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les plus honorables. Ces paysans français, ces habitans des petites villes, qui subissent malgré eux, sur leurs champs, dans leurs murs, le passage des troupes allemandes, chez lesquels logent les officiers, quelquefois même les soldats, ne sont pas pour lui des ennemis contre lesquels toute violence est permise, mais des êtres humains dignes de sympathie et de pitié, de malheureuses victimes de la guerre qui souffriront assez de maux inévitables, et auxquelles il faut épargner tous les maux inutiles. Depuis son enfance, pendant sa carrière déjà longue, il avait toujours observé avec intérêt, avec une sorte d'émotion bienveillante les mœurs paisibles de la petite bourgeoisie, des campagnards, des artisans; il aimait à les interroger sur leurs besoins, à les entretenir de leurs travaux. Aucune morgue de lettré ne l'empêchait de se plaire dans leur société, de trouver à leur conversation l'attrait piquant d'une saveur originale. C'était pour lui un de ces plaisirs sains qui le rapprochaient de la vie de nature et des habitudes primitives de l'humanité. Enfant, il avait joué dans les rues de Francfort avec les fils des ouvriers et des petits bourgeois; homme, il conservait sans efforts l'habitude de se mêler par occasion, avec une curiosité sympathique, aux sociétés les plus humbles. Bien loin de dédaigner les pauvres gens chez lesquels les nécessités de la guerre l'amènent, il s'intéresse à leur sort, autant qu'il s'intéresserait à la destinée de personnages plus considérables. Leur qualité d'étrangers, au lieu de le refroidir, ne fait qu'augmenter sa bienveillance naturelle en y ajoutant l'attrait d'une curiosité plus grande à satisfaire. C'est un chapitre nouveau de l'histoire universelle qu'il étudie, en observant des coutumes, des façons de vivre différentes de celles de l'Allemagne. Plus d'une fois, chez nos paysans aisés de la Lorraine et de la Champagne, il s'assied le soir, après une longue journée de marche et de fatigue, sous la haute cheminée autour de laquelle se groupe la famille; il regarde la marmite en fer suspendue par un crochet mobile audessus du foyer, et d'où sortira tout à l'heure le pot-au-feu national, la vaisselle bien rangée, les ustensiles de ménage posés sur des planches le long des murs et reluisans de propreté, les traverses en bois qui soutiennent, dans des temps plus propices, le lard et les jambons sous les poutres enfumées de la vaste cuisine, le coffre rempli de sel qui sert de siége et qu'on offre comme une place d'honneur à l'étranger le plus distingué, la pierre à évier soigneusement frottée, les buffets et les armoires aux ornemens de cuivre, le mobilier en bois poli qu'entretient avec amour l'industrieuse ménagère. Dans ces maisons simples, mais commodes et spacieuses, tout porte la marque de l'ordre, de la propreté, de l'économie. Là vit une population respectable dont Goethe admire la dignité grave et la politesse noble, non sans quelque retour sur la grossièreté

des habitudes d'une partie de l'Allemagne. Ce n'est pas sans émotion qu'il voit chaque soir les enfans de ses hôtes s'approcher respectueusement du père et de la mère avant de se mettre au lit, s'incliner, leur baiser la main et leur souhaiter le bonsoir avec grâce. Il saisit là au passage, dans la classe la plus humble, comme une nuance naturelle de la délicatesse native que nous ont toujours attribuée les étrangers.

Mais la guerre assombrit, hélas! ces demeures hospitalières et fait peser sur les habitans de lourdes charges. Goethe voyait avec tristesse les maux que causait l'invasion, et, autant qu'il dépendait de lui, les adoucissait. Il ne pouvait souffrir que sous ses yeux on portât le désordre dans un intérieur paisible, qu'on arrachât de force à nos malheureux paysans ce qui leur appartenait. Il lui arriva de faire restituer par des soldats prussiens déguenillés et grelottant de froid les vêtemens qui venaient d'être volés par eux dans des maisons françaises. En quittant ses hôtes d'un jour, il prenait même quelquefois la précaution de les mettre en garde contre les maraudeurs que toute grande armée traîne à sa suite, il les engageait à recevoir de pareilles gens, s'il s'en présentait, en dehors de la maison, sur le devant de la porte, à leur offrir au besoin un morceau de pain ou un verre de vin, mais à ne laisser pénétrer « cette canaille » dans l'intérieur qu'à la dernière extrémité, parce qu'alors on ne pouvait plus leur résister. Malheureusement il y a une autre sorte de pillage, le pillage méthodique, auquel un simple particulier ne peut guère s'opposer, et que les généraux prussiens pratiquaient déjà sous la forme de réquisitions. La Prusse a toujours été d'avis la guerre doit nourrir la guerre, et qu'en campagne il faut tâcher de vivre aux dépens de l'ennemi. D'ailleurs, comme en 1792 les alliés croyaient nous rendre un grand service en nous ramenant les émigrés, en venant rétablir le roi dans la plénitude de sa puissance, ils n'éprouvaient aucun scrupule à se payer eux-mêmes de leurs peines. Déjà ils excellaient à mettre de leur côté, par des raisonnemens spécieux, l'apparence du droit et de la légalité. Ils n'agissaient point en leur nom, ils ne prenaient sur eux la responsabilité d'aucun des actes auxquels les condamnait l'esprit indocile d'une partie de la nation; ils prétendaient n'agir qu'au nom de Louis XVI, ils invoquaient en toute occasion l'autorité royale, dont ils se bornaient à tenir la place. Chaque fois qu'ils dépouillaient un habitant, ils lui offraient en échange un bon que le roi de France devait payer après la guerre; mais nos paysans n'attachaient pas plus de prix à ces chiffons de papier qu'ils n'en attachent aujourd'hui aux traites sur le vaincu que leur offrent quelquefois, pour les consoler de leur ruine, les commandans prussiens. Goethe observe avec raison qu'aucune mesure n'excita dans le peuple une plus grande

