indispensables, sont à proportion infiniment plus lents que les premiers pas. Il semble qu'une main divine conduise l'homme dans les recherches nécessaires à son existence, et le livre à luimême dans les études d'une utilité moins immédiate. Par exemple, la théorie d'une langue, celle du grec, suppose une foule de combinaisons abstraites fort au-dessus des connoissances métaphysiques que possédoient les écrivains, qui parloient cependant avec tant d'art cette langue perfectionnée; mais le langage est l'instrument nécessaire pour acquérir tous les autres développemens; et, par une sorte de prodige, cet instrument existe, sans qu'à la même époque aucun homme puisse atteindre, dans quelque autre sujet que ce soit, à la puissance d'abstraction qu'exige la composition d'une grammaire; les auteurs grecs ne doivent point être considérés comme des penseurs aussi profonds que le feroit supposer la métaphysique de leur langue. Ce qu'ils sont, c'est poètes; et tout les favorisoit à cet égard. Les faits, les caractères, les superstitions, les coutumes des temps héroïques étoient singulièrement propres aux images poé tiques. Homère, quelque grand qu'il soit, n'est point un homme au-dessus de tous les autres hommes, ni seul au milieu de son siècle, et de plusieurs siècles en avant du sien. Le plus rare génie est toujours en rapport avec les lumières de ses contemporains, et l'on doit calculer, à-peu-près, de combien la pensée d'un homme peut dépasser les connoissances de son temps. Homère a recueilli les traditions qui existoient lorsqu'il a vécu, et l'histoire de tous les événemens principaux étoit alors très-poétique en elle-même. Moins il y avoit de communications faciles entre les divers pays, plus le récit des faits se grossissoit par l'imagination; les brigands et les animaux féroces qui infestoient la terre, rendoient les exploits des guerriers nécessaires à la sécurité individuelle de leurs concitoyens; les événemens publics ayant une influence directe sur la destinée de chacun, la reconnoissance et la crainte animoient l'enthousiasme. On confondoit ensemble les héros et les dieux, parce qu'on en attendoit les mêmes secours; et les hauts faits de la guerre s'offroient à l'esprit épouvanté avec des traits gigantesques. Le merveilleux se mêloit ainsi à la nature morale comme à la nature physique. La philosophie, c'est-à-dire, la connoissance des causes et de leurs effets, porte l'admiration des. penseurs sur l'ensemble du grand ouvrage de la création; mais chaque fait particulier reçoit une explication simple. L'homme, en acquérant la faculté de prévoir, perd beaucoup de celle de s'étonner, et l'enthousiasme, comme l'effroi, se compose souvent de la surprise. On accordoit, dans l'héroïsme antique, une grande estime à la force du corps; la valeur se composoit beaucoup moins de vertu morale que de puissance physique; la délicatesse du point d'honneur, le respect pour la foiblesse, sont les idées plus nobles des siècles suivans. Les héros grecs s'accusent publiquement de lâcheté; le fils d'Achille immole une jeune fille aux yeux de tous les Grecs qui applaudissent à ce forfait. Les poètes savoient peindre de la manière la plus frappante les objets extérieurs; mais ils ne dessinoient jamais des caractères, où la beauté morale fût conservée sans tache jusqu'à la fin.du poëme ou de la tragédie, parce que ces caractères n'avoient point de modèle dans la nature. Quelque sublime que soit Homère par l'ordonnance des événemens et la grandeur des caractères, il arrive souvent à ses commentateurs de se transporter d'admiration pour les termes les plus ordinaires du langage, pour de simples épithètes, comme si le poète avoit découvert les idées que ces paroles exprimoient avant lui. Homère et les poètes grecs ont été remarquables par la splendeur et par la variété des images, mais non par les réflexions approfondies de l'esprit. Le poète a vu, il vous fait voir; il a été frappé, il vous transmet son impression, et tous ses auditeurs, à quelques égards, sont poètes aussi comme lui; ils croient, ils admirent, ils ignorent, ils s'étonnent, et la curiosité de l'enfance s'unit en eux aux passions des hommes. Lisez Homère, il décrit tout, il vous dit que l'ile est entourée d'eau; que la farine fait la force de l'homme; que le soleil est à midi audessus de vos tétes. Il décrit tout, parce que tout intéressoit encore ses contemporains. Il se répète quelquefois, mais il n'est pas monotone, parce qu'il est sans cesse animé par des sensations nouvelles. Il n'est pas fatigant, parce qu'il ne vous présente jamais d'idées abstraites, et que vous voyagez avec lui à travers une suite d'images plus ou moins agréables, mais qui parlent toujours aux yeux. La métaphysique, l'art de généraliser les idées, a de beaucoup hâté la marche de l'esprit humain; mais, en abrégeant la route, elle a pu quelquefois la dépouiller de ses brillans aspects. Tous les objets se présentent un à un aux regards d'Homère; il ne choisit pas toujours avec sévérité, mais il peint toujours avec intérêt. Les poètes grecs en général mettoient peu de combinaison dans leurs écrits; la chaleur du climat, la vivacité de leur imagination, les louanges continuelles qu'ils recevoient, tout conspiroit à leur donner une sorte de délire poétique qui leur inspiroit la parole, comme les compositeurs italiens trouvent les airs en modifiant eux-mêmes leur organisation par des ac-cords enivrans. La musique étoit chez les Grecs inséparable de la poésie; et l'harmonie de leur langue achevoit d'assimiler les vers aux accens de la lyre. Quand on aime véritablement la musique, il est rare qu'on écoute les paroles des beaux airs, On préfère de se livrer au vague indéfini de la rêverie qu'excitent les sons. Il en est de même de la poésie d'images et de celle qui contient des idées philosophiques. La réflexion qu'exigent ces idées distrait, à quelques égards, de la sensation causée par la poésie. Il ne s'ensuit pas que, pour faire de beaux vers, il fallût de nos jours renoncer aux pensées philosophiques que nous |