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niaient l'immortalité de l'âme (1). Tel est l'effet ordinaire des croyances qui contrarient la raison; quand la raison les rejette, il arrive trop souvent qu'elle repousse le fond avec la forme. C'est ce qui arriva pour l'immortalité de l'âme; la raison ne pouvant croire à la résurrection ni aux peines éternelles, se jeta dans l'incrédulité la plus absolue.

S VI. Les Averroïstes.

Chez tous les libres penseurs du moyen-âge, il y a un souffle de l'antiquité. L'hellénisme fut vaincu par le christianisme en tant qu'il s'identifiait avec le paganisme; mais il renfermait encore un autre élément qui ne pouvait périr, c'est la liberté de penser, le plus beau don de Dieu. Pendant de longs siècles, la raison subit le joug d'une foi aveugle; pour l'affranchir, il suffit d'un rayon de la culture hellénique. Cela est si vrai que dès le onzième siècle, des savants, admirateurs des lettres anciennes, désertèrent le catholicisme et furent condamnés au feu (2). Or, par un bienfait de la Providence, la philosophie orthodoxe s'inspirait d'un penseur grec: :Aristote brisa les liens que le dogme imposait à la libre pensée. On sait quelle fut la merveilleuse influence du disciple de Platon sur la scolastique. Un des grands docteurs du treizième siècle fut appelé le singe d'Aristote (3). Plus on avance dans le moyen-âge, plus son nom acquiert d'autorité; à la veille de la révolution religieuse du seizième siècle, on peut dire que la philosophie n'était plus chrétienne que de nom. Un théologien représenta Aristote comme le précurseur du Christ. Dans quelques églises on lisait sa Morale au même titre que l'Évangile, pour mieux dire, la Morale avait la préférence (*). Les néocatholiques maudissent cette influence exercéc par un païen; ils y voient le principe du rationalisme et des ten

(1) Erasmi Epist. 463 (Op.. T. III, P. 1, p. 503).

(2) Glaber Radulphus, II, 12.

(3) Albert le Grand (Tennemann, Geschichte der Philosophie, T. VIII, p. 488). (4) Gieseler, Kirchengeschichte, T. II, 2, § 74, note o; II, 4, § 146, note c.

dances antichrétiennes qu'on reproche à la scolastique (1). Au point de vue du christianisme, ils ont raison; car la doctrine aristotélique est en opposition complète avec les dogmes chrétiens. Le Dieu d'Aristote n'est que le premier moteur, une abstraction, sans lien avec le monde moral, sans action sur les individus et les sociétés. On ne peut pas dire précisément qu'il nie l'immortalité de l'âme, il ne s'en occupe pas. Si sa philosophie ne procède pas de la sensation, elle conduit presque inévitablement au sensualisme. L'incompatibilité de l'aristotélisme et du christianisme ne resta pas cachée au moyen-âge. Le fougueux ennemi des philosophes, Gautier de Saint Victor reprocha à Abélard, à Lombard, à Pierre de Poitiers et à Gilbert de la Porrée, de s'inspirer du philosophe grec: de là, dit-il, leurs erreurs sur la Trinité et sur l'Incarnation (2). L'antiquité, c'est la liberté de l'esprit, et la liberté de l'esprit dans le christianisme se traduit en hérésies; Eymeric, dans son Manuel des Inquisiteurs, place Aristote à la tête des hérétiques, pour avoir enseigné l'éternité du monde et nié la résurrection (5). La papauté vit le danger: Grégoire IX écrivit à l'Université de Paris pour lui signaler la contrariété entre la religion chrétienne et une philosophie qui ne connaît pas le vrai Dieu (*).

