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dogmes que Luther et Calvin. La science allemande, en sauvant leur mémoire de l'oubli, a rendu un service considérable à l'histoire de l'humanité. On voit par la vie et la doctrine de ces précurseurs inconnus, comment s'accomplissent les révolutions; les grands hommes qui y figurent ne sont pas ceux qui les font; ils mettent leur puissante individualité au service d'idées élaborées avant eux par la conscience générale. Les plus grands des révolutionnaires ne sont pas les novateurs proprement dits; ceux-ci se bornent d'ordinaire à formuler les vœux des peuples, souvent en les exagérant; les vrais novateurs sont ces hommes obscurs qui s'inspirent des sentiments de l'humanité et préparent à l'ombre les croyances destinées à devenir un jour le pain de vie du genre humain. Telle est l'histoire de la réforme; elle préexistait à Luther; le moine saxon ne fit que lui donner son nom et lui prêter sa force.

II. L'hétérodoxie.

On aime à se représenter le moyen-âge comme une époque de foi naïve. Mais la foi sans mélange de doute est plus qu'un idéal, c'est une utopie; cette utopie ne se réalisera jamais, et, quoi qu'on en dise, elle peut encore moins se réaliser sous le christianisme que dans la religion de l'avenir. La religion révélée repose sur un fait faux et sur une idée fausse, or l'erreur ne peut jamais être acceptée par l'universalité du genre humain : telle est la cause des protestations qui accompagnent la révélation chrétienne depuis sa naissance et qui ne lui manqueront pas, aussi longtemps qu'il y aura des adorateurs du Dieu-Homme. Elles se sont produites au moyen-âge sous les formes les plus diverses: tantôt c'est le sentiment religieux qui se révolte contre l'Église dominante tantôt c'est la raison qui combat la foi tantôt c'est l'incrédulité qui se fait jour dans la philosophie, dans la littérature et dans les mœurs.

Les hérésies du moyen-âge étaient bien plus radicales que le protestantisme; celles-là mêmes qui restaient dans les limites du christianisme traditionnel dépassaient de beaucoup les timides réformes du seizième siècle; elles ne laissaient rien debout dans l'Église; c'est la raison pour laquelle elles échouèrent, car, pour

réussir, les révolutions doivent accepter le passé, tout en le transformant. A côté des sectes chrétiennes, il y en avait qui ne conservaient du christianisme que le nom; peut-on appeler chrétiennes des doctrines qui professent le panthéisme? Un mouvement plus remarquable se produit au moyen-âge, ce sont de longues aspirations vers une religion progressive. Le Règne du Saint Esprit et l'Evangile Éternel, indiquent par leur nom que ces tentatives se rattachent au christianisme historique; on pourrait donc croire que dès le moyen-âge l'humanité a conçu l'idée du progrès dans le domaine de la religion; mais ce serait se faire illusion sur l'importance de ces rêveries apocalyptiques; elles révèlent seulement un besoin de l'esprit humain : ce sont des instincts, ce n'est pas une doctrine.

La scolastique passe pour être entièrement chrétienne. Il est vrai qu'elle commença par être une dépendance de la théologie; tel fut même, en apparence, son rôle pendant tout le moyen-âge. Au début de l'ère féodale, saint Damien déclare que « la philosophie est la servante de la théologie et qu'elle doit suivre sa maîtresse de crainte qu'elle ne s'égare si elle prenait les devants. » (1) Dans l'âge d'or de la scolastique, Albert le Grand proclame la théologie la science par excellence : « Elle domine sur toutes les autres sciences, dit-il; elle seule possède la vérité, elle seule est la sagesse (2). » Telle est encore au quinzième siècle l'opinion de Gerson (3). Le langage hautain de la théologie a trompé les historiens; ils ont pris les prétentions pour une réalité. Brucker conteste le nom de philosophe aux scolastiques parce que, dénués de toute liberté d'esprit, ils se mirent au service de la cour de Rome et firent de la science un instrument de la domination pontificale (4). Les écrivains modernes abondent dans cet ordre d'idées; ils disent << que la scolastique n'est autre chose que l'emploi de la philoso

(1) Damiani, Opusc. xxxvi, 5 (Op., T. III, p. 271).

(2) Albertus Magnus, Summa theologica, Tract. II, proœm. (Op., T. XVII, p. 18).

(3) << Theologia scientias omnes alias subditas habet velut ancillas. » (Gerson, Op., T. I, p. 489.)

(4) Brucker, Historia philosophiae, T. III, p. 743, 724.

phie comme simple forme au service de la foi (1). » Cependant ces mêmes docteurs que les philosophes répudient comme étant trop enchaînés par le dogme pour conserver l'indépendance de la raison, sont accusés et par les réformateurs et par les néocatholiques de donner trop à la raison. Melanchthon reproche aux scolastiques de n'admettre d'autre justice que celle de la raison, d'enseigner que l'homme peut aimer Dieu par dessus tout, sans le secours de la grâce : à quoi bon alors le christianisme? s'écrie l'ami de Luther (2). Schlegel trouve que la scolastique n'est pas assez chrétienne, qu'elle tient trop à Aristote : au fond, dit-il, elle est rationaliste (3).

