Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

Luther ne fut pas moins hostile à la renaissance. Il ne prit pas part à la lutte de Reuchlin contre les dominicains; le drapeau de l'humanisme n'était pas le sien. Il voyait dans Érasme un second Lucien, et il n'avait pas tout-à-fait tort. Ce qu'il combat chez les humanistes comme chez les scolastiques et chez Aristote, c'est l'orgueil de la raison; il veut l'humilier, l'anéantir, pour que l'homme se repose dans une foi absolue. Jamais un catholique n'a parlé de la raison avec plus de dédain que le réformateur allemand. Il avoue qu'il n'y a pas un dogme du christianisme qui ne choque la raison humaine. « Quoi de plus absurde, dit-il, que la divinité du Christ (1)? conçoit-on un Dieu s'incarnant dans le sein d'une vierge? comprend-on qu'un Dieu, présent sous la forme du pain et du vin, soit mangé par les fidèles? Toute la religion n'est que folie aux yeux de la raison » (2). Quelle est la conclusion? ne faut-il plus croire? ou ne faut-il croire que ce que l'on comprend? Luther ravale la raison, il s'en moque « La raison va faire la loi à Dieu! elle lui fera la leçon ! elle lui apprendra ce qu'il aurait dû faire ou dire! »(5) Luther prodigue l'insulte à cette téméraire : « C'est la prostituée du diable, elle ne fait rien que blasphémer contre Dieu et critiquer ses œuvres; elle ne comprend rien à Dieu, il faut la tuer » ("). Puisque la raison n'est qu'aveuglement, que reste-t-il à faire, sinon « de fermer les yeux, les oreilles et tous les sens, et croire? » (5) Le Je crois parce que c'est absurde de Tertullien n'est pas plus fanatique. Pourquoi cette guerre acharnée contre la raison? Parce que l'expérience séculaire du moyen-âge attestait que la raison, alors même qu'elle semble se mettre au service de la foi chrétienne,

(1) «Weil Gottheit und Menschheit mehr wider einander sind, denn Himmel und Erden » (Sermon vom Sacrament, T. XIX, p. 401).

(2) Alle Vernunft muss dazu sagen es sei eitel Narrentheyding » (Ueber das Buch Mose, T. I, p. 174). « Gottes Wort ist immer der Vernunft eine Thorheit >> (Sermon vom Sacrament, T. XIX, p. 402).

(3) Luther's, Dass diese Worte Christi: das ist mein Leib, noch feste stehen wider die Schwarmgeister (T. XIX, p. 434).

(4) Luther's Werke, édit. de Walch, T. XX, p. 309; T. I, p. 263; T. II, p. 82; T. XXII, p. 369.

(5) Ueber das Buch Mose, T. I, p. 100 :«Augen, Ohren und alle Sinne zuthun, und nicht weiter fragen. »>

la ruine. Luther, plus franc que nos modernes orthodoxes, ne veut pas de la raison, parce que la vérité est tout entière dans la foi.

Quand la raison est en présence d'une religion qui, de l'aveu de Luther, contrarie la raison comme à plaisir, elle conduit fatalement à l'incrédulité. L'impiété avait envahi jusqu'au siége de saint Pierre. Luther vit de près l'ignoble comédie qu'on jouait à Rome; il en fut épouvanté. De Rome, l'incrédulité se répandit dans le reste de la chrétienté. Telle était l'indifférence générale, que Luther considérait le baptême des enfants comme un bienfait du ciel « Si l'on attendait, dit-il, que les hommes eussent atteint l'âge de raison pour leur conférer ce sacrement, il n'y en a pas un sur dix qui se ferait chrétien » ('). Les incrédules se mêlèrent au mouvement de la réformation pour la tourner à leur avantage (2). C'étaient des ennemis dangereux; les réformateurs leur firent une guerre à mort. Si la secte des libertins ne fut pas détruite, elle dut au moins céder la place à la réforme.

