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un savant historien de la philosophie : Ritter n'admet pas que les nominalistes du quatorzième siècle aient été les précurseurs des libres penseurs (1). Les contemporains avaient un instinct plus vrai de la mission des philosophes, en les appelant des novateurs (1). Ce qui se passa au quinzième siècle prouve que l'accusation était fondée. Pierre d'Ailly se plaint que la théologie était désertée, que les théologiens ne s'occupaient que d'études séculières (3). Et quel système dominait dans les écoles de philosophie? On dédaignait l'autorité de la tradition, on y préférait la raison à l'Écriture Sainte("): c'était le rationalisme en plein.

Cette coexistence, moitié hypocrite, moitié sincère de la religion et de la philosophie, continua pendant des siècles. Si dans le principe, il pouvait y avoir sincérité dans la transaction entre la raison et la foi, il est impossible qu'après une expérience séculaire la libre pensée et la théologie puissent encore croire à une paisible neutralité. La philosophie a porté de trop rudes coups à la foi, pour que la foi ne voie pas en elle une ennemie ouverte ou cachée. Quand elle était maîtresse, la théologie envoyait les libres penseurs au bûcher; les philosophes ne l'oublieront pas. Pourquoi donc maintenir au dix-neuvième siècle une trève dans laquelle aucune des parties ne peut être de bonne foi? Cependant une école philosophique qui domine dans un pays illustré par les libres penseurs, a repris la distinction entre la foi et la science comme un drapeau à l'abri duquel la raison et la religion peuvent vivre en bonne intelligence. Cette bonne intelligence permet à la vérité aux philosophes de porter des cierges dans les processions, de se découvrir devant le Saint Sacrement et d'écrire de belles phrases en l'honneur du

(1) Ritter, Geschichte der christlichen Philosophie, T. III, p. 160.

(2) Louis XI, dans l'édit de 1473, porté contre les nominalistes, les appelle doctores renovatores.

(3) D'Ailly, dans Launoi, De varia Aristotelis fortuna, c. 6.

(4) Clemangis, ib., c. 6 : « Nunc autem plerosque videmus scholasticos sacrarum inconcussa testimonia scripturarum tam tenuis æstimare momenti, ut ratiocinationem ab auctoritate ductam velut inertem et minime acutam, sibilo ac subsannatione irrideant, quasi sint majoris ponderis, quæ phantasia humanæ imaginationis adinvenit. >>

christianisme; mais elle ne fait illusion à personne. Elle abaisse la raison, en ne lui laissant qu'une demi-liberté; elle conduit à la philosophie de la peur, et la peur des philosophes donne des forces à l'Église, ennemie éternelle de la libre pensée. Ne nous forgeons pas des chaînes à nous-mêmes; acceptons plutôt la lutte franche et ouverte. Tout en avouant que la foi et la raison ont des domaines différents, reconnaissons avec Leibnitz qu'il n'y a qu'une vérité, qu'il ne peut pas y avoir une vérité de foi différente d'une vérité philosophique. Il y a donc opposition nécessaire entre une religion qui prétend dépasser la raison et la philosophie. Nous n'avons pas à craindre le résultat de la lutte la victoire restera à la raison, c'est-à-dire à la philosophie.

S V. Les Sceptiques.

No 1. Influence de la méthode scolastique sur le scepticisme.

Le doute est dans la nature de l'esprit humain; dès que l'homme pense, il doute, car il n'aperçoit jamais la vérité entière; il y a toujours une part d'erreur dans la vérité telle que la conçoit un être imparfait, il y a donc toujours lieu au doute. Le moyen-âge n'aurait-il pas douté? Ceux qui sont fanatiques d'un passé qu'ils ignorent, voudraient bien faire cet honneur à nos ancêtres; ils ne s'aperçoivent pas que leur éloge implique une ignominie; en effet, dire que le moyen-âge n'a pas douté, c'est dire qu'il n'a pas pensé. La plus ferme croyance n'empêche pas le doute, mais elle aide à le vaincre. Aux yeux des hommes de foi le doute est une inspiration du démon; c'est sous cette forme, si l'on peut ainsi parler, qu'on le rencontre d'abord au moyen-âge; ceux qui en sont tourmentés, le repoussent par la prière et les mortifications (1). Quelquefois un miracle vient à leur aide (2); mais qu'arrivera-t-il quand il n'y aura plus de miracles pour dissiper les doutes?

