du monde tartare, soit enfin les Germains romanisés de l'Occident qui, pour défendre ou pour étendre leurs frontières, se re

tournaient contre leur berceau. Les Germains d'aujourd'hui, avec cette ténacité de mémoire contre laquelle nous mettait en garde Henri Heine, tirent un double parti de ce chaos; ils gardent une rancune héréditaire à tous les peuples qui ont combattu par-delà les siècles quelque peuplade germanique, et ils font honneur à leur race des œuvres accomplies par ces mêmes peuples, pour peu qu'il coule dans leurs veines quelque goutte de sang germanique. Ne nous ont-ils pas annoncé qu'ils prétendaient venger sur les Français la victoire remportée à Tolbiac, il y a quatorze cents ans, par le Franc Clovis sur les tribus qui portaient seules alors le nom d'Allemands, et ne réclament-ils pas en même temps, comme un droit national, l'héritage du Franc Charlemagne?

L'empire de Charlemagne réunit, par un lien assez lâche, qui bientôt ne fut plus qu'un lien idéal, une partie de la Germanie et des états fondés par les Germains; mais ni Charlemagne ni ses successeurs immédiats ne sont de purs Germains, et leur empire lui-même est tout romain, par son nom et par son origine, non moins que par la seule force durable qu'il possède, la force morale puisée dans les souvenirs toujours vivans de l'ancienne Rome. C'est comme empire romain qu'il a gardé son prestige lorsque son siége s'est fixé définitivement en Allemagne. Il a pu autoriser des invasions allemandes dans les pays non allemands qui lui étaient annexés, il n'y a jamais fait régner une influence allemande. La Lorraine, la Franche-Comté, la Savoie, l'Italie du nord, étaient provinces de l'empire, quelques-unes de leurs villes étaient villes impériales, et s'en faisaient honneur; mais il ne venait à l'idée de personne que l'Allemagne pourrait revendiquer un jour les unes et les autres comme provinces et comme villes allemandes. Ce n'est que fort tard qu'on a dit l'empire d'Allemagne, au lieu de l'empire romain, de l'empire d'Occident ou de l'empire tout court, et, quand cette expression a prévalu, elle était justifiée en fait par l'abandon de toute suprématie impériale en dehors de l'Allemagne. Si les empereurs allemands tenaient encore sous leurs lois d'anciennes provinces de l'empire étrangères à l'Allemagne, la Lombardie entre autres, c'était comme possessions héréditaires de leur maison, non comme possessions impériales, et l'on sait combien ils y étaient détestés en leur qualité d'étrangers. Leurs prédécesseurs y avaient eu un parti nombreux et actif; mais rien ne fausserait plus l'histoire que d'en faire un parti allemand. Les gibelins d'Italie acclamaient le successeur des césars, l'empereur de Rome; mais ils ne voulaient avec lui aucun Allemand, et ce n'est pas un guelfe, c'est le gibelin Pétrarque qui convie tous les cœurs italiens à s'unir contre la fureur tudesque, la tedesca rabbia.

Dans l'Allemagne elle-même, qu'était-ce que cet empire qui prétend renaître aujourd'hui? Partout ailleurs la royauté, par ses efforts continus, a fait sortir l'unité nationale du morcellement féodal. L'empire, par

ses droits mal définis, auxquels manquait l'hérédité, n'a fait qu'entretenir la division de l'Allemagne. En vain la maison d'Autriche a-t-elle fini par y conquérir l'hérédité de fait; elle a toujours mis avant les intérêts généraux de l'Allemagne les intérêts particuliers des province sur lesquelles elle possédait l'hérédité de droit. Elle trafiquait des premiers au profit des seconds. Les princes allemands, dans leurs luttes entre eux ou avec les empereurs, n'étaient pas plus scrupuleux. Pour s'assurer des alliances au dehors, ils livraient ou ils vendaient des provinces allemandes, et les populations n'y trouvaient pas à redire (1). A défaut de l'unité politique, l'Allemagne impériale ne s'était pas même élevée à l'unité du sentiment national.