Si nous devions choisir entre ces deux opinions, nous préférerions la dernière. La philosophie du moyen-âge, malgré sa couleur orthodoxe, n'en est pas moins ennemie du christianisme, et cela doit être, car la philosophie ne peut accepter la révélation; l'opposition est donc dans la force des choses; elle peut longtemps être latente, cachée à ceux-là mêmes qui se disent tout ensemble croyants et philosophes; mais elle finit par éclater, et alors le divorce est éternel. Au moyen-âge, la rupture ne se fit pas d'une manière éclatante. L'Église, bien qu'hostile à la liberté de penser, ne condamna jamais la philosophie comme telle; dans sa prudence, elle se contenta de réprouver les erreurs des philosophes. La philosophie, de son côté, tout aussi prudente, n'attaqua pas ouvertement la religion. Elle commença par aider la théologie à bâtir ses systèmes. Mais il est contraire à la raison de servir d'instrument, et il est contraire à l'essence d'une religion révélée de reconnaître l'indépendance de la raison. L'alliance de la religion et de la philosophie ne pouvait donc subsister. La scission se fit au quatorzième siècle. La raison fut déclarée incompétente dans le domaine de la théologie. C'était une séparation de corps plutôt qu'un divorce; mais la séparation seule était une révolution. Pen

(1) Tennemann, Geschichte der Philosophie, T. VIII, p. 12. — Cousin, Cours de l'histoire de la philosophie, IXe leçon.

(2) Apologie de la Confession d'Augsbourg (de justific., 64).

(3) J. Schlegel, Philosophie der Geschichte (XIVe leçon. T. XIV, p. 430); Geschichte der Literatur (Xe leçon, T. II, p. 42-44).

dant le moyen-âge, la théologie absorbait la philosophie à tel point, que toute science lui était subordonnée. Au quatorzième siècle, la philosophie, en se séparant de la théologie, sécularisa la science; la raison reprit son indépendance. Quant à la théologie, déclarée incompatible avec la raison, ou au-dessus de la raison, elle fut désertée par cela même, et elle perdit insensiblement son autorité.La philosophie maintint en face de l'Église le droit de la libre pensée telle est la gloire de la scolastique. D'où lui venait cet élément de liberté, si étranger au catholicisme? C'était un legs de l'antiquité; quelques rayons de la philosophie grecque qui percèrent à travers les nuages de la barbarie féodale, suffirent pour illuminer les esprits et pour empêcher la domination absolue du catholicisme. L'influence d'Aristote interprété par les Arabes ne fut pas seulement une influence d'initiation; il déposa dans les esprits des germes de doctrines anti-chrétiennes qui conduisirent à une opposition radicale contre l'orthodoxie catholique. De là procède le courant d'incrédulité philosophique qui commence dès le douzième siècle et se prolonge jusque dans les temps modernes. L'incrédulité ne date pas du dix-huitième siècle, elle date du moyen-âge. Ce n'était pas l'aberration de quelques philosophes; l'incrédulité pénétra dans les mœurs, elle se révéla dans la littérature populaire, elle se manifesta par l'indifférence et le scepticisme. Cela s'explique plus facilement qu'on ne le croit. Une religion qui impose à la raison des croyances que la raison ne peut admettre, aboutit fatalement à l'incrédulité. Les deux extrêmes se touchent. Plus le catholicisme était superstitieux, plus la réaction devait être passionnée. La plus sanglante injure que l'on ait adressée au Christ ne vient pas des libres penseurs; c'est le moyen-âge qui a placé le Fils de Dieu parmi les Imposteurs avec Moïse et Mahomet. L'incrédulité n'est pas un mouvement purement négatif : quand la raison se détache de toute religion, c'est que les religions positives ne la satisfont point. Mais la critique, quelque amère qu'elle soit, implique l'aspiration à une religion plus parfaite, et souvent elle contient même les éléments d'une nouvelle croyance. Il en fut ainsi du paganisme qui sembla renaître au quinzième siècle, avec la littérature de la Grèce. C'était une réaction excessive contre le spiritua

lisme chrétien, le désir instinctif d'une religion qui donne satisfaction à tous les besoins de l'humanité : cette religion ne pouvait être celle du seizième siècle, ce sera la religion de l'avenir.

III. La Réforme et le moyen-âge.

Ainsi il y a deux mouvements au moyen-âge; l'un tend à réformer le catholicisme, l'autre dépasse le christianisme pour aboutir, soit à la philosophie ou à une nouvelle religion, soit à l'indifférence et à l'incrédulité. Le mouvement réformateur était légitime. Le catholicisme, par sa tendance à tout rapporter à des œuvres extérieures, compromettait l'existence même de la religion et de la moralité. Sans une réformation, la chrétienté aurait moisi dans une superstition pire que le paganisme, car le paganisme respectait au moins la liberté de l'esprit humain, tandis que le catholicisme menaçait de la détruire. Mais s'il importait de réformer l'Église, il était tout aussi nécessaire d'arrêter le mouvement anti-chrétien des sectes, de la philosophie et de l'incrédulité, Le temps d'une religion supérieure au christianisme n'était pas arrivé; ceux qui y aspiraient n'avaient que de vagues instincts; leur charité conduisait à l'abdication de l'individualité et à la communauté universelle, c'est-à-dire à la destruction de l'humanité. La philosophie n'avait pas de ces prétentions extravagantes, mais elle présentait un autre danger, c'était d'affaiblir le sentiment religieux; elle n'était pas en état de préparer une nouvelle religion, et de fait elle n'y songeait pas; cependant elle exprimait un besoin légitime en réclamant la liberté de penser. L'incrédulité, en tant qu'elle est une tendance négative, ne pouvait prévaloir, car l'homme ne vit pas de négation, mais de foi.

Tels étaient les éléments religieux et intellectuels de la société chrétienne au seizième siècle : une Église corrompue et une religion dégénérée : une philosophie incrédule et l'indifférence gagnant les masses. Que fallait-il à l'humanité? Une régénération du sentiment religieux qui donnât de nouvelles forces au christianisme, en l'épurant et en le rendant acceptable à la conscience générale. Ce fut l'œuvre de la réforme. De toutes les accusations portées

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