(1) Voyez la confession d'un moine du onzième siècle dans D'Achery, Spicileg., T. IV, p. 109.

(2) Une jeune religieuse doutait de l'existence de Jésus-Christ, des anges et

Le doute ne resta pas un sentiment individuel, isolé; grâce à la méthode des philosophes scolastiques, il devint une tendance générale des penseurs. La scolastique marchait toujours appuyée sur des autorités, sur l'Écriture Sainte, les Pères de l'Église et les philosophes anciens. Comme ces témoignages concordaient rarement, il s'ouvrait un vaste champ à la dialectique. Il y avait sur les points principaux du dogme catholique un pour et un contre, et chaque opinion avait pour elle des noms plus ou moins imposants. Abelard mit ces témoignages en regard dans son fameux recueil intitulé Oui et Non. Tous les scolastiques procédaient de la même manière. Aucune vérité, quelque éclatante qu'elle fût, n'était à l'abri de cette controverse c'est ainsi qu'on voit dans saint Thomas une série d'arguments contre l'existence de Dieu. A quoi devait aboutir une pareille méthode? Abélard dit que le doute est le moyen d'arriver à la vérité : à la vérité philosophique, oui; mais le doute appliqué à la vérité révélée conduit au scepticisme plutôt qu'à la foi. A force de balancer les raisons pour et contre, l'esprit restait indécis, et trouvait que toutes les opinions étaient également probables. Il en résulta que le fond même du dogme devint incertain. Cela était d'autant plus inévitable, que les arguments allégués en faveur de la foi n'étaient le plus souvent que des autorités, tandis que les objections étaient puisées dans la raison : la raison finit par l'emporter sur l'autorité.

Le traité d'Abélard sur le Oui et le Non épouvanta les croyants, et non sans motif: donner des arguments contre les dogmes aussi bien qu'en leur faveur, n'était-ce pas dire que la vérité et l'erreur sont également plausibles? Gautier de Saint Victor se fit l'organe de ces craintes; ses invectives contre les philosophes sont un vrai cri d'alarme. Le titre de son pamphlet est un acte d'accusation « Contre les hérésies manifestes et condamnées par les conciles que les sophistes Abelard, Lombard, Pierre de Poitiers et Gilbert de la Porrée enseignent dans leurs livres de sentences. »

du paradis. L'abbé ordonna des prières pour la sœur, et voilà que l'âme de la religieuse sortit de son corps et vit Jésus-Christ et les anges dans le ciel (Cæsar. Heisterbachens., Dialog., IV, 39).

Gautier reproche aux dialecticiens d'affaiblir la foi : « On ne sait plus, dit-il, ce qui est vérité et ce qui est erreur; une seule et même chose paraît tout ensemble vraie et fausse. Si l'on écoute ces raisonneurs, on ne sait s'il y a un Dieu ou non, si Jésus-Christ est homme ou non, que dis-je? on ne sait même plus s'il y a un Christ. Et il en est de même de tous les articles de notre foi. » C'en est fait du catholicisme, s'écrie notre docteur, si cette philosophie l'emporte, car elle réunit en elle toutes les hérésies (1).

Gautier de Saint Victor ne fut pas écouté, bien que ses craintes fussent partagées par le clergé (2). Le mal qu'il dénonçait était inhérent à la scolastique : la philosophie était conduite au doute et à la négation, par cela seul qu'elle se servait de la raison pour justifier des dogmes qui contrarient la raison. Dès le treizième siècle, il y avait un scepticisme systématique (5). Roger Bacon, tout en ne partageant pas ces doutes, avouait qu'au point de vue de la raison, le christianisme pouvait être combattu aussi bien que les autres religions (). L'esprit humain était sur la pente de l'incrédulité, et il n'y avait aucun moyen de l'arrêter.

