les hommes pour les peindre, devenoient indifférens au bien et au mal. Une certaine connoissance des hommes peut produire un tel effet ; une connoissance plus approfondie conduit au résultat contraire. Celui qui peint les hommes comme Saint-Simon ou Duclos, ne fait qu'ajouter à la légéreté de leurs opinions et de leurs mœurs; mais celui qui les jugeroit comme Tacite, seroit nécessairement utile à son siècle. L'art d'observer les caractères, d'en expliquer les motifs, d'en faire ressortir les couleurs, est d'une telle puissance sur l'opinion, que dans tout pays où la liberté de la presse est établie, aucun homme public, aucun homme connu ne résisteroit au mépris, si le talent l'infligeoit. Quelles belles formes d'indignation le crime n'a-t-il pas fait découvrir à l'éloquence! quelle puissance vengeresse de tous les sentimens généreux! Rien ne peut égaler l'impression que font éprouver certains mouvemens de l'ame ou des portraits hardiment tracés. Les tableaux du vice laissent un souvenir ineffaçable, alors qu'ils sont l'ouvrage d'un écrivain pénétrant. Il analyse des sentimens intimes, des détails inapperçus; et souvent une expression énergique s'attache à la vie d'un homme coupable, et fait un avec lui dans le jugement du public. C'est encore une utilité morale du talent littéraire, que cet opprobre imprimé sur les actions par l'art de les peindre (*). Il me reste à parler de l'objection qu'on peut tirer des ouvrages où l'on a peint avec talent des mœurs condamnables. Sans doute de tels écrits pourroient nuire à la morale, s'ils produisoient une profonde impression; mais ils ne laissent jamais qu'une trace légère, et les sentimens véritables l'effacent bien aisément. L'attendrissement est pour l'amour ce que l'estime est pour la vertu ; et comme on ne peut obtenir aucune estime sans moralité, on ne peut faire verser aucunes larmes sans délicatesse. Les ouvrages gais sont, en général, un simple délassement de l'esprit, dont il conserve très-peu de souvenir. La nature humaine est sérieuse, et dans le silence (*) Sans doute on pourroit opposer à l'utilité qu'on peut espérer de la publicité du vrai, les dégoûtans libelles dont la France a été souillée; mais je n'ai voulu parler que des services qu'on doit attendre du talent-; et le talent craint de s'avilir par le mensonge: il craint de tout confondre, car il perdroit alors son rang parmi les hommes. En toutes choses ce qui est rassurant, c'est la supériorité; et ce qu'il faut craindre, ce sont tous les défauts qu'entraîne la pau vreté de l'esprit ou de l'ame. de la méditation, l'on ne recherche que les écrits raisonnables ou sensibles. C'est dans ce genre seul que la gloire littéraire a été acquise, et qu'on peut reconnoître sa véritable influence. Diroit-on que la carrière des lettres détourne l'homme, et de ses devoirs domestiques, et des services politiques qu'il pourroit rendre à son pays? Nous n'avons plus d'exemples de ces républiques qui donnoient à chaque citoyen sa part d'influence sur le sort de la patrie; nous sommes encore plus loin de cette vie patriarchale qui concentroit tous les sentimens dans l'intérieur de sa famille. Dans l'état actuel de l'Europe, les progrès de la littérature doivent servir au développement de toutes les idées généreuses. Ce qu'on mettroit à la place de ces progrès, ce ne seroient ni des vertus publiques, ni des affections privées, mais les plus avides calculs de l'égoïsme ou de la vanité. La plupart des hommes, épouvantés des vicissitudes effroyables dont les événemens politiques nous ont offert l'exemple, ont perdu maintenant tout intérêt au perfectionnement d'eux-mêmes, et sont trop frappés de la puissance du hasard pour croire à l'ascendant des facultés intellectuelles. Si les Français cher choient à obtenir de nouveau des succès dans la carrière littéraire et philosophique, ce seroit un premier pas vers la morale; le plaisir même causé par les succès de l'amour-propre, formeroit quelques liens entre les hommes. Nous sortirions par degré du plus affreux période de l'esprit public, l'égoïsme de l'état de nature combiné avec l'active multiplicité des intérêts de la société, la corruption sans politesse, la grossièreté sans franchise, la civilisation sans lumières, l'ignorance sans enthousiasme; enfin cette sorte de désabusé, maladie de quelques hommes supérieurs, dont les esprits bornés se croient atteints, alors que, tout occupés d'euxmêmes, ils se sentent indifférens aux malheurs des autres. De la Littérature dans ses rapports avec la Gloire. Si la littérature peut servir utilement à la morale, elle influe par cela seul puissamment aussi sur la gloire; car il n'y a point de gloire durable dans un pays où il n'existeroit point de morale publique. Si la nation n'adoptoit pas des principes invariables pour base de son opinion, si chaque individu n'étoit pas fortifié dans son jugement par la certitude que ce jugement est d'accord avec l'assentiment universel, les réputations brillantes ne seroient que des accidens se succédant par hasard les uns aux autres. L'éclat de quelques actions pourroit frapper; mais il faut une progression dans les sentimens pour arriver au plus sublime de tous, à l'admiration. Vous ne pouvez juger qu'en comparant. L'estime, l'approbation, le respect, sont des degrés nécessaires à la puissance de l'enthousiasme. La morale La morale pose les fondemens sur lesquels la gloire peut s'élever, et la littérature, indépendamment de son alliance avec la morale, contribue encore, d'une manière plus directe, à l'existence de cette gloire, noble encouragement de toutes les vertus publiques. L'amour de la patrie est une affection pureL'homme créé L'homme créé par la nature pour les relations domestiques, ne porte son ambition au-delà, que par l'irrésistible attrait de l'estime générale; et c'est sur cette estime, formée par l'opinion, que le talent d'écrire a la plus grande influence. A Athènes, à Rome, dans les villes dominatrices du monde civilisé, en parlant sur la place publique, on disposoit des ment sociale. |