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réunis à Lillebonne, Guillaume promit de ne plus altérer la monnaie (1); et les Normands crurent ne pas trop payer cette concession, si importante pour le commerce, en consentant un impôt perpétuel qui prit le nom de monnéage ou fouage (2). Mais ils avaient affaire à un homme non moins rusé que puissant. Le duc, ne trouvant plus de gain à la fabrication des espèces, n'en fit plus fabriquer; et néanmoins ses sujets continuèrent à lui payer le monnéage. Telle est la cause de l'excessive rareté de nos monnaies; elles cessent, ou à peu près, précisément à l'époque où les ateliers monétaires commencèrent à reprendre quelque activité. Depuis 1150, les mentions de la monnaie normande sont excessivement rares. En voici une, des dernières années du onzième siècle, qui paraît avoir échappé à l'attention de nos numismatistes, et que je livre à leurs méditations. Lors de la première croisade, dit Guibert de Nogent, les habitants de Laodicée, ayant chassé Robert de Normandie (Courteheuse), qui s'était emparé de leur ville, abolirent, en haine de ce prince, l'usage de la monnaie de Rouen (3). Dans notre province, on se servit principalement d'esterlins d'Angleterre et de manceaux entre les années 1080 et 1150, et de monnaies angevines après l'avénement des Plantagenets. La livre rouennaise, monnaie de compte, se perdit peu à peu; elle était tout à fait remplacée par la livre tournois à la fin du douzième siècle (4).

Guillaume le Conquérant, malgré son avidité et ses perfidies, était un très-grand prince, pacificateur de son pays : aussi fut-il très-regretté. A sa mort, en 1087, les Rouennais, tremblant pour leurs biens, accompagnèrent en grande affliction le corps de leur duc, qui fut déposé sur un navire, puis transporté à Caen (5). Ces pressentiments n'étaient que trop fondés. Sous

(1) Pour avoir le texte complet de l'ordonnance de Lillebonne, il faut, ainsi que l'a remarqué M. Chéruel, dans son Hist. de Rouen (t I, p. Ixxi, note 2), réunir aux articles publ. par D. Bessin (Concilia norm., pars prior, p. 67), ceux que cite D. Marlène (Thes. anecdotor., t. IV, p. 117-120).

(2) Brussel, Usage des fiefs, pp. 212-217.

(3) Gesta Dei per Francos, 1. VII (coll. Guizot, t. IX, p. 321).

(4) Voyez dans la Revue numismatique, 1842, p. 108 et 116; 1843, p. 152, les curieux articles de MM. Lecointre-Dupont et Ad. de Longpérier sur les monnaies normandes. M. de Longpérier a réfuté complétement la dissertation sur les monnaies anglo-normandes, insérée à la suite des Antiquités de Ducarel, p. 289 de la traduction de M. Léchaudé d'Anisy.

(5) Orderic Vital, ap. du Chesne, Script. rer. Normann., p. 661.

l'indolent Robert Courteheuse, les seigneurs recommencèrent à piller. Les désordres renaissants et le désir d'appartenir, comme par le passé, au roi d'Angleterre déterminènent à Rouen la conspiration de Conan. On sait que nos bourgeois, battus, payèrent cruellement l'amende, après quoi les deux frères, Robert Courteheuse et Guillaume le Roux, furent réconciliés. Robert partit ensuite pour la croisade, laissant à Guillaume la régence du duché.

Durant cette régence de Guillaume le Roux, et pendant le règne de Henri Ier, dit Beau-Clerc, roi d'Angleterre et duc de Normandie, c'est-à-dire de 1095 à 1135, surtout depuis la défaite du prétendant Guillaume Cliton en 1119, la ville de Rouen jouit d'une assez grande tranquillité. Henri le renouvela ses priviléges et la fit agrandir. Mais la mort de ce prince ramena la guerre civile. Sa fille, l'impératrice Mathilde, femme de Geoffroi, comte d'Anjou, et le comte Étienne de Blois, petit-fils du Conquérant, se disputèrent l'Angleterre et la Normandie. Si le commerce et les franchises des Rouennais souffrirent de ces troubles, on eut du moins des ménagements pour la bourgeoisie, prise en corps. Déjà la ville était en état de se faire craindre, et de protester hautement contre les méfaits des grands. C'était une cité puissante, dont on recherchait la faveur, et qui n'ouvrit ses portes à Geoffroi, en 1144, que sous condition. L'impulsion donnée par Guillaume le Conquérant avait donc porté ses fruits; Rouen était devenu le port et l'entrepôt de commerce le plus important du nord-ouest de la France.

