Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

le nôtre, il s'infiltre dans le nôtre, il ne fait plus qu'un avec lui; voilà pourquoi ils parlent par notre bouche et ils agissent par nos membres »('). Il ne faut donc pas s'étonner si les actes les plus simples de notre existence physique sont le produit d'une action démoniaque. C'est ainsi que la toux n'est autre chose que la voix d'un diable qui en appelle un autre. Richalme est lui-même émerveillé de sa découverte : qui l'aurait cru! dit-il. Il craint presque de passer pour un sorcier (2). Après cette surprenante révélation, il n'y a plus rien qui doive nous surprendre. Le mal, jusque dans ses moindres manifestations, est dû au diable: « Les morsures des puces et des poux viennent des démons. Si quelqu'un m'avait dit cela, ajoute l'abbé de Schoenthal, je l'aurais traité de fou; mais je le sais de science certaine, pour en avoir eu une longue expérience » (3).

Tous les hommes sont tentés par les démons, mais il y a des êtres privilégiés dont la vie entière n'est qu'une lutte continuelle avec l'esprit du mal. Pour peu que l'on suppose de malice au diable, on croira facilement qu'il tente de préférence les saints et tous ceux qui cherchent à pratiquer la perfection spirituelle. Rien de plus curieux que ses artifices. Dès la nuit, il prépare l'œuvre du jour, car le diable ne dort pas, et il empêche les moines de dormir, afin qu'ils dorment du jour. Quand la cloche appelle les religieux au chœur, les démons y entrent avec eux. Une armée d'esprits malfaisants se jettent avec une irrésistible impétuosité sur les yeux de l'abbé, pour fermer ses paupières; d'autres créent des ténèbres factices qui favorisent le sommeil; comment ne succomberait-il pas? Et quand l'abbé dort, qui oserait reprendre les moines s'ils imitent son exemple? L'heure de la messe sonne; les plus malins parmi les esprits malicieux se réservent pour cette solennité. Lorsque le moment approche, les démons s'assemblent; les zélés vont gourmander les paresseux : « Que faites-vous ici, oisifs et inoccupés? Pourquoi n'allez-vous pas à la messe? Hâtez-vous, accourez! » Leur

(1) Pez, Thes., T. I, 2, p. 398, 428.

(2) Ibid., p. 445.

(3) Ibid., p. 417.

allaque est alors si impétueuse, qu'il n'y a pas moyen de se défendre; les plus fervents perdent la tranquillité d'esprit nécessaire pour le saint sacrifice » (1).

Les démons n'aiment pas plus les lectures pieuses ou instructives que les prières et les solennités de la religion. Ils ont recours à mille ruses pour troubler les moines. Un moyen qui leur réussit presque toujours, c'est de faire dormir les religieux qui essaient de lire. L'abbé qui nous sert de guide dans nos études démonologiques, connaissant les pratiques de l'ennemi, avait soin de tenir sa main découverte afin que le froid le tint éveillé; mais les démons ne se laissent pas battre si facilement ils le tourmentaient en piquant sa peau comme des puces, jusqu'à ce que l'abbé remit la main sous le froc; alors la chaleur le séduisait et il laissait là son livre pour se livrer aux douceurs du sommeil (2). Le travail corporel ne plaît pas davantage au diable; une oisiveté complète est ce qui l'arrange le mieux. Quand les moines travaillent, les démons entravent leur respiration, ou ils se jettent sur les bras et les jambes des travailleurs pour les forcer à se reposer, ou ils excitent leur mécontentement et les dégoûtent de leurs occupations. L'abbé et ses moines étaient un jour occupés au jardin à porter des pierres pour bâtir un mur; ils entendirent un démon, bel esprit, réciter ce vers d'Horace :

« Sumite materiam, et versate diu, quid ferre recusent
Et valeant humeri. »

Le malicieux démon ajouta : « Celui qui a dit cela, n'était pas un sot; vous devriez vous faire une vie douce comme Horace; il est impossible que vous supportiez longtemps les pénibles travaux que l'on vous impose» (3). L'abbé de Schoenthal ne dit pas si les religieux prêtaient une oreille attentive à ces insinuations: la chose est probable.