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Il n'y a pas un seul dogme catholique qui ne soit plus ou moins en opposition avec la raison. Ne nous étonnons donc pas si des raisonneurs de profession émirent des doutes sur les croyances fondamentales du catholicisme. Le dogme de la Trinité était fait pour tenter leur esprit spéculatif; mais toute interprétation philosophique

(1) Bulaeus, Historia Universitatis Parisiensis, T. II, p. 402, 553.

(2) Étienne, évêque de Tournai au douzième siècle, écrit au pape Célestin III: Disputatur publice contra sacras constitutiones de incomprehensibili deitate, le incarnatione verbi... Individua Trinitas in triviis secatur et discerpitur, ut ot jam sint errores quot doctoros, tot scandala, quot auditoria, tot blasphemiæ, uot plateæ » (Gieseler, Kirchengeschichte, T. II, 2, § 73, note hh, p. 406). (3) Henri de Gand combat le scepticisme (Summa, Prolog. and, p. 147).

Huet, Henri de

(4) Roger Bacon, Opus Majus, p. 41: « Ex lege disputationis possunt negari mnia quæ in lege Christi sunt, sicut Christiani negant ea quæ in aliis legibus ontinentur. »

de la Trinité conduit à l'hérésie, parce que l'incarnation du Fils de Dieu est inconciliable avec les lois de la nature. On sait que Roscelin, Abelard et Guillaume de la Porrée furent condamnés pour avoir enseigné des opinions hétérodoxes sur la Trinité. Chose singulière, ceux qui accusaient les autres d'erreur n'étaient guère plus heureux quand ils essayaient d'approfondir le mystère. C'est ce qui arriva à l'abbé Joachim; il écrivit un livre contre la théorie de Pierre Lombard, mais la doctrine du saint abbé fut trouvée tout aussi peu orthodoxe et condamnée par le concile de Latran. Le treizième siècle, l'âge d'or de la scolastique, fut fécond en hérésies sur la Trinité. Les plus grands théologiens n'étaient pas à l'abri de tout reproche. Duns Scot, le docteur subtil, une des lumières de la scolastique, fut accusé de renouveler les propositions de Guillaume de la Porrée. Saint Thomas convainquit un chancelier de l'Université de s'être trompé dans sa Somme théologique sur les trois personnes de la Trinité ('); mais l'Ange de l'École lui-même échoua dans l'explication d'un mystère inexplicable. Un philosophe moderne dit que la doctrine de saint Thomas est identique au fond avec l'hérésie de Sabellius (2).

En réalité, la Trinité chrétienne se résume dans la divinité du Christ, c'est-à-dire dans une impossibilité philosophique. C'est la divinité de Jésus-Christ qui est le vrai fondement du christianisme. Qui s'attendrait à la voir attaquée au moyen-âge par des arguments dont se servent aujourd'hui les unitairiens? Ce furent d'obscurs moines qui firent cette remarque très simple: « Si Jésus-Christ est réellement Dieu, comment se fait-il qu'il ne se soit jamais proclamé tel? Pierre le Vénérable écrivit une longue lettre pour éclairer les religieux qui lui avaient soumis leurs scrupules; il s'en prend, comme d'habitude, à l'inspiration du diable. L'argument n'était pas très décisif. Il est vrai que l'abbé cite des paroles de JésusChrist qui, selon lui, attestent sa divinité; mais les moines avaient lu et relu ces passages et n'y avaient pas vu ce que l'abbé de Cluni

(1) D'Argentré, Collectio judiciorum, T. I, p. 120, 285, 122.

(2) Rémusat, Abélard, T. II, p. 381

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