Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

S IV. Les Nominalistes et les Réalistes.

L'on sait qu'il y a deux courants d'idées dans la philosophie du moyen-âge, le nominalisme et le réalisme : « Le nom de réalistes, dit un historien de la scolastique, a été donné dès le douzième siècle, aux philosophes qui, voyant dans l'unité suprême l'origine substantielle, le suppôt, le sujet de tous les nombres subalternes, semblaient réaliser une pure abstraction. On appelait nominalistes, les philosophes qui, sans contester les rapports, les similitudes naturelles des choses numérables, niaient toutefois qu'il y eût entre elles identité de substance, et paraissaient ainsi réduire à des noms tout ce qui se dit généralement des choses » (1). Le nominalisme fait son apparition dans le monde philosophique, en même temps que la féodalité dans le monde social; l'individualisme qui domine dans le régime féodal, règne aussi dans le nominalisme; logiquement celui-ci conduit à l'isolement, de même que la féodalité. Le réalisme au contraire répond au génie catholique, génie de l'unité, de l'universalité, mais menaçant d'absorber tout ce qui est individuel : les réalistes conséquents attribuent l'essence des choses aux universaux et réduisent l'individu à un simple accident. On ne peut pas dire que les philosophes et les théologiens aient tous arboré l'un ou l'autre drapeau, mais les tendances de l'une et de l'autre école se trouvent chez tous. Eh bien, le nominalisme et le réalisme sont également hostiles à la doctrine chrétienne; preuve évidente que la philosophie, par cela seul qu'elle est philosophie, est inconciliable avec le christianisme.

Le premier philosophe qui professa le nominalisme, Roscelin, appliqua sa doctrine à l'explication de la Trinité, mais en voulant l'expliquer, il la dénatura : « Ou les trois personnes de Dieu, dit-il, existent chacune individuellement et séparément, n'ayant entre elles que l'identité de volonté et de puissance; ou bien les trois personnes ne font qu'un seul Dieu, et dans ce cas Dieu seul existe sans distinction de personnes, et il agit tout entier quand il

(4) Hauréau, De la philosophie scolastique, T. I, p. 40.

agit, de sorte qu'il faudrait dire que le Père et le Saint Esprit ont dù s'incarner quand le Fils s'est incarné. Or, cette dernière hypothèse est absurde; donc il faut adopter la première et admettre que les trois personnes sont trois êtres distincts, et pour ainsi dire trois dieux »(). L'erreur de Roscelin tient au nominalisme; elle en est en quelque sorte l'expression théologique. Le principe fondamental des nominalistes est que rien n'existe qui ne soit individuel, c'est-à-dire un; de là suit qu'il ne peut y avoir qu'un Dieu, sans distinction de personnes, ou que les trois personnes forment trois dieux. L'Église aperçut le danger; Roscelin fut condamné au concile de Compiègne (1092). Un des grands penseurs du moyen-âge nous dira quelle était la gravité du débat. Saint Anselme reproche à Roscelin d'enseigner le trithéisme; en effet dès que les trois personnes divines ne forment pas une unité, il y a trois dieux, ce qui est la négation du christianisme (*). Les accusations d'Anselme retombaient sur le nominalisme : « La pensée des nominalistes, dit-il, est tellement enveloppée dans des imaginations corporelles, qu'elle ne peut distinguer les objets que l'intelligence seule aperçoit. Or, dès que l'on ne reconnaît d'autres réalités que celles qui tombent sous les sens, et que l'on n'admet comme existant que ce qui est individuel, comment comprendrait-on que les trois personnes de la Trinité, dont chacune est Dieu, ne constituent qu'une seule et même divinité? comment comprendrait-on que le Verbe est devenu homme sans prendre la personne humaine? »(3) Ainsi l'Incarnation tombait avec la Trinité comme le dit énergiquement un docteur scolastique, le nominalisme réduisait en cendres les ossements du Christ ().

Saint Anselme avait raison dans ses attaques contre le nominalisme. Leibnitz dit que la secte des nominaux s'accordait le mieux avec la philosophie de son temps. Or, quel est l'esprit qui caractérise la philosophie moderne? Il suffit de nommer Bacon et Locke,

(4) Cousin, Abélard, Introduction, p. 95.

(2) Anselmus, De fide Trinitatis, c. 3, p. 43.

(3) Ibid., c. 2, p. 42.

(4) Hildebert de Lavardin, dans Hauréau, T. I, p. 221.

que l'on désigne comme nominalistes, pour constater les tendances antichrétiennes du nominalisme; dans ses dernières conséquences, il aboutit au matérialisme et à l'incrédulité, témoins Hobbes et Hume qui sont également des nominalistes.

Voilà l'une des écoles de la scolastique condamnée comme hostile au christianisme. On s'attendrait à ce que la doctrine de l'adversaire du nominalisme fût en harmonie avec l'orthodoxie catholique, et en apparence il en était ainsi, puisque Anselme le réaliste fut placé parmi les saints. Mais l'Église, en protégeant le réalisme, ne se doutait pas qu'elle nourrissait un ennemi tout aussi dangereux que le nominalisme. Le réalisme absolu conduit au panthéisme, c'est-à-dire à la négation la plus radicale de la religion chrétienne. Déjà au moyen-âge on a aperçu l'identité du réalisme et des erreurs panthéistiques ('); les écrivains modernes l'ont prouvée avec la dernière évidence (2). Il en résulte que des penseurs chrétiens, des saints, ont professé la doctrine de Spinoza; saint Anselme et saint Thomas sont panthéistes aussi bien que Guillaume de Champeaux, évêque de Châlons, et les cordeliers Alexandre de Halès et Scot (5). Cela semble un paradoxe et presque une calomnie; cependant cela est vrai, en ce sens du moins que leur philosophie est, comme dit Bayle, un spinozisme non développé.