<< Chose remarquable, dit M. Chéruel, lorsque les historiens du douzième siècle parlent de Rouen, ce n'est pas seulement la basilique, l'abbaye et le château qui frappent leur attention; ils parlent surtout du grand commerce de la ville, alimenté par le fleuve qui la traverse (1). Guillaume du Neubourg (2) et Orderic Vital (3) ont épuisé l'élégance de leur rhétorique pour faire l'éloge de Rouen; mais j'aime mieux citer les vers que M. Ch. Richard a récemment signalés, et dont il a fixé la composition entre les années 1147 et 1151.

Rothoma nobilis, urbs antiqua, potens, speciosa,
Gens Normanna sibi te preposuit dominari;

(1) Hist. de Rouen précitée, t. I, p. 13.

(2) Apud Hearne, t. I, p. 220. D. Bouquet, t. XIII, p. 116 (3) Edit. le Prevost, t. II, p. 324.

Imperialis honorificentia te super ornat (1);
Tu Rome similis, tam nomine quam probitate,
Rothoma, si medium removet, et Roma vocaris.
Viribus acta tuis devicta Britannia servit;

Et tumor Anglicus et Scotus algidus et Galo sevus,
Munia, protensis manibus, tibi debita solvunt (2).

Le poëte normand (car un Normand, je dirais même un Rouennais, peut seul avoir dicté ces lignes) nous transporte ensuite dans le royaume de ses frères, établis en Italie, et nous le montre en rapports directs avec toute l'Europe orientale, avec l'Asie et l'Afrique. Si, d'une part, les flatteries que notre auteur adresse au roi Roger II, en terminant sa tirade, nous ont paru être à l'acquit d'une dette de reconnaissance contractée pendant un voyage en Italie, d'autre part, les vers que nous venons de transcrire prouvent incontestablement les liens étroits qui unissaient l'Anglais, l'Ecossais et le Gallois avec notre ville. Bientôt la conquête de l'Hibernie, par Henri II, en 1155, allait étendre encore les relations maritimes de la Normandie (3). Le commerce rouennais atteignit alors son apogée; et la preuve, c'est qu'à la fin de ce siècle, en 1180, au milieu des troubles, la ferme de la vicomté de Rouen et ses annexes rapportaient au duc près de 6000 livres (4), ce qui représenterait aujourd'hui une valeur de 600,000 francs, tandis que cette même ferme rapportait seulement, en 1298, 1,600 livres; en 1299, 1,625 livres, et en 1301, 2,062 livres (5).

Ces conquêtes multipliées, ces établissements lointains suffisent-ils pour affirmer que les Normands allaient, au douzième siècle, commercer par mer jusque dans la Méditerranée? Nous ne le pensons pas. Il faut avouer toutefois qu'on pourrait citer, à l'appui de cette conjecture, l'analogie que voici : en 1204, un comte de Flandre ayant été élevé sur le trône de Constantinople, tout aussitôt les ports de l'Archipel se trouvèrent visités par les navires des Flamands et ceux de leurs voisins (6). Il faut remarquer, en outre, que l'Océan n'étant alors ni le chemin de l'Inde ni

(1) Allusion à l'impératrice Mathilde et au pont qu'elle a fait construire à Rouen. (2) Notice sur l'ancienne bibliothèque des échevins de la ville de Rouen, par M. Ch. Richard. Rouen, 1845, in-8°, p. 37.

(3) La bulle par laquelle Adrien III accorde l'Irlande à Henri II est dans Spelmann, ap. Houard, Anc. lois des Franç., t. II, p. 265.

(4) Magni rot. scacc. Norm., éd. de M. Léchaudé d'Anisy, part. I, p. 22, col. 1 et 2. (5) B. R. suppl. lat., ms. 110, folios 68 ro, 19 ro, 27 ro, 45 ro et 111 vo.

(6) Pardessus, Lois marit., t. II, introduct., p. 83 et s.

