dire Euripide pour engager le père d'Admète à se dévouer à sa place? Les Grecs peignoient une action généreuse; mais ils ne savoient pas quelles jouissances on peut trouver à braver la mort pour ce qu'on aime, quelle jalousie on peut attacher à n'avoir point de rivaux dans ce sacrifice passionné. On dit, avec raison, qu'on ne pourroit pas mettre sur le théâtre français la plupart des pièces grecques, exactement traduites: ce ne sont point quelques négligences de l'art qui empêcheroient d'applaudir à tant de beautés originales; mais on auroit de la peine à supporter maintenant, un certain manque de délicatesse dans les expressions sensibles. En étudiant les deux Phèdres, il est sur-tout facile de se convaincre de cette vérité. Racine a risqué sur le théâtre français un amour dans le genre grec; un amour qu'il faut attribuer à la vengeance des dieux. Mais combien on voit néanmoins dans le même sujet la différence des siècles et des mœurs! Euripide auroit pu faire dire à Phèdre : Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée ; Mais jamais un Grec n'auroit trouvé ce vers : Ils s'aimeront toujours. Les tragédies grecques sont donc, je le crois, très-inférieures à nos tragédies modernes, parce que le talent dramatique ne se compose pas seulement de l'art de la poésie, mais consiste aussi dans la profonde connoissance des passions; et sous ce rapport la tragédie a dû suivre les progrès de l'esprit humain. Les Grecs n'en sont pas moins admirables dans cette carrière comme dans toutes les autres, quand on compare leurs succès à l'époque du monde dans laquelle ils ont vécu. Ils ont transporté sur leur théâtre tout ce qu'il y avoit de beau dans l'imagination des poètes, dans les caractères antiques, dans le culte du paganisme; et le siècle de Périclès étant beaucoup plus avancé en philosophie que le siècle d'Homère, les pièces de théâtre ont aussi dans ce genre acquis plus de profondeur. On peut remarquer un perfectionnement sensible dans les trois tragiques Eschyle, Sophocle, et Euripide; il y a même trop de distance entre Eschyle et les deux autres, pour expliquer seulement cette supériorité par la marche natu‣ relle de l'esprit dans un si court espace de temps; mais Eschyle n'avoit vu que la prospérité d'Athènes: Sophocle et Euripide oat été témoins de ses revers; leur génie dramatique s'en est accru: le malheur a aussi sa fécondité. Eschyle ne présente aucun résultat moral : il n'unit presque jamais par des réflexions la douleur physique (*) à la douleur de l'ame. Un cri de souffrance, une plainte sans développement, sans souvenir, sans prévoyance, exprime les impressions du moment, montre quel étoit l'état de l'ame avant que la réflexion eût placé au-dedans de nous-mêmes un témoin de nos mouvemens intérieurs. Sophocle met souvent des maximes philosophiques dans les paroles des chœurs. Euripide prodigue ces maximes dans les discours de ses personnages, sans qu'elles soient toujours parfaitement liées à la situation et au caractère. On voit dans ces trois auteurs et leur talent personnel, et le développement de leur siècle; mais aucun d'eux n'atteint à la peinture déchirante et mélancolique que les tragiques anglais, que les écrivains modernes nous ont donnée de la douleur; aucun d'eux ne présente une philosophie sensible, aussi profondément analogue (*) Voyez Prométhée. aux souffrances de l'ame. Le genre humain, en vieillissant, devient moins accessible à la pitié ; il a donc fallu creuser plus avant pour retrouver la source de l'émotion; et le malheur isolé a eu besoin de recourir à une force intérieure plus 'agissante. Les récompenses sans nombre qu'on accordoit au génie dramatique parmi les Grecs, encourageoient sous beaucoup de rapports les progrès de l'art; mais les délices mêmes de la louange nuisoient, à quelques égards, au talent tragique. Le poète étoit trop satisfait, trop exalté, pour donner au malheur une expression profundément mélancolique. Dans les tragédies modernes, on apperçoit presque toujours par le caractère du style, que l'auteur lui-même a éprouvé quelques-unes des douleurs qu'il représente. Le goût des Grecs, dans les tragédies, est souvent remarquable par sa pureté. Comme ils étoient les premiers, comme ils ne pouvoient être imitateurs, ils ont dû commencer par les défauts de la simplicité, plutôt que par ceux de la recherche. Toutes les littératures modernes. ont essayé d'abord de faire mieux, ou du moins autrement que les anciens. Les Grecs ayant la nature seule pour modèle, ont eu quelquefois de la grossièreté, mais jamais d'affectation. Aucun de leurs efforts n'étoit perdu; ils étoient dans la véritable route. On peut quelquefois reprocher aux tragiques grecs la longueur des récits et des discours qu'ils mettoient sur la scène; mais les spectateurs n'avoient pas encore appris à s'ennuyer; et les auteurs ne resserrent leurs moyens d'effet, que lorsqu'ils redoutent la prompte lassitude des spectateurs. L'esprit philosophique rend plus sévère sur l'emploi du temps; et loin que les peuples à imagination exigent de la rapidité dans les tableaux qu'on leur présente, ils se plaisent dans les détails, et se fatigueroient bien plutôt des abrégés. Les Grecs font aussi, relativement à nous, beaucoup de fautes dans leur manière de parler des femmes. Ils faisoient représenter leurs rôles dans les tragédies par des hommes, et ne concevoient pas le charme que les modernes attachent à l'idée d'une femme. A l'exception de ce petit nombre de critiques, les Grecs ont dans leurs tragédies un goût parfait, une régularité remarquable. Ce peuple, si orageux dans ses discussions politiques, avoit un esprit sage et |