Le catholicisme était impuissant contre l'incrédulité; on peut même dire avec Luther que c'est lui qui l'avait engendrée et qui la nourrissait (3). C'est contre la décadence du sentiment religieux que la réforme était appelée à réagir. La difficulté était immense. Luther trouva des ennemis partout, chez les indifférents, chez les rationalistes, et surtout chez les moines dont la religion ne consistait que dans des momeries qui laissaient l'âme vide. Quelle arme le réformateur opposa-t-il à ses nombreux adversaires? Luther était une âme profondément religieuse; ce furent les terreurs de la foi qui l'entraînèrent au couvent (*). Il comptait trouver le calme et la sécurité dans la pratique des œuvres qui remplissaient la vie monastique et qui la faisaient considérer comme la voie de la perfec

(1) Luther, Vermahnung zum Sacrament des Leibes und Blutes unseres Herrn (T. XX, p. 248).

(2) Erasm. Epist. 1033 (T. III, 2, p. 1475): Subolet mihi multos his tumultibus admisceri paganos, qui nihil omnino credunt. — Cf. Epist. 1064, p. 1216.

(3) Luther, Kurtzes Bekenntniss vom Sacrament (T. XXI, p. 446).

(4) Melanchthon, Vita Lutheri : « Saepe eum cogitantem attentius de ira Dei, aut de mirandis pœnarum exemplis, subito tanti terrores concutiebant, ut pæne exanimaretur. »>

tion chrétienne. Quel fut son désenchantement! Son désespoir augmenta; vainement se soumit-il à toutes les tortures du corps et de l'âme usitées dans les cloîtres, il sentait tous les jours plus vivement qu'il y a entre l'homme déchu et Dieu une distance infinie, un abîme que les œuvres les plus saintes ne peuvent combler. L'âme troublée du jeune moine ne trouva de repos que dans la croyance de la justification par la foi. Ce dogme, au dire même de Luther, est le fondement de la réforme ('). On le conçoit: la réforme avait pour mission de ranimer le sentiment religieux, or le dogme de la justification anéantit l'homme devant Dieu; il tue la liberté et la raison au profit de la foi.

Est-il nécessaire de prouver que Luther n'est pas l'ennemi du christianisme? Il est réformateur, mais sans attaquer la religion, sans vouloir la corriger; il est réformateur, en exagérant le dogme chrétien de la grâce du reste il accepte tout le christianisme. Érasme lui reproche, non sans quelque dédain, d'avoir puisé dans les anciens tout ce qu'il a de bon et de mauvais; la seule chose, dit-il, qui lui appartienne, ce sont ses grandes phrases (2). Aux yeux de Luther, ce reproche était un mérite; il déclare lui-même qu'il vient prêcher le vieil Évangile, il se défend de l'ambition de nouveauté comme d'un crime, et ses partisans étaient dans le même ordre d'idées (3). Il combat l'Église, mais non le catholicisme; il avoue au contraire qu'il procède du catholicisme et que le catholicisme contient toute la vérité chrétienne ('). Ce ne fut pas sans déchirement de cœur, qu'il se sépara de l'Église, mais il y avait pour lui une autorité plus haute, la parole divine, telle qu'elle se trouve fixée dans l'Écriture Sainte. Il maintint toutes les

(1) Luther, Comment. in Epist. ad Galatas (T. IV, p. 90, verso, Jen.) : « In loco justificationis comprehenduntur omnes alii fidei nostræ articuli. »

(2) Erasm. Hyperaspitæ, lib. II (Op., T. X, p. 1445).

(3) Dans les conférences de Worms, de 1540, les protestants soutinrent qu'eux étaient dans la vraie tradition de l'Église universelle, et qu'ils n'étaient pas des novateurs (Ranke, Deutsche Geschichte im Zeitalter der Reformation, T. IV, p. 198).

(4) Brief von der Wiedertaufe (1528) (T. XIX, p. 675): « Wir bekennen, dass unter dem Papstthum viel christliches gutes, ja alles christlich gut sei, und auch daselbst herkommen sei an uns. >>