que

haine contre la royauté que ces emprunts forcés dont la colère publique rendait le roi responsable.

Lui-même avait vu de ses yeux le désespoir des victimes, et il trace de leur douleur un tableau dont la guerre actuelle vient de rajeunir tristement la réalité. « J'ai été témoin, dit-il, de scènes tragiques qui me sont restées dans la mémoire. Plusieurs bergers avaient réuni leurs troupeaux pour les cacher dans les bois et dans d'autres lieux écartés; surpris par d'actives patrouilles et conduits à l'armée, ils avaient d'abord été bien accueillis; on s'est enquis des propriétaires, on a séparé et compté chacun des troupeaux. L'inquiétude et la peur, accompagnées de quelque espérance, se lisaient sur le visage de ces braves gens, puis on a fini par répartir les troupeaux entre les régimens et les compagnies, en donnant très poliment aux propriétaires du papier sur Louis XVI. Ils ont vu bientôt leurs bêtes égorgées à leurs pieds par l'impatience des soldats avides de viande. J'avoue n'avoir jamais eu sous les yeux ni dans l'esprit une scène plus cruelle et plus déchirante. Les tragédies grecques seules offrent des spectacles aussi saisissans dans leur simplicité. » Combien de fois ce douloureux spectacle ne s'estpas renouvelé chez nous cette année dans la fertile vallée de l'Alsace, dans la plaine si riche de la Moselle, entre Metz et Thionville, dans les fermes opulentes de la Brie et de la Beauce! Avant la fin du mois d'août déjà, un fermier des environs de Pont-à-Mousson, pcssesseur de 80 bêtes à cornes, s'était vu enlever par l'arrière-garde prussienne les deux dernières vaches que lui avait laissées la pitié des premiers envahisseurs. Que d'années ne faudra-t-il pas pour recomposer ce capital vivant, qui représente peut-être la moitié d'une vie de travail et d'épargne!

il

Un autre procédé de réquisition fort odieux, qui consiste à emmener les campagnards avec leurs chevaux et leurs voitures pour conduire les bagages et les approvisionnemens de l'armée, était déjà employé en 1792 par les coalisés. Goethe confesse que la nécessité l'a obligé, malgré lui, à se servir de ce moyen pour sauver sa voiture et son équipement de campagne; mais il ne sut aucun mauvais gré aux jeunes paysans qui le conduisaient de l'abandonner à la première occasion. Il raconte même leur fuite avec la satisfaction qu'on éprouve à se débarrasser d'un remords. « Comme compagnons de souffrance, nous dit-il après la bataille de Valmy, j'ai eu à regretter alors deux jolis garçons de quatorze à quinze ans. En vertu d'une réquisition, ils avaient, avec quatre mauvais chevaux, fait avancer péniblement ma chaise, souffrant plus pour leurs bêtes que pour eux-mêmes... Comme ils avaient supporté pour moi beaucoup de mal, un mouvement de pitié m'a poussé à partager avec eux du pain de munition que j'avais acheté. Ils l'ont refusé en assu

rant qu'ils ne pouvaient manger de pareil pain. Je leur ai demandé ce qu'ils prenaient habituellement à leurs repas, ils ont répondu : Du bon pain, de la bonne soupe, de la bonne bière. Comme tout était bon chez eux et tout mauvais avec nous, je leur ai pardonné de s'être échappés presque aussitôt après en laissant leurs che