La voix des papes ne fut pas écoutée; le mouvement qui entraînait les esprits vers l'antiquité était irrésistible, et nous croyons qu'il était providentiel. Ce n'est pas que nous préférons la philosophie d'Aristote au christianisme; nous n'avons aucune sympathie pour les erreurs qui se répandirent sous son nom dans la chrétienté; nous croyons le Dieu de l'Évangile supérieur au Dieu d'Aristote, et nous préférons l'immortalité, quoique viciée par la conception de l'enfer, à la destruction de l'individualité humaine. Si nous voyons l'action de la Providence dans l'influence séculaire du philosophe grec, c'est qu'il fallait un contrepoids à la domination absolue du catholicisme. L'Église tendait à enchaîner la raison dans les liens d'un dogme déclaré divin, partant immuable; si elle l'avait em

(1) F. Schlegel, Philosophie der Geschichte, XIVe leçon.

(2) Bulaeus, Historia Universitatis Parisiensis, T. II, p. 403.

(3) Eymericus, Directorium Inquisitorum, p. 238.

(4) Neander, Geschichte der christlichen Religion, T. V, 1, p. 557.

porté, c'en eut été fait de l'indépendance de la pensée. L'humanité trouva un instrument de liberté dans les écrits d'Aristote. Peu importent les erreurs du philosophe; mieux vaut que l'esprit humain s'exerce sur des erreurs que de s'engourdir dans l'inaction et dans la servitude.

La voie par laquelle la philosophie d'Aristote arriva aux philosophes chrétiens nous montre l'intervention de Dieu dans la marche de l'humanité avec une clarté évidente. Il a fallu un concours de circonstances extraordinaires pour que le moyen-âge fût initié à la philosophie grecque. La langue dans laquelle Aristote a écrit, périt dans le cataclysme de l'invasion des Barbares, et avec la langue tout lien semblait rompu entre l'occident chrétien et l'antiquité grecque. Par la plus étonnante des révolutions, un peuple de l'Orient, arraché à ses déserts par un prophète, devient un agent de civilisation; ce furent les Arabes qui communiquèrent la philosophie d'Aristote aux penseurs du moyen-âge. Mais qui servira d'intermédiaire entre les Arabes et les chrétiens? Une autre race orientale, tout aussi ennemie du Christ que les sectateurs de Mahomet, se chargea de traduire les traductions arabes en latin, pour l'usage de la chrétienté. Il faut nier de parti pris la Providence pour ne pas apercevoir la main de Dieu dans cette suite de faits presque miraculeux.

Cependant la voie par laquelle la philosophie d'Aristote fut transmise au moyen-âge, augmenta le danger que présentaient les écrits du philosophe. Les Arabes et les Juifs développèrent jusque dans ses dernières conséquences la doctrine aristotélique sur Dieu et l'homme; il en résulta un système philosophique qui est en tout hostile à la religion chrétienne. Le Dieu des philosophes arabes est un Dieu sans liberté et sans providence; il se confond avec les lois générales de l'univers, il s'occupe de l'espèce et non de l'individu. Dans cette doctrine, la personnalité de l'homme disparaît; Averroes dit ouvertement que l'immortalité de l'âme n'est que la renaissance éternelle de l'humanité, et que le dernier terme de la perfection de l'homme est son absorption en Dieu ('). La philosophie arabe fait

(1) Renan, Averroès et l'Averroïsme, p. 81-88, 106, 110-114.

plus que ruiner le christianisme, elle détruit toute espèce de religion; car il n'y a plus de religion quand il n'y a pas un Dieu en rapport avec le monde qu'il a créé, il n'y a plus de religion quand l'homme n'a ni passé ni avenir. Cependant jusque dans cette philosophie anti-religieuse, il y a un côté vrai. Le catholicisme pratique est une espèce de spéculation: au moyen-âge, on achetait littéralement le ciel en faisant des donations à l'Église. Que l'on ne dise pas que ces aberrations sont étrangères à la doctrine chrétienne; elles en sont l'expression matérielle. Le christianisme enseigne que le bonheur du paradis est le dernier terme de la destinée de l'homme; les bonnes œuvres sont le moyen d'arriver à ce but; la vertu n'est donc plus l'idéal, mais l'instrument; par suite la morale et la religion deviennent un calcul. A ce point de vue, Averroès avait raison de dire « Parmi les fictions dangereuses, il faut compter celles qui tendent à ne faire envisager la vertu que comme un moyen d'arriver au bonheur; dès lors la vertu n'est plus rien, puisqu'on ne s'abstient de la volupté que dans l'espoir d'en être dédommagé avec usure. Le brave n'ira chercher la mort que pour éviter un plus grand mal. Le juste ne respectera le bien d'autrui que pour acquérir le double » (1).

