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tent à profusion ces interminables poëmes; mais par combien de sacrifices fallait-il acheter ce frivole avantage! On rapprochait pour l'oreille les mots Vendosme et saint Cosme, Trapes et napes, Grapin et sapin, merveilles et seilles, asségier et négier, Maubuisson et buisson; mais en même temps on outrageait le bon goût et le sens commun en disant qu'un évêque, marchant à la tête d'une armée, pensait peu aux faits de saint Cosme (1); que le roi d'Angleterre, rentré dans ses États, y mangea depuis sur maintes napes (2); que le roi de France désire combattre cent fois plus qu'acheter du sapin (3); que des soldats courent faire un grand feu

Sans porter eau en poz n'en seilles (4);

qu'en été on voit peu neiger (5), et que sur mer il y a peu de haies et de buissons (6). Voilà par quels procédés on réussissait à rimer des milliers de vers. Parmi ces pitoyables remplissages, il en est qui fatiguent d'autant plus le lecteur qu'il les voit reparaître à chaque instant sous une forme plus ou moins semblable. Guillaume Guiart ne se contente pas d'avoir dit une fois, en faisant le récit d'un combat, que les vaincus ou les lâches voudraient bien être ailleurs que sur le champ de bataille. Cette pensée vulgaire devient pour lui une mine en quelque sorte inépuisable. Quand il lui manque une rime, il revient à sa pensée favorite : seulement, au lieu de répéter, comme il l'avait dit d'abord,

Chascun d'eus vousist ailleurs estre (7),

il introduira dans cette formule un léger changement, et obtiendra successivement les désinences qui lui sont nécessaires, en disant qu'on voudrait être à Chypre (8), à Méhun (9), à Naples (10), à Clervaux (11), à Tyr, (12), à Liége (13), en Vermandois (14), etc. C'est par un procédé analogue et non moins fastidieux qu'en parlant des habitants d'une ville ou des soldats d'une armée, il ne vous dira pas qu'on les voit tous fuir ou

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combattre ; à ce mot tous, il substituera des périphrases qui varieront, non pas selon le sens, mais selon la rime : ce seront tantôt les bons et les mauvais qu'il appellera aussi les meilleurs et les pires (1); tantôt les vieux et les jeunes (2); ailleurs, les fous et les sages, qu'il nommera au besoin personnes sages et sotes, folles et guerses, sages et non savants (3). Un peu plus loin, on voit paraître les beaux et les laids, les personnes pâles et rouventes, noires et blondes, brunes et bises, les blancs et les fauves (4); puis les courbes, les torts et les gambes, qui sont opposés aux droits (5), les pesants et les légers, les gens courtoises et enfrunes (6) (renfrognées), etc. Au reste, pour que le lecteur ait une idée bien exacte du triste abus que Guillaume Guiart a fait de ces périphrases, j'en citerai deux ou trois exemples.

Sur l'ordre du connétable, l'armée française s'apprête à partir le lendemain :

Pour ce font leur dars emmaler

Cil d'armes droit parlant et baube;
L'endemain bien matin à l'aube
Partent les veluz et les chaus

D'Arraz aveuc les mareschaus (7).

Voilà donc les gens d'armes divisés en deux classes, ceux qui bégaient et ceux qui ne bégaient pas; deux vers plus loin, Guillaume Guiart ne distingue plus dans l'armée française que des hommes velus et des chauves. Mais il est plus étonnant encore de voir comment il exprime cette idée que tous les clairons retentissent à la fois :

Les luxurieus et les chastes
Buisines sonnent à tiex hastes
Qu'il pert à leur débatemenz

Que venuz soit li jugemenz (8).

Certes, personne ne pouvait s'attendre à voir parler de luxure et de chasteté en pareille matière; et je suis certain aussi qu'on

(1) V. 2800 et 8879.

(2) V. 4278.

(3) V. 18327, 11571, 13188 et 4302.

(4) V. 18365, 11873, 15917, 13107 et 8827.

(5) V. 4252, 4278 et 7259.
(6) V. 12949 et 11826.

(7) V. 17438 à 17442.

(8) V. 11197 à 11200.

chercherait vainement à deviner le vers que Guillaume Guiart a imaginé pour rimer avec le nom du cardinal Cholet :

François VIII jourz là atendirent;
Après ce d'ileuc se partirent

Li dur maigre et li gras molet (1).

Ce vers burlesque me rappelle un trait révoltant par lequel il dépeint ailleurs une mêlée sanglante :

L'acier tranche là mègre et graisse (2).

Je suis bien loin, hélas ! d'avoir épuisé la matière, mais je ne veux pas oublier que ces défauts si choquants s'alliaient pourtant à certaines qualités estimables, qu'à travers tout ce fatras on découvre, de temps en temps, une pensée juste, une expression heureuse, un tour vif et rapide. Ces rares éclairs, qui brillent de loin en loin, éblouissent tellement certains lecteurs qu'ils en demeurent comme étonnés; oubliant les longues heures d'ennui qui ont précédé ces courtes jouissances, ils tombent dans une admiration exagérée. D'autres, et c'est le plus grand nombre, regrettent le temps qu'ils ont perdu à parcourir quelques centaines de vers fades et monotones; ils ont lu çà et là, au hasard, sans rien rencontrer de bien (ce qui est la chance ordinaire), et, faute de patience, ils ont fermé le livre pour ne plus le rouvrir. Entre cet enthousiasme et cet excès de rigueur, il y a un juste milieu à tenir. Sans prétendre que la lecture de cette poésie soit aussi profitable qu'elle est ennuyeuse, il est impossible de ne pas reconnaître qu'on y apprend toujours quelque chose. Il faut surtout tenir compte à l'auteur du noble sentiment qui l'a inspiré; il faut se rappeler qu'il a entrepris sa chronique pour relever l'honneur de sa patrie; qu'après avoir vaillamment combattu pour elle, souffrant et blessé, il a voulu la servir d'une autre manière, en conservant le souvenir des victoires qu'il avait partagées.

