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qui fait son ménage, le magistrat qui remplit ses fonctions, l'ouvrier qui travaille, font une œuvre aussi sainte que le moine qui prie et qui jeune » (1). Mais qu'est-ce que cette vie laïque que Luther sanctifie? Luther est-il de l'avis des humanistes que la nature est sainte et que pour être saint, l'on n'a qu'à obéir à ses inspirations? Le réformateur allemand est bien loin de dire avec Hutten que c'est un plaisir de vivre; il voit l'existence humaine en noir, de même qu'un moine catholique : « L'homme est livré en proie au diable, sa mission est de souffrir. A chaque instant, nous devons nous attendre à quelque malheur; si une heure se passe sans qu'il arrive dix accidents, il faut nous en féliciter comme d'un bonheur inouï »(2). Luther a peur des biens de la terre que les hommes recherchent avec tant d'âpreté; il est tout aussi convaincu que les catholiques que le monde est le domaine de Satan. Le réformateur connaît trop bien son Évangile pour ne pas voir les richesses avec défiance: heureux les pauvres! s'écrie-t-il (3). Si les richesses sont un si grand danger pour le salut, n'est-ce pas une folie insigne de travailler à les accroître? Luther a contre le commerce la même antipathie que les Pères de l'Église; il ne l'admet que pour les besoins de première nécessité, comme le faisaient les patriarches, mais le commerce extérieur lui paraît une peste, et les commerçants lui semblent pires que les brigands ('). Luther n'a pas davantage le sentiment du droit, il prend les préceptes de l'Évangile au pied de la lettre : « Ne résistez point au méchant, mais si quelqu'un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui encore la gauche; et à celui qui veut vous appeler en justice pour vous enlever votre tunique, abandonnez encore votre manteau. » Ici plus que jamais la distinction entre les conseils et les préceptes était nécessaire pour mettre l'Évangile en harmonie avec la réalité des choses: cependant Luther la rejette comme un sophisme et un mensonge; il traite de païens les

(1) Luther, De captivitate babylonica Ecclesiæ.

(2) Luther, Bedenken, ob Kriegsleute in einem seeligen Stande sein können. (T. XXII, p. 325a).

(3) Luther, Ueber das Buch Mose (T, I, p. 134).

(4) Luther, Bedenken von Kaufshandlung (T. XXII, p. 306, 315).

chrétiens qui n'obéissent pas aux commandements précis du Sauveur. Les objections que l'on fait contre la doctrine évangélique du point de vue du droit ne le touchent pas la religion, dit-il, n'a rien de commun avec la loi civile. Si on lui demande, quelle sera dans cet ordre d'idées la mission de l'État, il répond que l'État est bon pour ceux qui ne sont chrétiens que de nom; il avoue du reste que c'est le grand nombre, il aurait pu dire tous, même ceux qui prêchaient une morale impossible (1).

Cette conception de la vie fut encore exagérée par les calvinistes. Voltaire dit que s'ils ouvrirent les portes des couvents, c'était pour changer toute la société humaine en couvents. Ceci n'est pas une pointe d'esprit; la tendance des protestants était réellement de faire du spiritualisme évangélique une loi pour tous les chrétiens, ce qui revenait à transformer tous les chrétiens en moines. Cela parut avec évidence dans la secte des Mennonites, vrais moines de la réforme, qui prirent les préceptes de l'Évangile au sérieux et les appliquèrent à la lettre la vie n'était pour eux qu'une aspiration à la mort (2). La même tendance produisit dans les temps modernes le mouvement piétiste. Nous voilà en plein monachisme.

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Mais gardons-nous d'apprécier la réforme avec les arguments sévères de la logique; l'inconséquence est de son essence. Le spiritualisme n'est qu'une des faces de la révolution religieuse du seizième siècle; c'est l'élément catholique, on peut dire chrétien, maintenu et parfois exagéré par les réformateurs. Il y avait bien d'autres tendances dans le protestantisme. En brisant les cloîtres, les protestants rompaient, sans s'en douter, avec la conception chrétienne de la vie. Lorsque Luther prit une femme, il accepta par cela même les plaisirs comme les maux de l'existence réelle. Aussi rencontre-ton chez lui, à côté de sentiments profondément chrétiens, des accents de franche nature : c'est le sang germain qui reparaît. Luther ne condamne pas les joies de ce monde; il n'est rien moins que piétiste, il approuve la danse; il dit, comme ferait Rabelais,

(4) Luther, Von weltlicher Obrigkeit (T. XVIII, p. 392, s.); grosser Sermon vom Wucher (T. XXII, p. 452, s.).

(2) Sebastian Franks Chronik. (Gieseler, T. III, 2, p, 90, note 4).

que si le bon Dieu peut créer de bons grands brochets et de bons vins de Rhin, les hommes peuvent aussi les manger et les boire» (1). Ceci n'est plus la voix sombre du moyen-âge, c'est la voix de la renaissance: Suivez la nature.

L'humanité était déjà engagée dans cette voie, lorsque Luther parut; elle n'avait jamais pu se résigner à une conception de la vie qui détruit la vie; le sentiment de la réalité, de la conservation l'emporta toujours dans les masses sur les exagérations de la doctrine religieuse. Les hommes se refus rent à croire que Dieu les avait créés pour les livrer en proie au diable; la race germanique surtout, douée à un si haut degré du sentiment de la nature, ne pouvait pas voir dans cette nature si belle et si grande le domaine de Satan; elle était plutôt disposée à pousser trop loin le culte de la création, en la confondant dans sa majesté avec l'Être infini de qui elle procède. Cette manière de sentir était incompatible avec le dualisme chrétien de l'esprit et du corps. Non pas que la réhabilitation de la nature doive conduire à confondre Dieu avec la création et l'âme avec la mati re; la nature n'est que la manifestation de Dieu et le corps est la limite nécessaire de l'esprit, mais il est l'organe de l'âme et non son ennemi. Il n'y a plus de diable qui gouverne le monde et qui est occupé incessamment à lutter avec Dieu et à tenter l'homme. En ce sens, le dualisme chrétien est repoussé par la conscience moderne. La vie est une, spirituelle tout ensemble et temporelle. Plus de séparation entre les clercs et les laïques, une seule société; plus de distinction entre l'Église et l'État, une seule souveraineté, celle de la nation.

