volontés d'un peuple et du sort de tous; de nos jours, c'est par la lecture que les événemens se préparent et que les jugemens s'éclairent. Que seroit une nation nombreuse, si les individus qui la composent ne communiquoient point entr'eux par le secours de l'imprimerie? L'association silencieuse d'une multitude d'hommes n'établiroit aucun point de contact dont la lumière pût jaillir, et la foule ne s'enrichiroit jamais des pensées des hommes supérieurs. L'espèce humaine se recrutant toujours, un individu ne peut faire de vide que dans l'opinion; et pour que cette opinion existe, il faut avoir un moyen de s'entendre à distance, de se réunir par les idées et les sentimens généralement approuvés. Les poètes, les moralistes caractérisent d'avance la nature des belles actions; l'étude des lettres met une nation en état de récompenser ses grands hommes, en l'instruisant à les juger selon leur valeur relative. La gloire militaire a existé chez les peuples barbares. Mais il ne faut jamais comparer l'ignorance à la dégradation; un peuple qui a été civilisé par les lumières, s'il retombe dans l'indifférence pour le talent et la philosophic, devient incapable de toute espèce de sentiment vif; il lui reste une sorte d'esprit de dénigrement, qui le porte à tout hasard à se refuser à l'admiration; il craint de se tromper dans les louanges, et croit, comme les jeunes gens qui prétendent au bon air, qu'on se fait plus d'honneur en critiquant même avec injustice, qu'en approuvant trop facilement. Un tel peuple est alors dans une disposition presque toujours insouciante; le froid de l'âge semble atteindre la nation toute entière: on en sait assez pour n'être pas étonné; on n'a pas acquis assez de connoissances pour démêler avec certitude ce qui mérite l'estime; beaucoup d'illusions sont détruites, sans qu'aucune vérité soit établie; on est retombé dans l'enfance par la vieillesse, dans l'incertitude par le raisonnement; l'intérêt mutuel n'existe plus on est dans cet état que le Dante appeloit l'enfer des tièdes. Celui qui cherche à se distinguer inspire d'abord une prévention défavorable; le public malade est fatigué d'avance par qui vent obtenir encore un signe de lui. Quand une nation acquiert chaque jour de nouvelles lumières, elle aime les grands hommes, comme ses précurseurs dans la route qu'elle doit parcourir; mais lorsqu'elle se sent rétrograder, le petit nombre d'esprits supérieurs qui échappent à sa décadence, lui semble, pour ainsi dire, enrichi de ses dépouilles. Elle n'a plus d'intérêt commun avec leurs succès; ils ne lui font éprouver que le sentiment de l'envie. La dissémination d'idées et de connoissances qu'ont produite chez les Européens la destruction de l'esclavage et la découverte de l'imprimerie, cette dissémination doit amener ou des progrès sans terme, ou l'avilissement complet des sociétés. Si l'analyse remonte jusqu'au vrai principe des institutions, elle donnera un nouveau degré de force aux vérités qu'elle aura conservées; mais cette analyse superficielle, qui décompose les premières idées qui se présentent sans examiner l'objet tout entier, cette analyso affoiblit nécessairement le mobile des opinions fortes. Au milieu d'une nation indécise et blasée, l'admiration profonde seroit impossible; et les succès militaires même ne pourroient obtenir une réputation immortelle, si les idées littéraires et philosophiques ne rendoient pas les hommes capables de sentir et de consacrer la gloire des héros. Il n'est pas vrai qu'un grand homme ait plus d'éclat, en étant seul célèbre, qu'environné de Roms fameux qui le cèdent au premier de tous, au sien. On a dit en politique qu'un roi ne pouvoit pas subsister sans noblesse ou sans pairie; à la cour de l'opinion, il faut aussi que des gradations de rangs garantissent la suprématie. Qu'est-ce qu'un conquérant opposant des barbares à des barbares dans la nuit de l'ignorance? César n'est si fameux dans l'histoire, que parce qu'il a décidé du destin de Rome, et que dans Rome étoient Cicéron, Salluste, Caton, tant de talens et tant de vertus que subDerrière juguoit l'épée d'un seul homme. Alexandre s'élevoit encore l'ombre de la Grèce, Il faut, pour l'éclat même des guerriers illustres, que le pays qu'ils asservissent soit enrichi de tous les dons de l'esprit humain. Je ne sais si la puissance de la pensée doit détruire un jour le fléau de la guerre; mais avant ce jour, c'est encore elle, c'est l'éloquence et l'imagination, c'est la philosophie même qui relèvent l'importance des actions guerrières. Si vous laissez tout s'effacer, tout s'avilir, la force pourra dominer; mais aucun éclat véritable ne l'environnera; les hommes seront mille fois plus dégradés par la perte de l'émulation, que par les fureurs jalouses dont la gloire du moins étoit encore l'objet. De la Littérature dans ses rapports avec la Liberté. La liberté, la vertu, la gloire, les lumières, ce cortége imposant de l'homme dans sa dignité naturelle, ces idées alliées entr'elles, et dont l'origine est la même, ne sauroient exister isolément. Le complément de chacune est dans la réunion de toutes. Les ames qui se complaisent à rattacher la destinée de l'homme à une pensée divine, voient dans cet ensemble, dans cette relation intime entre tout ce qui est bien, une preuve de plus de l'unité morale, de l'unité de conception qui dirige cet univers. que Les progrès de la littérature, c'est-à-dire, le perfectionnement de l'art de penser et de s'exprimer, sont nécessaires à l'établissement et à la conservation de la liberté. Il est évident les lumières sont d'autant plus indispensables dans un pays, que tous les citoyens qui l'habitent ont une part plus immédiate à l'action du gouvernement. Mais ce qui est également |