institutions qui lui paraissaient conciliables avec la parole de Dieu. L'Écriture était sa loi; il ne voulait s'en écarter à aucun prix, pas même dans l'intérêt de sa cause. Voilà pourquoi Luther resta inébranlable sur le dogme de la présence réelle; il fut tenté de la nier, sentant qu'il porterait par là le plus rude coup au papisme: «< mais, dit-il, je suis enchaîné, le texte est trop puissant, je ne puis en sortir, rien ne peut l'arracher de mon esprit » (1). Luther était si peu révolutionnaire, qu'il respectait même les superstitions catholiques, en ce sens qu'il ne voulait pas qu'on les détruisît par la violence. II réprouva les excès des iconoclastes: « Qu'importe, dit-il, que l'on abatte les images matérielles, si les âmes y restent attachées? et si les esprits s'en détachent, les statues et les tableaux ne feront plus aucun mal »>(). Dès le principe, le réformateur eut des partisans qui ne s'accommodaient pas de son humeur conservatrice : les Sickingen, les Hutten étaient tout disposés à faire appel au glaive; Luther les combattit vivement, au moment même où il avait besoin de leur appui : « Le monde, dit-il, a été vaincu par la parole, c'est par la parole que l'Église s'est maintenue, c'est par la parole qu'elle sera réformée. »(). Luther était un homme de foi et non de violence: « Prêcher et souffrir, dit-il, voilà notre mission; notre lutte n'est pas un combat à coups de poing, c'est un combat spirituel contre le démon. Jésus-Christ et ses apôtres n'ont pas démoli les temples, ni brisé les images, ils ont agi sur les âmes » (4).

Luther n'est pas un révolutionnaire; néanmoins il produisit la plus étonnante des révolutions, une révolution religieuse, au milieu d'un siècle qui penchait vers l'incrédulité. Cette révolution, il la fit non en détruisant et en accumulant des ruines, mais en s'emparant du dogme chrétien de la grâce, altéré et affaibli par la scolastique et par le monachisme. La réforme, bien qu'ébranlée, subsiste encore; des milliers d'âmes se nourrissent toujours de la parole

(1) Warnungsschreiben an alle Christen zu Strassburg (1525) (T. XIX, p. 226). (2) Luther, Wider die himmlischen Propheten (T. XIX, p. 159).

(3) Luther's Briefe (De Wette, T. I, p. 543).

(4) Luther's Brief an die Fürsten zu Sachsen von dem aufrührerischen Geiste (1524).

évangélique. Toutefois ce n'est là qu'une moitié de l'œuvre de Luther; il fut un réformateur pour l'église catholique aussi bien que pour les sectes protestantes. Au quinzième siècle, conciles sur conciles s'assemblèrent pour réformer la chrétienté, et ils ne parvinrent pas même à corriger les abus du pouvoir pontifical. Et voilà qu'un moine obscur fait ce que les papes, les cardinaux et les évèques ne pouvaient ou ne voulaient pas faire. Il ne s'agit plus de quelques abus de discipline: la religion même, ramenée à ses sources divines, est épurée, délivrée des superstitions humaines; elle recommence à vivre d'une vie nouvelle, comme une plante généreuse que l'on débarrasse des mauvaises herbes qui attirent à elles les sucs nourriciers de la terre. La vie communique la vie. Sous l'influence de la réformation, le catholicisme se réforme. L'incrédulité disparaît de l'Église, pour faire place à une ardeur conquérante; on ne voit plus de papes athées, de cardinaux qui plaisantent sur le Christ, de prélats qui ne croient pas à la vie future. Le sentiment religieux se réveille; les croyances de l'Église orthodoxe se rapprochent de celles de la réforme. Les choses en vinrent au point que Bossuet put croire qu'il n'y avait qu'un malentendu entre les catholiques et leurs frères séparés. C'était une illusion. Le protestantisme n'était pas seulement un mouvement conservateur, c'était aussi une révolution; il s'éloignait du christianisme traditionnel, tout en prétendant remonter à ses sources. C'est l'élément révolutionnaire de la réformation.

SII. Les révolutionnaires. Zuingle.

Luther se plaint qu'il avait une lutte plus rude à soutenir contre ceux qui exagéraient la réformation que contre le pape (1). Cela se conçoit facilement. Il y avait dans le catholicisme du moyen-âge tant d'abus révoltants, tant d'erreurs condamnées par le texte de l'Écriture, que la tâche du réformateur était facile, car il avait pour lui l'assentiment de tous ceux que la foi ou l'intérêt n'aveu

(1) Luther, Vermahnung an die gantze auf dem Reichstage zu Augspurg versammelte Geistlichkeit, 1530 (T. XX, p. 162).

« ZurückWeiter »