SII. La réforme et l'État (2).

Le catholicisme absorbe l'individu, la société et l'humanité tout entière. A l'individu, il ne laisse pas une ombre de liberté; depuis sa naissance jusqu'à sa mort, l'homme est enserré dans les chaînes d'un dogme immuable et d'une Église hors de laquelle il ne peut

(1) Luther, Ueber das Buch Mose (T. I, p. 462).

(2) Voyez mon Étude sur l'Église et l'État, 2 partie, p. 343-378.

faire un pas sans encourir la damnation éternelle. La société subit le même joug; l'Église lui prescrit les limites dans lesquelles elle doit se mouvoir; c'est elle qui dirige les destinées des peuples; les gouvernements ne sont que des instruments dans sa main, ils n'ont pas d'existence qui leur soit propre. C'est l'Église qui a le glaive temporel aussi bien que le glaive spirituel; si elle veut bien le confier aux princes, c'est à condition qu'ils le tirent sur son commandement, au premier signe de sa volonté. Son empire s'étend à l'humanité entière, car le pouvoir de l'Église vient de Dieu et il lui a été conféré sur tous les peuples. Il n'y a qu'une vérité, il ne peut donc y avoir qu'une loi et un seul organe de cette loi, c'est le pape. Il est vrai que le pape a en face de lui l'empereur, mais l'empereur lui est subordonné. A ceux qui oseraient comparer la papauté et l'empire, Rome répond que c'est comparer la lumière vivifiante du soleil au pâle reflet de la lune.

La réformation était une réaction contre l'Église; elle devait donc protester contre les prétentions d'un clergé qui, oubliant sa mission spirituelle, faisait consister la religion dans la puissance civile et politique; elle devait ramener la religion à sa vraie mission et donner par là satisfaction à la société laïque. Affranchir complètement la société de la domination cléricale, telle était la mission politique de la révolution du seizième siècle; elle est aussi légitime et aussi sainte que sa mission religieuse. Si l'individu a droit à la liberté, la société a un droit plus incontestable encore à la souveraineté. L'individu est soumis, à certains égards, à la société, tandis que les peuples ne sont assujettis à aucune autorité supérieure; leur indépendance ne saurait donc être limitée par un pouvoir quelconque : la souveraineté des nations n'a de bornes que celles que lui imposent les droits des individus.

Le caractère politique de la révolution du seizième siècle se manifeste avec éclat dans la réformation d'Angleterre. Protestants et catholiques se sont donné le mot pour la ravaler. « Henri VIII, dit Bossuet ('), l'auteur de la réformation anglicane et celui qui, à vrai dire, en a posé le véritable fondement dans la haine qu'il a inspirée

(1) Bossuet, Histoire des Variations, livre VII.

contre le pape et contre l'Église romaine, est un homme également rejeté et anathématisé de tous les partis. » Au dire de Herder, la réformation anglaise est la page la plus honteuse de l'histoire du protestantisme (1). Écoutons encore un écrivain anglais sur cette tache de sa patrie : « Nulle part la réformation ne se montra sous des couleurs aussi hideuses. En Angleterre, elle fut toute politique; ailleurs elle était toute religieuse. Parmi nous, les intérêts temporels se servirent des discussions théologiques pour arriver à leurs fins... Un monarque que l'on peut appeler sans injustice le despotisme incarné, des ministres sans principes, une aristocratie rapace, un parlement servile, voilà les auteurs de notre schisme, voilà les méprisables instruments auxquels nous devons la liberté religieuse. L'œuvre commencée par Henri, l'assassin de ses femmes, fut continuée par Somerset, l'assassin de son frère et terminée par Élisabeth, l'assassin de l'infortunée Marie Stuart, qui venait lui demander asile » (*). Nous ne prendrons pas la défense d'Henri VIII, pas plus que de la servilité du clergé et du parlement. Mais pour apprécier la réformation d'Angleterre, il ne faut pas oublier que la révolution religieuse avait une mission politique, et il faut tenir compte du génie de la race anglaise. Imbue plus que toute autre nation de l'esprit d'individualité des Germains, elle veut l'indépendance, le selfgovernement, en matière religieuse comme en matière politique. Ce besoin de liberté existait chez tous les peuples, mais il devait se produire avec une vivacité particulière chez les Anglais. Voilà ce qu'il y a de légitime dans la réformation d'Henri VIII; les mauvaises passions du roi ne peuvent pas flétrir la révolution à laquelle il donna son nom, et qui se serait faite sans lui.

Le cardinal Reginald Poole raconte qu'Henri VIII était prêt à céder au pape, quand un confident de Wolsey, le fameux Cromwell, lui insinua qu'il pouvait se passer de l'approbation de Rome : « Sire, lui dit-il, vous n'êtes qu'un demi-roi, et nous ne sommes que des demi-sujets; les évêques prêtent double serment au roi et au pape, et le second les relève du premier. Redeve

(1) Herder, Adrastea (T. XXXIII, p. 107).

(2) Edinburgh Review, dans la Revue Britannique, 1829, T. I, p. 172.

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