vaux. >>

Goethe ne se faisait aucune illusion sur la justice de ces procédés méthodiques par lesquels on affecte de respecter le droit des gens et de déguiser une spoliation réelle sous le mensonge légal d'un emprunt passager. On trouve même à ce propos dans son récit une réflexion trop fine et d'une application trop piquante en ce moment pour que nous résistions au plaisir de la citer. Après avoir énuméré quelques-unes de ces actions équivoques qu'on décore en temps de guerre du beau nom de la loi, il ajoute : « C'est ainsi qu'on vivait entre l'ordre et le désordre, entre la conservation et la destruction, entre le vol et l'échange, et c'est là proprement ce qui fait que la guerre gâte le cœur. On joue tour à tour les rôles les plus opposés; on s'accoutume aux phrases, et il en résulte une hypocrisie d'un genre particulier qui n'est ni celle des dévots ni celle des courtisans. >> Où trouver des expressions plus justes pour caractériser la conduite de nos ennemis depuis le commencement de la guerre actuelle, le contraste irritant de la mansuétude de leurs paroles et de la brutalité de leurs actes, de la modération qu'ils mettent dans les mots, quand ils n'en mettent aucune dans les choses, le mélange de sentimentalité apparente et de barbarie positive qui les fait parler comme le marquis de Posa, pendant qu'ils agissent comme Philippe II? S'il convient à l'Europe de paraître dupe d'un langage que la réalité dément, personne du moins ne s'y trompera chez nous. On ne nous prendra pas plus que Goethe au piége des mots sonores et des phrases attendries. Nous lisons entre les lignes doucereuses des manifestes diplomatiques et des messages officiels. Nous y lisons à travers les détours des circonlocutions habiles, comme le savaient du reste tous ceux qui en France étudiaient sérieusement l'Allemagne, que la Prusse ne nous a jamais pardonné ni les épigrammes de Voltaire, ni la bataille d'Iéna, et que, n'ayant pu jusqu'ici prendre sa revanche par l'esprit, elle saisit aujourd'hui l'occasion de se venger par la force.

C'est sans doute un grand malheur quand la guerre porte atteinte au droit de propriété, moins grand cependant que les attentats commis contre les personnes. L'invasion de 1792 a-t-elle coûté la vie à beaucoup de ceux qu'elle dépouillait par la voie des réquisitions? Il semble au contraire, d'après le témoignage de Goethe, que la population civile ait été généralement respectée partout où elle

ne résistait pas. Il n'y a guère eu de victimes parmi les bourgeois, si ce n'est pendant les deux bombardemens de Longwy et de Verdun. A Longwy, Goethe entra dans une boutique où plusieurs grenades étaient tombées; on lui montra les meubles brisés, la boiserie brûlée, et au fond d'une chambre un berceau qui avait été atteint juste au moment où la mère emportait son enfant. A Verdun, des fusées incendiaires avaient embrasé plusieurs maisons durant la nuit; les assiégeans suivaient avec leurs télescopes les progrès de l'incendie et les vains efforts que, faisaient les habitans pour éteindre les flammes; ils distinguaient même les chevrons qui s'écroulaient sur la tête des assiégés. Peu de personnes cependant succombèrent; les habitations souffrirent plus que les habitans. Quelques villages aussi furent cruellement traités par les coalisés. On'leur appliqua dans toute la rigueur les termes du manifeste du duc de Brunswick, dont le roi de Prusse paraît s'être inspiré dans la proclamation qu'il nous adressait au mois d'août dernier en pénétrant sur le territoire français. « Les habitans des villes, bourgs et villages, disait le généralissime de la coalition, qui oseraient se défendre contre les troupes de leur majesté impériale et royale et tirer sur elles, soit en rase campagne, soit par les fenêtres, par les ouvertures de leurs maisons, seront punis sur-le-champ suivant la rigueur du droit de la guerre, et leurs maisons démolies ou brûlées. » Goethe ne nous dit pas si l'on arrêta et si l'on fusilla des paysans, mais il vit sous ses yeux brûler plusieurs villages dont on accusait les habitans d'avoir tiré sur les troupes. Cette scène terrible lui rappelait des paysages de Van der Meulen où l'on voit des colonnes de fumée s'élever au milieu de quelques groupes de cavaliers. Il ajoute aussitôt que la sévérité de cette exécution militaire fut blâmée autour de lui, et qu'on s'efforça de la réparer en protégeant contre l'avidité des soldats les vignobles des propriétaires de la Champagne.

Ainsi, il y a quatre-vingts ans, l'esprit le plus éclairé de l'Allemagne ne trouvait pas qu'il fût juste de pousser le droit de la force jusqu'à mettre à mort les paysans qui défendaient leur pays, ni même jusqu'à incendier leurs habitations. Qu'eût-il dit, s'il avait pu prévoir que le temps, les progrès de l'instruction populaire, les relations de plus en plus fréquentes des peuples entre eux, au lieu d'inspirer à ses compatriotes des sentimens nouveaux d'humanité, ne les empêcheraient pas de recommencer, près d'un siècle plus tard, une guerre plus cruelle et plus inhumaine que celle de 1792? Qui se serait attendu du reste à un tel résultat? Ceux même qui croient le moins au progrès de l'espèce humaine ne pouvaient fermer les yeux sur le rapprochement qu'amenaient entre les hommes toutes les découvertes de l'industrie moderne. Il ne se construisait

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