Il est inutile de dire que les philosophes qui professaient le réalisme, n'apercevaient pas les conséquences de leur système philosophique; ils se croyaient parfaitement orthodoxes. Mais la bonne foi des penseurs n'empêche pas le danger de leurs doctrines; elle l'augmente plutôt. L'Église condamna Abélard, malgré sa bonne foi; elle fut forcée également de condamner le réalisme. Les erreurs qu'il recèle se développèrent fatalement, comme la semence déposée en terre produit la plante qu'elle renferme en essence. Au commencement du treizième siècle, le panthéisme était enseigné dans toute sa rigueur par des clercs qui sortaient des écoles de Paris.

(1) Rousselot, Études sur la philosophie au moyen-âge, T. III, p. 325–328. (2) Hauréau, De la philosophie scolastique, T. I, p. 44, 426-430; T. II, p. 500-502. (3) Hauréau, ib., T. I, p. 204, 334, 233; T. II, p. 351-353; T. I, p. 426-430. Rousselot, T. III, p. 21-27.

Amaury de Bène et ses disciples professaient que tout est un, que tout ce qui est, est Dieu, que Dieu est l'essence de toutes les créatures, et que toutes les créatures retournent en Dieu. Ces penseurs téméraires furent livrés aux flammes comme hérétiques; on alla jusqu'à exhumer les ossements d'Amaury comme indignes de reposer dans une terre bénite('). Cependant, d'après le témoignage d'un moine qui s'applaudit de leur supplice, les coupables étaient des personnages de mœurs graves et pures (2). Ce n'étaient donc pas les hommes qu'on voulait punir, mais des hérésies philosophiques; celles-ci parurent si funestes, que le concile général de Latran de 1215 crut devoir renouveler la condamnation dans les termes les plus violents: il déclara que le père du mensonge avait tellement aveuglé l'esprit d'Amaury, que sa doctrine devait passer pour insensée plutôt que pour hérétique (3).

I a condamnation des panthéistes du treizième siècle offre plus d'un enseignement. Aujourd'hui que la liberté de penser est inscrite dans nos constitutions, l'Église est obligée de transiger avec les libres penseurs; ses défenseurs prétendent même qu'elle n'a jamais poursuivi la liberté de penser. La sanglante punition des panthéistes est une réponse à ces sophismes : « Leurs erreurs, dit Daunou, n'étaient que des rêveries; l'erreur la plus irréligieuse est de croire qu'on serve Dieu et la vérité, en immolant ceux qui ont le malheur de les connaître mal» (). Le panthéisme condamné au treizième siècle n'était autre chose que le réalisme poussé dans ses dernières conséquences. Voilà donc les deux grands systèmes philosophiques qui partageaient les esprits au moyen-âge, le nominalisme et le réalisme, successivement réprouvés par l'Église. Dira-t-on encore après cela que le catholicisme est compatible avec la philosophie? Nous allons voir quelle est la liberté que l'Église laissait aux philosophes. Vers le milieu du treizième siècle, un légat du pape défendit aux dialecticiens de s'occuper de théologie et aux théolo

(1) Mansi, T. XXII, p. 801, ss. - Hauréau, T. I, p. 403, ss.

(2) Roberti Monachi Chronologia, ad a. 1240.

(3) Concil. Lateran., a. 1215, c. 2 (Mansi, T. XXII, p. 986).

(4) Daunou, dans l'Histoire littéraire de la France, T. XVI, p. 590.

giens de traiter des questions philosophiques, attendu que la confusion de la philosophie et de la théologie produisait tous les jours de nouvelles erreurs ('). Un concile renouvela la défense : les questions purement théologiques furent exclues de l'enseignement philosophique quant aux questions de philosophie qui touchaient à la théologie, elles devaient être décidées dans le sens orthodoxe : il n'était pas même permis de lire des passages ni de citer des autorités contraires à la foi (2). Tel est le rôle auquel l'Église voulait rabaisser la philosophie! Au treizième siècle, elle crut sans doute avoir vaincu la libre pensée; elle ne se doutait pas qu'en mettant au grand jour l'incompatibilité de la philosophie et du dogme, elle compromettait le dogme et non la philosophie. Il est bien vrai que pour le moment elle était maitresse; mais tout ce qu'elle y gagna, ce fut que les philosophes eurent recours à un système d'hypocrisie et de restrictions mentales, pour échapper aux entraves du dogme et aux persécutions de l'Église.

Les nominalistes, ces premiers nés parmi les ennemis du Christ, acceptèrent le rôle que l'Église leur imposait; ils déclarèrent que la raison était impuissante à comprendre les mystères de la théologie; ils écartèrent les questions de foi comme n'étant pas de la compétence de la philosophie (3). C'était proclamer la séparation de la philosophie et de la théologie, de la raison et de la foi. Mais à qui devait profiter le divorce? L'Église espérait-elle que l'humanité allait délaisser la liberté de penser pour les chaînes de l'orthodoxie? Grande eût été son erreur. Les nominalistes poursuivirent leur chemin; pour se mettre à couvert des bûchers, ils disaient qu'il y avait deux ordres de vérités, les vérités naturelles et les vérités révélées, et que les philosophes n'étaient pas tenus de conclure comme les théologiens (4). C'était faire la guerre au dogme sous le voile du respect et de la soumission à la foi. L'apparence a trompé

(1) D'Argentré, Collectio judiciorum, T. I, p. 158. (2) D'Argentré, I, 173. - Bulæus, Historia Universitatis Parisiensis, T. III, p. 398.

(3) Hauréau, De la philosophie scolastique, T. II, (4) Robert Holkot, dans Hauréau, T. II, p. 479.

p. 487.

« ZurückWeiter »