Mais d'un autre côté, la philosophie arabe conduit à l'indifférence religieuse et à l'incrédulité. Ce n'est pas sans raison qu'Averroès passa au moyen-âge pour le représentant par excellence de l'impiété, «<le chien enragé qui, poussé par une fureur exécrable, ne cessait d'aboyer contre le Christ et contre la foi catholique » (2). La religion, à ses yeux, n'est qu'une œuvre d'erreur; aussi dit-il qu'elle est inutile aux philosophes et nécessaire seulement à ceux qui ne peuvent s'élever jusqu'à la philosophie. A ce point de vue, toute religion est également bonne et également mauvaise; Averroès met le mosaïsme, le christianisme et le mahométisme sur la même ligne; on lui attribue même l'idée qui concentre tous les blasphèmes de l'incrédulité, celle qui ne voit que trois imposteurs dans les grands hommes qui fondèrent les trois religions dominantes (3).

1) Renan, Averroès, p. 122.

(2) Renan, ib., p. 237. - Petrarch. Epist. sine titulo, p. 636. (3) Renan, ib., p. 131, 233, 234.

Telles étaient les doctrines religieuses d'Averroès, si l'on peut donner ce nom à une philosophie qui ruine la religion dans son essence. On croirait que ces opinions sacriléges ont dû être repoussées avec horreur dans un âge profondément chrétien; mais nous l'avons déjà dit, le christianisme ne régnait pas sur les âmes d'une manière aussi absolue qu'on le croit; rien ne le prouve mieux que la faveur que rencontra la philosophie arabe. Dès le commencement du treizième siècle, l'averroïsme était répandu en France. En 1240, l'évêque de Paris censura plusieurs propositions qui paraissent extraites d'un ouvrage d'Averroès (1). En 1269, treize propositions qui résument les erreurs du philosophe arabe, furent condamnées par l'évêque de Paris, de concert avec les maîtres en théologie. Ces censures répétées n'empêchèrent pas l'averroïsme de pulluler à Paris, comme le dit un biographe d'Albert le Grand (2). Le docteur allemand aperçut le danger de ces funestes doctrines; il les combattit dans un traité spécial, par ordre du pape Alexandre IV. Albert s'attacha surtout à refuter l'unité de l'intellect qui anéantit l'immortalité individuelle. Mais qui le croirait? l'attrait était si grand qu'il gagna l'adversaire d'Averroès sans qu'il s'en aperçùt (3). L'Ange de l'École à son tour rompit une lance contre le philosophe hétérodoxe ("). Les peintres italiens ont célébré le triomphe de saint Thomas sur Averroès; néanmoins l'averroïsme se maintint. L'Église, inquiète, le soumit à une critique détaillée; de là les censures de 1277, prononcées par Étienne Tempier, évêque de Paris (5).

Un illustre savant dit que l'évêque de Paris n'avait pas acquis par ses travaux philosophiques le droit de censurer si hautement ceux d'autrui; mais, ajoute Daunou, les personnages qui ont peu

(1) Bibliotheca Maxima Patrum, T. XXV, p. 329. — Bulaeus, Historia Universitatis Parisiensis, T. III, p. 177.

(2) Renan, Averroès, p. 243, s.

(3) Renan, ib., p. 184, ss.

(4) S. Thomas, De unitate intellectus contra Averroistas (Op., T. XVII, p. 97, vo; 104, vo). Renan, ib., p. 190.

(5) Bibliotheca Maxima Patrum, T. XXV, p. 330. - Bulaeus, Historia Universitatis Parisiensis, T. III, p. 433.

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