celui de l'Amérique, ne servait qu'à alimenter et à étendre le commerce de la Méditerranée, qui était la mer importante. Nous croyons donc que les navigateurs du septentrion ont dû chercher de bonne heure à pénétrer dans ce grand lac, où affluaient les produits du monde entier, et que les Normands, appelés par leur établissement des Deux-Siciles, y pénétrèrent les premiers. Peut-être quelque pièce, ensevelie jusqu'ici dans les archives italiennes, viendra-t-elle un jour éclairer cette question; pour le moment, nous nous en tiendrons à cette opinion reçue, que, pendant tout le cours du douzième siècle, les commerçants du nordouest de l'Europe n'ont pas fréquenté d'autres ports du Midi que ceux de l'Espagne et du Portugal (1). Quant aux expéditions faites militairement, sur les côtes de la Péninsule, et même dans la Méditerranée, elles sont nombreuses au douzième siècle. Dès le temps de leurs incursions du neuvième siècle, les Normands exploraient les côtes d'Espagne, de Portugal, de Provence et d'Italie. Devenus chrétiens, ils allèrent, au commencement du onzième siècle, combattre les Maures de l'Espagne septentrionale (2), et, au douzième, ils attaquèrent les Sarrasins des Algarves et du royaume de Séville. En 1147, les deux cents navires flamands, allemands et anglo-normands, qui se rendaient en Palestine, relâchèrent en Portugal; Robert, abbé du mont SaintMichel, qui était de cette expédition, en rend témoignage. En 1188, une petite flotte, partie de l'Escaut, toucha les côtes d'Angleterre, celles de France et de Bretagne, où elle se grossit de quelques voiles, puis se rendit à Lisbonne avec trente-quatre autres bâtiments qui l'avaient devancée; elle vint assiéger Silves, détruisit Cadix, marché déjà célèbre, où s'échangeaient les produits de l'Afrique et de l'Espagne, franchit ensuite le détroit et aborda à Marseille (3). Enfin, en 1191, l'expédition navale qui conduisit Richard Cœur-de-Lion en Orient se composait de trente grauds vaisseaux ou galères de Marseille, et de soixante-trois navires qui, des ports de Normandie et d'Angleterre, se rendirent

(1) Pardessus, Lois marit., t. II, introduct., p. 83 et s.

(2) Cf. Chron. S. Petri Vivi Senon. ap. D. Bouquet, t. X, p. 223; Ord. Vital, édit. le Prevost, t. I, p. 181, note, et t. If, p. 401, note.

(3) Reiffenberg, Relat. anc. de la Belgique et du Portugal, p. 8; d'après une chronique publiée par l'abbé Gazzera dans les Mém. de l'Acad. des sc. de Turin, séric II, t. II, p. 177.

dans la Méditerranée, après avoir relaché en Portugal (1). Ces navires se rencontrèrent plusieurs fois avec les vaisseaux de l'Orient, et constatèrent leur supériorité par des victoires.

L'ensemble de ces faits montre clairement, selon nous, que le grand mouvement naval du treizième siècle se préparait depuis longtemps, et que les Anglo-Normands y contribuèrent dans une forte proportion. Leurs relations commerciales s'en accrurent nécessairement au moyen âge comme en tout autre temps, car la prépondérance sur les mers est l'indice d'un commerce étendu et florissant. Par malheur, ces mêmes expéditions maritimes contribuaient à développer la pire de toutes les spéculations : la piraterie. En effet, les princes, en empruntant pour leurs guerres incessantes les navires du commerce, se virent forcés d'autoriser les armateurs à s'indemniser de leurs pertes sur les navires et les marchandises des ennemis. De cette façon, la piraterie ne tarda pas à être un état normal, et il devint impossible de faire le commerce maritime un peu au loin, sans équiper, en mème temps, pour la course. Nous nous réservons de traiterarément cette curieuse question d'histoire maritime.

Les excursions dans lesquelles nous venons de suivre les Normands semblent nous avoir entrainé bien loin du port de notre ville; mais les plus hardis navigateurs du midi de l'Europe vont nous y ramener. Vers 1200, nous trouvons que les marchands génois, Jacobo de Isola, Grimaldo Vicecomiti et Ugo Drappario, amenèrent au roi Jean-sans-Terre, en faisant le tour de l'Espagne, sans aucun doute, des balistes de la Ligurie (2). Recherchons avec ces étrangers qui s'arrêtèrent dans notre ville, quels étaient les éléments principaux de son commerce maritime à la fin du douzième siècle. Trois corporations ou ghildes primaient alors dans Rouen. C'étaient les mariniers (3), les tanneurs (4) et les marchands de cordouan (5). Les tanneurs et cordouanniers expédiaient leurs produits dans l'intérieur de la France, et notamment à Paris, où leur industrie n'eut un bon nombre de représentants qu'au milieu du quatorzième siècle (6). Les mariniers avaient le

(1) Note communiquée par M. Deville.

(2) Magni rot. scacc. Norm., p. 109, col. 2.

(3) Ordonnances, t. 11, p. 433.

(4) Chéruel, Hist. de Rouen précitée, t. 1, p. 34 (charte de Henri 11).

(5) Du Cange, au mot Corvesarii (charte de Henri I).

(6) Pardessus, Lois marit., t. III, introd. p. 120.

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