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PREMIÈRE PARTIE,

Contenant les Pensées qui se rapportent à la philosophic, à la morale et aux belleslettres.

ARTICLE PREMIER.

DE L'AUTORITÉ EN MATIÈRE DE PHILOSOPHIE.

LE respect que l'on porte à l'antiquité est aujourd'hui à tel point, dans les matières où il devroit avoir le moins de force, que l'on se fait des oracles de toutes ses pensées, et des mystères même de ses obscurités; que l'on ne peut plus avancer de nouveautés sans péril; et que le texte d'un auteur suffit pour détruire les plus fortes raisons. Mon intention n'est point de corriger un vice par un autre, et de ne faire nulle estime des anciens, parce que l'on en fait trop; et je ne prétends pas bannir leur autorité pour relever le raisonnement tout seul, quoique l'on veuille établir leur autorité seule au préjudice du raisonnement. Mais parmi les choses que nous cherchons à connoître, il faut considérer que les unes dépendent seulement de la mémoire, et sont purement histo

riques, n'ayant alors pour objet que de savoir ce que les auteurs ont écrit; les autres dépendent seulement du raisonnement, et sont entièrement dogmatiques, ayant pour objet de chercher à découvrir les vérités cachées. Cette distinction doit servir à régler l'étendue du respect pour les an

ciens.

Dans les matières où l'on recherche seulement de savoir ce que les auteurs ont écrit, comme dans l'histoire, dans la géographie, dans les langues, dans la théologie; enfin dans toutes celles qui ont pour principe, ou le fait simple, ou l'institution, soit divine, soit humaine, il faut nécessairement recourir à leurs livres, puisque tout ce que l'on peut en savoir y est contenu d'où il est évident que l'on peut en avoir la connoissance entière, et qu'il n'est pas possible d'y rien ajouter. Ainsi, s'il est question de savoir qui fut premier roi des François; en quel lieu les géographes placent le premier méridien; quels mots sont usités dans une langue morte, et toutes les choses de cette nature; quels autres moyens que les livres pourroient nous y conduire ? Et qui pourra rien ajouter de nouveau à ce qu'ils nous en apprennent, puisqu'on ne veut savoir que ce qu'ils contiennent? C'est l'autorité seule qui peut nous en éclaircir. Mais où cette autorité a la principale force, c'est dans la théologie, parce qu'elle y est inséparable de la vérité, et que nous ne la connoissons que par elle : de sorte que, pour donner la certitude entière des matières les plus incom

préhensibles à la raison, il suffit de les faire voir dans les livres sacrés; comme pour montrer l'incertitude des choses les plus vraisemblables, il faut seulement faire voir qu'elles n'y sont pas comprises; parce que les principes de la théologie sont au-dessus de la nature et de la raison, et que, l'esprit de l'homme étant trop foible pour y arriver par ses propres efforts, il ne peut parvenir à ces hautes intelligences, s'il n'y est porté par une force toute-puissante et surnaturelle.

Il n'en est pas de même des sujets qui tombent sous les sens ou sous le raisonnement. L'autorité y cat inutile, la raison seule a lieu d'en connoître; elles ont leurs droits séparés. L'une avoit tantôt tout l'avantage; ici l'autre règne à son tour. Et comme les sujets de cette sorte sont proportionnés à la portée de l'esprit, il trouve une liberté toute entière de s'y étendre sa fécondité inépuisable produit continuellement, et ses inventions peuvent être tout ensemble sans fin et sans interrup

tion.

C'est ainsi que la géométrie, l'arithmétique, la musique, la physique, la médecine, l'architecture, et toutes les sciences qui sont soumises à l'expérience et au raisonnement, doivent être augmentées pour devenir parfaites. Les anciens les ont trouvées seulement ébauchées par ceux qui les ont précédés : et nous les laisserons à ceux qui viendront après nous en un état plus accompli que nous ne les avons reçues. Comme leur perfection dépend du temps et de la peine, il est évi

dent qu'encore que notre peine et notre temps nous eussent moins acquis que leurs travaux séparés des nôtres, tous deux néanmoins, joints ensemble, doivent avoir plus d'effet que chacun en particulier.

L'éclaircissement de cette différence doit nous faire plaindre l'aveuglement de ceux qui apportent la seule autorité pour preuve dans les matières physiques, au lieu du raisonnement ou des expériences; et nous donner de l'horreur pour la malice des autres, qui emploient le raisonnement seul dans la théologie, au lieu de l'autorité de l'Ecriture et des Pères. Il faut relever le courage de ces gens timides qui n'osent rien inventer en physique; et confondre l'insolence de ces téméraires qui produisent des nouveautés en théologie.

Cependant le malheur du siècle est tel, qu'on voit beaucoup d'opinions nouvelles en théologie, inconnues à toute l'antiquité, soutenues avec obstination, et reçues avec applaudissement; au lieu que celles qu'on produit dans la physique, quoiqu'en petit nombre, semblent devoir être convaincues de fausseté dès qu'elles choquent tant soit peu les opinions reçues : comme si le respect qu'on a pour les anciens philosophes étoit de devoir, et que celui que l'on porte aux plus anciens des Pères étoit seulement de bienséance!

Je laisse aux personnes judicieuses à remarquer l'importance de cet abus, qui pervertit l'ordre des sciences avec tant d'injustice; et je crois qu'il y en

aura peu qui ne souhaitent que nos recherches prennent un autre cours, puisque les inventions nouvelles sont infailliblement des erreurs dans les matières théologiques, que l'on profane impunément; et qu'elles sont absolument nécessaires pour la perfection de tant d'autres sujets d'un ordre inférieur, que toutefois on n'oseroit toucher.

Partageons avec plus de justice notre crédulité et notre défiance; et bornons ce respect que nous avons pour les anciens. Comme la raison le fait naître, elle doit aussi le mesurer; et considérons que, s'ils fussent demeurés dans cette retenue de n'oser rien ajouter aux connoissances qu'ils avoient reçues, ou que ceux de leur temps eussent fait la même difficulté de recevoir les nouveautés qu'ils leur offroient, ils se seroient privés eux-mêmes et leur postérité du fruit de leurs inventions.

Comme ils ne se sont servis de celles qui leur avoient été laissées que comme de moyens pour en avoir de nouvelles, et que cette heureuse hardiesse leur a ouvert le chemin aux grandes choses, nous devons prendre celles qu'ils nous ont acqui ses de la même sorte; et, à leur exemple, en faire les moyens, et non pas la fin de notre étude; et ainsi tâcher de les surpasser en les imitant. Car qu'y a-t-il de plus injuste que de traiter nos anciens avec plus de retenue qu'ils n'ont fait ceux qui les ont précédés, et d'avoir pour eux ce respect incroyable, qu'ils n'ont mérité de nous que parce qu'ils n'en ont pas eu un pareil pour ceux qui ont eu sur eux le même avantage?

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