pitié pour la foiblesse, la sympathie pour le malheur, une élévation d'ame, sans autre but que la jouissance même de cette élévation, sont beaucoup plus dans leur nature que les vertus politiques. Les modernes, influencés par les femmes, ont facilement cédé aux liens de la. philanthropie; et l'esprit est devenu plus philosophiquement libre, en se livrant moins à l'empire des associations exclusives. Le seul avantage des écrivains des derniers. siècles sur les anciens, dans les ouvrages d'imagination, c'est le talent d'exprimer une sensibilité plus délicate, et de varier les situations et les caractères par la connoissance du cœur humain. Mais quelle supériorité les philosophes de nos jours n'ont-ils pas dans les sciences, dans la méthode et l'analyse, la généralisation des idées et l'enchaînement des résultats! Ils tiennent le fil qu'ils peuvent dérouler chaque jour davantage, sans jamais s'égarer. Le raisonnement mathématique est, comme les deux plus grandes idées de la haute métaphysique, l'espace et l'éternité. Vous ajoutez des milliers de lieues, vous multipliez des siècles; chaque calcul est juste, et le terme est indéfini.. Le plus grand pas qu'ait fait l'esprit humain, c'est de renoncer au hasard des systèmes, pour adopter une méthode susceptible de démonstration; car il n'y a de conquis pour le bonheur général, que les vérités qui ont atteint l'évidence. L'éloquence enfin, quoiqu'elle manquât sans doute, chez la plupart des modernes, de l'émulation des pays libres, a néanmoins acquis, par la philosophie et par l'imagination mélancolique, un caractère nouveau dont l'effet est tout-puis sant. Je ne pense pas que, chez les anciens, aucun livre, aucun orateur ait égalé, dans l'art sublime de remuer les ames, ni Bossuet, ni Rousseau, ni les Anglais dans quelques poésies, ni les Allemands dans quelques pages. C'est à la spiritualité des idées chrétiennes, à la sombre vérité des idées philosophiques, qu'il faut attribuer cet art de faire entrer, même dans la discussion d'un sujet particulier, des réflexions touchantes et générales qui saisissent toutes les ames, réveillent tous les souvenirs, et ramènent l'homme tout entier dans chaque intérêt de l'homme. Les anciens savoient animer les argumens nécessaires à chaque circonstance; mais de nos jours les esprits sont tellement blasés, par la succession des siècles, sur les intérêts individuels des hommes, et peut-être même sur les intérêts instantanés des nations, que l'écrivain éloquent a besoin de remonter toujours plus haut, pour atteindre à la source des affections communes à tous les mortels. Sans doute il faut frapper l'attention par le tableau présent et détaillé de l'objet pour lequel on veut émouvoir; mais l'appel à la pitié n'est irrésistible, que quand la mélancolie sait aussi bien généraliser que l'imagination a su peindre. Les modernes ont dû réunir à cette éloquence, qui n'a pour but que d'entraîner, l'éloquence de la pensée, dont l'antiquité ne nous offre que Tacite pour modèle. modèle. Montesquieu, Pascal, Machiavel, sont éloquens par une seule expression, par une épithète frappante, par une image rapidement tracée, dont le but est d'éclaircir l'idée, mais qui agrandit encore ce qu'elle explique. L'impression de ce genre de style pourroit se comparer à l'effet que produit la révélation d'un grand secret; il vous semble, que beaucoup de pensées ont précédé la pensée qu'on vous exprime, que chaque idée se rapporte à des méditations profondes, et qu'un mot TOME I. K vous permet, tout-à-coup, de porter vos regards dans les régions immenses que le génie a par courues, Les philosophes anciens, exerçant, pour ainsi dire, une magistrature d'instruction parmi les hommes, avoient toujours pour but l'enseignement universel; ils découvroient les élémens, ils posoient les bases, ils ne laissoient rien en arrière ; ils n'avoient point encore à se préserver de cette foule d'idées communes, qu'il faut indiquer dans sa route, sans néanmoins fatiguer en les retraçant. Il étoit impossible qu'aucun écrivain de l'antiquité pût avoir le moindre rapport avec Montesquieu; et rien ne doit lui être comparé, si les siècles n'ont pas été perdus, si les générations ne sont pas succédées en vain, si l'espèce humaine a recueilli quelque fruit de la longue durée du monde. La connoissance de la morale a dû se perfectionner avec les progrès de la raison humaine. C'est à la morale sur-tout que, dans l'ordre intellectuel, la démonstration philosophique est applicable. Il ne faut point comparer les vertus des modernes avec celles des anciens, comme hommes publics; ce n'est que dans les pays libres qu'il existe de généreux rapports et de constans devoirs entre les citoyens et la patrie. Les habitudes ou les préjugés, dans les pays gouvernés despotiquement, peuvent encore souvent inspirer des actes brillans de courage militaire; mais le pénible et continuel dévouement des emplois civils et des vertus législatives, le sacrifice désintéressé de toute sa vie à la chose publique n'appartient qu'à la passion profonde de la liberté. C'est donc dans les qualités privées, dans les sentimens philanthropiques et dans quelques écrits supérieurs, qu'il faut examiner les progrès de la morale. Les principes reconnus par les philosophes modernes, contribuent beaucoup plus au bonheur particulier que ceux des anciens. Les devoirs imposés par nos moralistes se composent de bonté, de sympathie, de pitié, d'affection. L'obéissance filiale étoit sans bornes chez les anciens. L'amour paternel est plus vif chez les modernes ; et il vaut mieux sans doute qu'entre le père et le fils, celui des deux qui doit être le bienfaiteur, soit en même temps celui dont la tendresse est la plus forte. Les anciens ne peuvent être surpassés dans leur amour de la justice; mais ils n'avoient point fait entrer la bienfaisance dans les devoirs. |