Les Allemands font grand bruit des invasions et des conquêtes qui ont affligé leur patrie dans les siècles précédens. Leur patrie n'a été ni envahie ni conquise, car elle n'existait pas. L'Allemagne était une sorte de terrain banal qui s'ouvrait et qui se donnait de lui-même aux étrangers, et où ils n'entraient jamais comme ennemis des uns sans être appelés par les autres comme auxiliaires et accueillis comme bienfaiteurs. Y a-t-il eu du moins un empire germanique, comme empire de certaines idées originaires de la Germanie? Hegel l'affirme, et la plupart des savans allemands n'en doutent pas. Ils ont même presque réussi à le faire croire au reste du monde. Rien cependant n'est moins justifié. Le monde moderne doit, dit-on, à la Germanie l'idée féodale. La féodalité a sans doute quelques-unes de ses racines dans les usages des anciens Germains; mais elle contient bien des élémens d'origine diverse. Les institutions romaines, surtout les institutions des derniers temps de l'empire, n'y ont pas été sans influence. Dans ce qu'elle semble avoir de proprement germanique, elle n'est que l'expression d'un certain état social dont on trouve l'analogue chez d'autres races à demi barbares. C'est ainsi qu'on peut parler sans trop d'impropriété d'une féodalité arabe, d'une féodalité japonaise. Si l'Allemagne contemporaine est encore en partie féodale, ce n'est ni un argument en faveur de sa civilisation, ni un de ses titres à régner en Europe par les idées, en attendant qu'elle y règne par la force des armes.

L'esprit germanique aurait mieux mérité des peuples modernes, s'il avait fait prévaloir parmi eux, comme on le prétend quelquefois, l'indépendance de l'individu en face de l'omnipotence de l'état. L'individu, chez les anciens Germains, se montrait très jaloux de ses droits, même quand il en faisait l'abandon; seulement c'est un trait commun à beaucoup de barbares, et l'on n'y peut voir que l'indice d'une société où l'énergie des caractères n'a été ni domptée par le despotisme, ni disciplinée

(1) Voyez, dans la Revue du 15 novembre et du 15 décembre 1870, les études de M. Charles Giraud sur le Siége de Metz et sur la Réunion de l'Alsace à la France.

par des institutions libres. Un certain individualisme s'est maintenu dans les mœurs allemandes; mais il y est plutôt affaire de sentiment que d'action ou de pensée. Jamais il n'a réussi de lui-même ni à se traduire en idées précises, ni à s'entourer de garanties positives. Nulle philosophie ne tient moins compte de l'individu que la philosophie purement allemande. Peu de législations enserrent encore l'individu dans autant de liens que les législations allemandes, partout où ne s'est pas implanté le code français. L'individualisme domine dans une race à demi germanique, la race qu'on appelle anglo-saxonne, et il y domine peut-être parce qu'elle n'est qu'à demi germanique. Loin de faire honneur à la Germanie des institutions de cette race, Hegel les repousse, comme il repousse les institutions issues de la révolution française, parce que les unes et les autres font la part trop large à l'initiative individuelle. La société idéale que tend à réaliser, suivant lui, l'esprit germanique maintient le travail individuel sous le joug de corporations, la conscience individuelle sous le joug d'une religion nationale, la vie individuelle, dans toutes ses manifestations, sous le joug des pouvoirs publics. Elle n'impose aucune limite à l'action de l'état; elle n'en impose pas davantage à la volonté souveraine en qui cette action se personnifie, car, si elle lui adjoint des assemblées délibérantes, elle lui laisse le dernier mot. Sans doute, depuis la mort de Hegel, plusieurs gouvernemens allemands ont dépassé ce prétendu idéal, et ceux même qui soat restés en-deçà ne laissent pas aux individus, surtout dans les matières spéculatives, une très grande liberté de fait. Dans la philosophie politique de Hegel lui-même, plus d'une idée libérale se mêle à des conceptions dont le fond n'est qu'un despoti me savamment organisé; mais le libéralisme, dans les théories du philosophe et dans la pratique de ses compatriotes, n'a rien qui soit proprement germanique, rien qui ne soit l'effet du progrès général de l'esprit moderne, et qui ne soit mieux compris et plus sincèrement réalisé chez d'autres nations.

L'Allemagne a-t-elle fait plus pour la famille que pour l'individu ? On vante ses mœurs domestiques, et j'admets volontiers qu'elles sont lus pures que celles des peuples du midi : c'est affaire de climat. Il ne faut pas toutefois en exagérer la sévérité. Henri Heine nous engage à n'en croire entièrement ni Mm de Staël pour le présent, ni Tacite pour le passé leurs tableaux sont flattés, et semblent avoir pour but la satire indirecte de leurs compatriotes. On peut voir dans Stendhal ce qu'était la société prussienne au commencement de ce siècle, et si le témoignage d'un observateur étranger paraît suspect, on peut consulter ces correspondances intimes de personnages plus ou moins célèbres qui reçoivent depuis quelques années en Allemagne une publicité si peu discrète. Le g ût des Allemands pour la vie privée est moins esprit de famille qu'indifférence ou impuissance à l'égard de la vie publique. Si la vie privée a

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