Nous n'avons rien dit encore de la distraction la plus impor

(1) Pez, Thesaur., T. I, 2, p. 378, 380.

(2) Ibid., p. 389-391.

(3) Ibid., p. 408, 464.

tante des moines, de leurs repas. Parfois les démons cherchent à leur ôter l'appétit, afin de les affaiblir par l'abstinence quand l'heure du diner approche, ils occasionnent des nausées aux pauvres frères, ou ils gonflent leur ventre. Heureusement l'abbé a trouvé un remède au mal, c'est de s'asperger d'eau bénite. Plus souvent les démons excitent la gourmandise des religieux aux jours de grande fête, dit notre abbé, quand on sert de bon vin, les esprits malins accourent et les enivrent. Un incrédule pourrait dire que le diable prenait là une peine inutile; mais ce qui prouve pour les démons, c'est qu'ils empêchaient parfois les moines de boire. Notre abbé se plaint de ce qu'ils lui donnaient des renvois, quand il avait bu du vin. On croirait que le diable travaillait à sanctifier l'abbé, en le dégoûtant de cette dangereuse boisson. Pas du tout. Richalme dit que le vin était nécessaire à sa santé (1).

Un douteur, comme il y en a encore par-ci par-là, demandera peut-être où l'abbé de Schoenthal a puisé sa merveilleuse science. C'est une science d'observation : le moine allemand parle sans cesse avec les démons, il entend tout ce qu'ils disent, tout ce qu'ils machinent; Richalme ne s'explique pas trop comment de purs esprits peuvent émettre des sons corporels, mais il est sûr de les entendre, il rapporte leurs conversations; nous n'osons pas les transcrire, de peur qu'on ne prenne le diable pour un niais. Que si l'on veut savoir pourquoi tout le monde n'entend pas le langage des démons, la réponse est bien simple : c'est une grâce de Dieu. L'abbé de Schoenthal avait grand'peur que ce don divin ne le portât à l'orgueil; il eut soin de recommander au religieux à qui il dictait ses révélations, de ne les publier qu'après sa mort (2).

En lisant cet incroyable amas de niaiseries, il nous est venu un doute le saint abbé n'a-t-il pas mystifié ses lecteurs? Il est certain qu'il décrit admirablement les passions, les vices et les habitudes des moines, sous le nom d'inspirations ou d'attaques du démon. Les religieux sont inattentifs à la messe œuvre du diable. L'abbé dort au choeur : c'est une légion d'esprits malfaisants qui

(1) Pez, Thes., T. I, 2, p. 379, 412, 413, 420.

(2) Ibid., p. 403, 404, 435, 375.

[ocr errors]

:

«

lui ferment les yeux. L'abbé aime mieux dormir que de lire son bréviaire : c'est Satan qui fait les fonctions de Morphée. Les moines sont paresseux à l'ouvrage : c'est le diable qui les empêche de travailler. Ils mangent jusqu'à avoir des nausées : œuvre des esprits malins. Ils se grisent aux jours de fête illusion! c'est le démon qui les enivre. Les révélations de l'abbé de Schoenthal seraient-elles donc une satire du monachisme? De graves autorités ne nous permettent pas d'insister sur ce doute. Charles Visch, dans sa Bibliothèque de Citeaux, dit que l'ouvrage de Richalme est indispensable aux philosophes, aux théologiens et aux ascètes. » Ce sont les propres paroles de l'illustre Caramuel. Pez, qui a publié les Révélations de notre abbé, avoue qu'elles ne sont pas toutes des oracles; mais il ajoute que « les âmes pieuses ont l'expérience journalière des embûches du diable » (1). Le savant bénédictin a raison; les révélations de l'abbé de Schoenthal, bien qu'elles ressemblent aux hallucinations d'un cerveau fêlé, n'ont rien de singulier pour celui qui connaît tant soit peu la littérature du moyenâge. Ainsi le moine Césaire d'Heisterbach consacre tout un livre de son ouvrage sur les miracles, à prouver que les démons influent sur tous les actes de notre existence. Et où puise-t-il ses preuves? Il commence par l'Écriture Sainte, puis il raconte une série d'histoires qui sont tout aussi croyables que celles de l'Évangile et celles de l'abbé Richalme (2). Pierre le Vénérable raconte sur les exploits du diable à Cluni des fables qui surpassent en stupidité, si la chose est possible, les rêves de l'abbé de Schoenthal (3).