Au reste, les détails que j'ai encore à donner désarmeraient la critique la plus sévère. Guillaume Guiart avait écrit son poëme en l'honneur de Philippe le Bel, à qui il voulait l'offrir avant que personne en eût un exemplaire (3); mais il ne paraît pas avoir été largement récompensé de ses exploits guerriers ni de son

(1) V. 12319 à 12321.

(2) V. 16857.

(3) V. 488 à 492.

mérite littéraire. C'est du moins ce que donnent à penser trois chartes que l'on conserve aux Archives du royaume, et qui nous apprennent que Guillaume Guiart, d'Orléans, habitait en 1313 la paroisse Saint-Médard, près Paris, et qu'il était ménestrel de bouche, c'est-à-dire, si je ne me trompe, qu'il exerçait l'état de chanteur (1). Il était marié alors; car le 4 février 1313, le dimanche après la Chandeleur, il se présentait avec Perronelle, sa femme, devant le garde de la prévôté de Paris pour déclarer qu'ils avaient vendu, l'un et l'autre, à Philippe l'Espicier bourgeois de Paris, moyennant la somme de douze livres parisis, une rente de quarante sols parisis assise sur leur maison, et de plus sur une masure et un quartier de vigne, situés à Paris en Montfetart, paroisse Saint-Médard, lesquels étaient déjà grevés d'une rente annuelle de trente sols parisis due à Gérard Rossignol. En d'autres termes, il empruntait sur hypothèque, au taux énorme de 16 pour cent, une somme dont la valeur relative répondrait à peu près à mille francs de notre monnaie. Le 18 avril suivant, il faisait un nouvel emprunt; cette fois le capital était de cent sols parisis et la rente de vingt sols, c'est-à-dire que le crédit de Guillaume Guiart avait encore baissé, puisqu'il était obligé de promettre un intérêt de vingt pour cent. Ce second acte nous apprend en outre le nom d'un autre créancier, Raoul le Vanier, à qui Guillaume Guiart devait une rente de vingt sols parisis, garantie de la même manière. La maison du pauvre ménestrel de bouche était donc grevée de quatre-vingt sols de rente, sans compter les trente sols spécialement assis sur la masure et le quartier de vigne.

Deux ans plus tard, il devait à Philippe l'Espicier dix sols de rente de plus, probablement pour défaut de payement des arrérages. Du 10 juillet 1315 au 13 septembre suivant, il avait laissé prononcer contre lui, par son juge, le chambrier de SainteGeneviève, quatre défauts, dont le profit avait été adjugé le 11

(1) Le mot ménestrel, comme ministerialis, a si souvent le sens d'officier, que les mots ménestrel de bouche semblent au premier coup d'œil désigner tout autre chose qu'un chanteur. Mais on trouve au mot menesterellus, dans le supplément de Du Cange, plusieurs textes tirés des registres du Trésor des chartes, où il est question de ménestrels de haulz instrumens, de ménestrels de trompes, et enfin d'un ménestrel de bouche. Il m'a paru que ces diverses locutions, tirées de la même source, devaient s'interpréter de la même manière, et qu'il fallait reconnaître là des ménestrels dont les uns faisaient de la musique instrumentale, les autres de la musique vocale.

octobre au créancier poursuivant. Enfin, le 15 mars 1316, attendu que Guillaume Guiart avait laissé depuis longtemps sa maison vide et non garnie, en sorte que Philippe l'Espicier et autres n'avaient rien trouvé à y prendre pour le cens et les arrérages qui leur étaient dus; attendu que ladite maison, louée par main de justice, ne rapportait pas de quoi indemniser les censiers, le chambrier de Sainte-Geneviève, considérant les défauts prononcés successivement contre Guillaume Guiart, contumace, adjugea audit Philippe l'Espicier la saisine de l'héritage contentieux, en réservant toutefois la question de propriété, comme l'exigeaient le droit et la coutume.

Pour l'honneur de ce bon vieux temps, que j'aime aussi, mais dans une certaine mesure, et sans prétendre qu'il doive nous servir en tout de modèle, je voudrais pouvoir ajouter que Guillaume Guiart n'a pas été abandonné sans secours à la rigueur du droit et de la coutume qui se réunissaient pour couvrir de leur protection l'usure la plus révoltante. Mais je n'ai pas trouvé de renseignements sur l'issue de son procès ni sur les dernières années de sa vie, et malheureusement il est bien à craindre qu'il n'ait terminé ses jours dans la misère et dans l'oubli.

NATALIS DE WAILLY,

Membre de l'Institut.

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