Nous n'avons pas même le droit de rire du moyen-âge les croyances superstieuses de nos pères se sont perpétuées, parce qu'elles sont de l'essence du christianisme. Gerson combattit bien des superstitions; aux yeux des ultramontains modernes, l'illustre chancelier passerait presque pour un hérétique; cependant sur les tentations du diable il est d'accord avec les moines les plus bor

(4) Pez, Thes., T. I, Préface, p. 72.

(2) Cæsar. Heisterbachensis, de Miraculis, lib. V.

(3) Peter Venerabilis, de Miraculis, I, 12, ss. (Bibliotheca Maxima Patrum, T. XXII, p. 1096).

nés; si son langage n'a plus ce parfum exquis de bêtise qui nous charme dans l'abbé de Schoenthal, sa doctrine est au fond la même : « Il y a lutte permanente entre Dieu et le diable, dit-il; l'un fait tout pour notre bien, l'autre tourne tout à notre mal; nos pensées et nos actions sont soumises à l'influence du démon. » Gerson parcourt les passions, les faiblesses, les imperfections de l'homme, et partout il voit l'action des esprits malins ('). Luther renchérit encore sur les catholiques; il prend au pied de la lettre les paroles des apôtres qui proclament Satan prince et Dieu de ce monde; il en conclut que le pain que nous mangeons, que l'eau que nous buvons, que l'air que nous respirons, que les habits que nous portons, enfin que tout ce qui constitue notre vie, appartient à l'empire du diable. Luther croyait fermement que les maux qui frappaient les hommes étaient l'œuvre du démon; aussi ne voulait-il pas que l'on eût recours aux médecins pour guérir les maladies, convaincu qu'il était que les remèdes spirituels avaient seuls de l'efficacité pour combattre Satan (2). Il y a plus, et ceci achève de confondre le rationalisme du dix-neuvième siècle : Bossuet enseigne une doctrine qui ne diffère que par la forme des rêveries de l'abbé de Schoenthal. Appuyé sur l'Écriture Sainte, l'évêque de Meaux dépeint le diable comme « un ennemi toujours vigilant qui rôde sans cesse aux environs pour tâcher de nous dévorer. » Bossuet nous met en garde contre ses finesses, ses fraudes et ses tromperies : « De même, dit-il, qu'une vapeur pestilente se coule au milieu des airs, et imperceptible à nos sens insinue son venin dans nos cœurs; ainsi cet esprit malin, par une subtile et insensible contagion, corrompt la pureté de nos âmes. Sa malice est spirituelle et ingénieuse, il trompe les plus déliés. Sa haine désespérée et sa longue expérience le rendent de plus en plus inventif; il se change en toutes sortes de formes » (3).

Après cela, il n'y a plus qu'à baisser la tête et à reconnaître en

(1) Gerson, De diversis diaboli tentationibus (Op., T. III, p. 589-602): « In eo omni quod cogitamus, loquimur, operamur, deceptionis suæ tendit laqueos. >> (2) Meiners, Vergleichung der Sitten des Mittelalters, T. III, p. 323-325. (3) Bossuet, Sermon sur les démons (OEuvres, T. V, p. 953, 954).

« ZurückWeiter »